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Une histoire postcoloniale de l’Afrique ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 par Monaville

juillet 2010

Le par­cours de la « biblio­thèque (post)coloniale » sur l’his­toire de l’A­frique montre la richesse des études en ce domaine. Néan­moins, les efforts pour don­ner une autre vision de cette his­toire peuvent encore être pour­sui­vis. En inter­ro­geant leurs pra­tiques de recherche et d’é­cri­ture, mais éga­le­ment l’his­toire de leur dis­ci­pline et de ses ins­ti­tu­tions, ain­si que la nature de leur dis­cours, les afri­ca­nistes peuvent contri­buer à créer les condi­tions pour pous­ser plus loin la déco­lo­ni­sa­tion de l’his­toire afri­caine — au-delà des limi­ta­tions des études post­co­lo­niales. Une his­toire à la fois sociale et intel­lec­tuelle de la pro­duc­tion des connais­sances sur l’A­frique — laquelle est encore à ima­gi­ner — pour­rait redon­ner un élan à la cri­tique de la repré­sen­ta­tion déve­lop­pée par les études postcoloniales.

L’Orient et le sous-conti­nent indien consti­tuent les deux pôles à par­tir des­quels la cri­tique post­co­lo­niale s’est le plus épa­nouie. Les his­to­riens subal­ter­nistes et les contemp­teurs de l’orientalisme ont ain­si remis en cause la capa­ci­té des sciences sociales à créer un réel savoir sur l’Autre, à s’extraire de leur matrice colo­niale et à com­battre les effets poli­tiques de repro­duc­tion de la domi­na­tion occi­den­tale. En com­pa­rai­son, et même si, comme le sou­ligne Jean-Fran­çois Bayart, cer­tains élé­ments de cette cri­tique avaient de longue date été posés par des intel­lec­tuels de langue fran­çaise tra­vaillant sur l’Afrique, l’africanisme est demeu­ré rela­ti­ve­ment à l’écart du foi­son­ne­ment théo­rique qui a accom­pa­gné l’émergence de la thé­ma­tique post­co­lo­niale. À cet égard, les tra­vaux de V. Y. Mudimbe consti­tuent une excep­tion notable. En effet, la publi­ca­tion de son The Inven­tion of Afri­ca en 1988 — une réflexion sur l’altérité afri­caine et la pos­si­bi­li­té de son expres­sion dans un dis­cours, l’africanisme, qui reste déter­mi­né par l’ethnocentrisme colo­nial — fit date et fut l’occasion de nom­breux débats.

Mudimbe et la critique de l’ethnocentrisme

Né au Congo belge en 1941, très tôt choi­si pour embras­ser une voca­tion reli­gieuse, V. Y. Mudimbe voit sa for­ma­tion intel­lec­tuelle se dérou­ler dans le cadre monas­tique béné­dic­tin. Nour­ri de phi­lo­lo­gie et de lettres clas­siques, il s’intéressera éga­le­ment de près au mar­xisme et au struc­tu­ra­lisme lorsqu’il prend la déci­sion de quit­ter la vie reli­gieuse. Dans ses romans et ses pre­miers essais, il inter­roge la condi­tion de l’intellectuel afri­cain post­co­lo­nial. La dénon­cia­tion de l’ethnocentrisme régnant dans l’anthropologie et les sciences humaines est loin de consti­tuer son unique domaine d’intervention. Son œuvre offre un enga­ge­ment cri­tique avec, d’une part, la géné­ra­tion des pen­seurs de la négri­tude et de l’afrocentrisme et, d’autre part, les théo­lo­giens afri­cains comme Vincent Mula­go ou Alexis Kagame. S’inspirant des tra­vaux de Michel Fou­cault, il entre­prend une généa­lo­gie de l’idée de l’Afrique et, décons­trui­sant la caté­go­rie de phi­lo­so­phie afri­caine (mar­quée par l’ethnocentrisme du mis­sion­naire belge Pla­cide Tem­pels et l’imagination colo­niale de l’anthropologue fran­çais Mar­cel Griaule), il s’interroge sur la pos­si­bi­li­té de l’émergence d’un sujet africain.

En cela proche d’un Edward Said, Mudimbe voit dans l’Afrique un objet de savoir inven­té par l’Occident. Le pro­jet de l’impérialisme euro­péen ne se limite pas à une domi­na­tion poli­tique, mais se mani­feste éga­le­ment par une colo­ni­sa­tion de l’esprit. Le tra­vail du mis­sion­naire ren­voie au tra­vail du fonc­tion­naire colo­nial impré­gné d’ethnologie : tous deux créent un dis­cours sur le pri­mi­ti­visme afri­cain qui, à son tour, per­met la conver­sion reli­gieuse et la conver­sion à la moder­ni­té et au déve­lop­pe­ment colo­nial. La consti­tu­tion d’un savoir sur l’autre accom­pagne et rend pos­sible l’entreprise de la colo­ni­sa­tion. Tout le dis­cours de l’africanisme, y com­pris par les Afri­cains eux-mêmes, s’inscrit dès lors irré­duc­ti­ble­ment dans ce régime de savoir que Mudimbe appelle la biblio­thèque coloniale.

Pour cer­tains com­men­ta­teurs, la décons­truc­tion par Mudimbe de l’ethnocentrisme occi­den­tal et de la vision évo­lu­tion­niste à l’œuvre dans les sciences sociales afri­ca­nistes, sug­gère un hori­zon éman­ci­pa­teur, avec la pers­pec­tive d’une révo­lu­tion épis­té­mo­lo­gique pou­vant redé­fi­nir l’africanisme à par­tir d’un sujet afri­cain enfin auto­nome. Les mis­sion­naires et eth­no­logues euro­péens ont inven­té une Afrique racia­li­sée, conçue comme autre et infé­rieure. Un simple ren­ver­se­ment de la rai­son colo­niale (tel « l’émotion est nègre, comme la rai­son hel­lène », de Sen­ghor) n’est pas suf­fi­sant pour s’en libé­rer. Tou­te­fois, démon­ter la généa­lo­gie de ce savoir per­met d’exposer ses fon­da­tions et peut ouvrir la porte vers la créa­tion d’un nou­veau dis­cours, où ceux qui étaient jusqu’à pré­sent les objets de l’invention pren­draient désor­mais le rôle actif. Ain­si, cer­tains voient dans l’œuvre de Mudimbe une ten­ta­tive de libé­ra­tion du dis­cours afri­cain et l’affirmation d’une sub­jec­ti­vi­té nou­velle qui refu­se­rait la ten­sion dia­lec­tique entre le même et l’Autre.

Cepen­dant, la plu­part des lec­tures — et cer­tai­ne­ment celles de The Inven­tion of Afri­ca — insistent beau­coup plus sur le scep­ti­cisme pro­fond de Mudimbe. Avec le temps, son œuvre plaide moins pour un inves­tis­se­ment des sciences humaines par le sujet afri­cain que pour une entre­prise de réflexi­vi­té qui lui per­mette de mieux sai­sir le dis­cours qui le fonde en tant que sujet. Le tra­vail de Mudimbe n’indique en effet pas clai­re­ment une sor­tie du car­can colo­nial, si ce n’est une sub­ver­sion de l’africanisme qui passe par une sor­tie des sciences sociales. À cet égard, les tra­vaux his­to­riques d’un Achille Mbembe, dans les­quels les fon­de­ments mêmes de la dis­ci­pline dis­pa­raissent au pro­fit d’un ques­tion­ne­ment plus psy­cha­na­ly­tique et théo­rique qu’empirique de l’archive, se situent dans la conti­nui­té de l’iconoclasme de Mudimbe.

Mudimbe stig­ma­tise le « retard » des his­to­riens de l’Afrique face à la prise en compte de la rup­ture colo­niale (Jew­sie­wi­cki et Mudimbe, 1993). Il remet en cause l’histoire de l’Afrique telle qu’elle se fait depuis les années cin­quante. Il affirme notam­ment que la hié­rar­chi­sa­tion entre his­toire et mythe — qui est un autre mode légi­time du rap­port d’une socié­té à son propre pas­sé — reflète la dis­tinc­tion entre le civi­li­sé et le pri­mi­tif. Cette hié­rar­chi­sa­tion est le fruit de la « fas­ci­na­tion de l’Europe pour la conscience de sa propre impor­tance » et, en der­nière ins­tance, de la domi­na­tion euro­péenne sur l’Afrique (Bren­ner, 2005). Mudimbe cri­tique les pro­ces­sus d’invisibilité qui ont accom­pa­gné la mise en récit his­to­rique des socié­tés afri­caines. Dans un de ses articles cosi­gnés avec Bogu­mil Jew­sie­wi­cki (1994), Mudimbe a ain­si défen­du l’idée que l’imposition de l’historicité comme unique « lec­ture légi­time du monde » a contri­bué à une « sur­mas­cu­li­ni­sa­tion des socié­tés colo­niales » et post­co­lo­niales, niant la pos­si­bi­li­té de pen­ser les femmes comme acteurs légi­times dans les rap­ports de pouvoir.

Prendre les imaginations africaines au sérieux

L’œuvre de Mudimbe met en exergue cer­taines limites du dis­cours his­to­rique. C’est sans doute une des rai­sons pour les­quelles sa récep­tion par les his­to­riens ne va pas de soi. En par­cou­rant quelques tra­vaux d’histoire afri­caine, j’aimerais mon­trer com­ment le doute post­co­lo­nial d’un Mudimbe a été inté­gré, igno­ré, ou contour­né par la dis­ci­pline. Siaya, un des livres coécrits par David William Cohen et E.S. Atie­no Odhiam­bo, consti­tue un point de départ inté­res­sant pour explo­rer un tel ques­tion­ne­ment — l’historienne Megan Vau­ghan ayant défen­du l’idée que cet ouvrage repré­sen­tait le meilleur exemple de l’autonomie de l’historiographie afri­ca­niste vis-à-vis des théo­ri­ciens du dis­cours post­co­lo­nial et du post­mo­der­nisme. Siaya, dans le sud-est du Kenya, est le ber­ceau eth­nique des Luo. Pour Cohen et Odhiam­bo, le pay­sage de Siaya est à la base de la créa­tion d’une « nation » Luo et joue un rôle pri­mor­dial dans l’imagination et la vie quo­ti­dienne des nom­breux Luo qui ont quit­té Siaya pour la Tan­za­nie et les centres urbains d’Afrique de l’Est. En évo­quant les chan­ge­ments dans l’occupation de la terre, dans la topo­ny­mie, dans la mise en ordre du ter­ri­toire, Cohen et Odhiam­bo retracent la longue his­toire des débats et des négo­cia­tions menés par les Luo à pro­pos du pay­sage de Siaya. À tra­vers ces débats et toutes les confi­gu­ra­tions de l’histoire et des mémoires aux­quelles ils don­nèrent lieu — puisqu’établir une auto­ri­té sur la connais­sance du pas­sé est néces­saire pour affir­mer un contrôle sur la terre et le pay­sage —, le sens d’une iden­ti­té com­mune Luo s’est consti­tué et a évo­lué. Siaya annonce les tra­vaux ulté­rieurs de Cohen et Odhiam­bo sur la pro­duc­tion de l’histoire, dans les­quels il est ques­tion de sai­sir l’intelligence des méca­nismes de consti­tu­tion d’un savoir sur le pas­sé, et non plus de recons­ti­tuer ce passé.

Sans négli­ger l’importance de la péné­tra­tion du capi­ta­lisme au Kenya et des dis­cours colo­niaux bri­tan­niques, Cohen et Odhiam­bo par­viennent à pla­cer au centre de leur étude le propre dis­cours des Luo sur eux-mêmes. Asante Iden­ti­ties, de T.C. McCas­kie offre un autre exemple de ce type d’approche. Dans cet ouvrage, McCas­kie conteste expli­ci­te­ment les études post­co­lo­niales qui voient dans le XXe siècle un moment de rup­ture. Son livre porte sur l’histoire d’un vil­lage Asante, Adee­be­ba, entre 1850 et 1950. McCas­kie montre l’évolution des concep­tions des habi­tants de ce vil­lage sur leur propre com­mu­nau­té, sur leurs iden­ti­tés, sur la repro­duc­tion de leur mode de vie dans un monde en mou­ve­ment. À tra­vers ce siècle d’histoire, McCas­kie démontre le déve­lop­pe­ment de l’individualisme aux dépens de la com­mu­nau­té comme base à l’identité et au déve­lop­pe­ment de soi des habi­tants d’Adeebeba. Si l’instauration du régime colo­nial à la fin du XIXe siècle peut expli­quer l’apparition de nou­velles ten­sions entre indi­vi­dua­lisme et com­mu­nau­té, McCas­kie montre que ces évo­lu­tions ont des bases plus anciennes — et s’expliquent notam­ment par la moné­ta­ri­sa­tion de la socié­té Asante, qui pré­cède la colo­ni­sa­tion for­melle par les Bri­tan­niques. Pour McCas­kie, tous les déve­lop­pe­ments colo­niaux sont liés à des don­nées struc­tu­relles de la socié­té pré­co­lo­niale. Au lieu de l’image de la rup­ture, McCas­kie pré­sente la colo­ni­sa­tion comme une méta­mor­phose du pas­sé. Contre les visions pré­sen­tistes de l’Afrique post­co­lo­niale, il est donc essen­tiel de com­prendre le pas­sé des socié­tés afri­caines et leur longue durée. Une idée-force du livre est que le colo­nia­lisme a ren­du pos­sible la moder­ni­té de la socié­té Asante, mais sans en pré­dé­ter­mi­ner et sans en écrire les effets.

À la suite de tra­vaux tels que ceux de Cohen et Odhiam­bo ou de McCas­kie, et pas­sant outre le pes­si­misme de Mudimbe, l’historiographie afri­ca­niste a pris au sérieux les mots des Afri­cains pour com­prendre leurs his­toires au cours du XXe siècle. Pour ces his­to­riens, il est pos­sible de récu­pé­rer un lan­gage ver­na­cu­laire qui, bien qu’il porte les traces de la colo­ni­sa­tion, témoigne des pra­tiques de bri­co­lage et d’autodétermination de leurs iden­ti­tés et de la construc­tion de leurs sub­jec­ti­vi­tés par les Afri­cains eux-mêmes (Hunt, 1999). La prise en compte de l’imagination et des éco­no­mies morales comme base au bri­co­lage de l’ethnicité dans l’Afrique colo­niale et post­co­lo­niale a été déter­mi­nante dans le déve­lop­pe­ment de ce cou­rant his­to­rio­gra­phique (Lons­dale, 1992). Paral­lè­le­ment, les his­to­riens sont de plus en plus nom­breux à se tour­ner vers les sources écrites par les Afri­cains eux-mêmes, et cela joue un rôle fon­da­men­tal dans la nou­velle his­to­rio­gra­phie de la construc­tion des sub­jec­ti­vi­tés afri­caines (Bar­ber, 2006).

Penser la longue durée et les interdépendances

Les his­to­riens et anthro­po­logues qui se sont pen­chés sur la pro­duc­tion de l’histoire par les Afri­cains, sur leur ima­gi­na­tion morale et sur l’engendrement de leurs iden­ti­tés ont répon­du, en quelque sorte, aux lec­tures les plus radi­cales des études post­co­lo­niales, qui pou­vaient faire croire à l’impossibilité d’accomplir une telle tâche. Cepen­dant, ces his­to­riens peuvent éga­le­ment être rap­pro­chés des théo­ri­ciens post­co­lo­niaux. Dans une ana­lyse très dif­fé­rente de celle de Megan Vau­ghan, Jan Van­si­na a asso­cié, quant à lui, les tra­vaux de David Cohen et ceux de V. Y. Mudimbe comme les plus repré­sen­ta­tifs de ce qui repré­sente, à ses yeux, le tour­nant post­mo­derne de l’historiographie africaniste.

His­to­rien fécond, dont le tra­vail a cou­vert l’ensemble de l’Afrique cen­trale et dif­fé­rentes périodes de son his­toire, Van­si­na béné­fi­cie d’une renom­mée par­ti­cu­lière pour sa contri­bu­tion sur les sources orales. Au-delà des approches tex­tuelles et méta­nar­ra­tives de l’histoire, il plaide pour la pro­duc­tion d’une connais­sance posi­tive du pas­sé et de la longue durée des socié­tés afri­caines. Par exemple, son Paths in the Rain­fo­rest est une étude de ce qu’il appelle la tra­di­tion des peuples de la forêt équa­to­riale, c’est-à-dire les conti­nui­tés et les trans­for­ma­tions de leurs formes cultu­relles, sur une période de plu­sieurs mil­liers d’années. Recons­ti­tuée à par­tir des sources orales, de la lin­guis­tique com­pa­rée et des don­nées archéo­lo­giques, cette tra­di­tion équa­to­riale est com­po­sée de concepts cos­mo­lo­giques et d’«orientations cog­ni­tives » asso­ciées aux rituels de pou­voir. Elle est notam­ment mar­quée par le per­son­nage de l’homme fort et une orga­ni­sa­tion sociale autour de la « mai­son » (l’unité de base de la socié­té pré­co­lo­niale, consti­tuée par l’accumulation de dépen­dants — femmes, esclaves, enfants — autour du « big man »). Si cette tra­di­tion évo­lue à tra­vers le temps, elle reste unique, car sa logique per­met d’accommoder le chan­ge­ment et l’adaptation sans créer de rup­ture. C’est seule­ment en rai­son des chan­ge­ments qui se mettent en place dans la fou­lée de la conquête colo­niale que cette tra­di­tion mil­lé­naire sera inter­rom­pue. Le tour de force de Van­si­na est donc de recou­rir au concept de tra­di­tion pour contes­ter le sté­réo­type qui voyait dans l’Afrique pré­co­lo­niale un ensemble de socié­tés immo­biles. Cette tra­di­tion équa­to­riale unique consti­tue à ses yeux la preuve de l’existence d’une civi­li­sa­tion réelle en Afrique centrale.

Proche à de nom­breux égards de Van­si­na, Ste­ven Feier­man consi­dère que l’historiographie qui traite de l’hybridité des construc­tions iden­ti­taires dans l’Afrique colo­niale et post­co­lo­niale est inca­pable de rendre compte des spé­ci­fi­ci­tés his­to­riques afri­caines. À ses yeux, ce cou­rant his­to­rio­gra­phique contri­bue à diluer le pas­sé des socié­tés afri­caines dans une his­toire glo­bale de la ren­contre entre le capi­ta­lisme et ses « autres ». Afin de ne plus repro­duire l’invisibilité et la mar­gi­na­li­sa­tion des ratio­na­li­tés afri­caines qui ont été opé­rées par la colo­ni­sa­tion, Feier­man en appelle à la consti­tu­tion d’histoires régio­nales sur la très longue durée, arti­cu­lées sur des caté­go­ries auto­nomes et non impo­sées depuis l’extérieur, telle que celle des cultes de gué­ri­sons publiques qui ont asso­cié dimen­sions reli­gieuse et poli­tique pen­dant plu­sieurs mil­liers d’années en Afrique de l’Est. Selon Feier­man, l’écriture de telles his­toires régio­nales afri­caines sur la longue durée consti­tue une réponse adé­quate au ques­tion­ne­ment de l’africanisme par Mudimbe, et notam­ment au pro­blème de l’universalisme colo­nial et de son effa­ce­ment de la différence.

De son côté, Van­si­na insiste sur l’idée d’une rup­ture colo­niale, même s’il ne la consi­dère pas comme une bar­rière à la consti­tu­tion d’un savoir sur les socié­tés anciennes de l’Afrique. Moins conci­liant à l’égard de l’approche de Mudimbe, il s’en prend au para­digme de l’invention, qui mar­gi­na­lise les ten­ta­tives de com­prendre et d’accéder à ce que fut la tra­di­tion précoloniale.

Outre les tra­vaux de Mudimbe, ce sont les tra­vaux de Terence Ran­ger sur l’invention des tra­di­tions et des cou­tumes en Afrique qui sont visés de la sorte. Le tra­vail de Ran­ger traite de la mani­pu­la­tion des cou­tumes, de leur réi­fi­ca­tion au début de l’époque colo­niale. Il cherche à réins­crire la cou­tume afri­caine dans l’histoire et en dehors du temps figé, en mon­trant com­ment le colo­nia­lisme a pro­duit de nou­velles iden­ti­tés et de nou­velles caté­go­ries nor­ma­tives qui ont refa­çon­né les conflits à l’intérieur des socié­tés afri­caines (entre jeunes et vieux, hommes et femmes, etc.). Le motif de l’invention chez Ran­ger est au ser­vice d’une cri­tique moins radi­cale que chez Mudimbe. Le pre­mier, d’ailleurs, est reve­nu sur ses hypo­thèses ini­tiales — en recon­nais­sant notam­ment ne pas avoir accor­dé une place assez signi­fi­ca­tive au rôle actif joué par les Afri­cains dans les pro­ces­sus d’invention. Il s’est ain­si ali­gné aux côtés d’un groupe d’historiens de l’Afrique qui ont défen­du l’idée que les tra­di­tions n’étaient pas de simples inven­tions colo­niales, mais qu’elles avaient été réin­ter­pré­tées, démon­tées et réas­sem­blées autant par les colo­ni­sa­teurs que par les colo­ni­sés — d’une cer­taine façon, Ran­ger acquiesce à l’argumentaire de McCas­kie, Cohen et Odhiam­bo sur l’imagination morale.

Ce cou­rant his­to­rio­gra­phique passe donc outre la cri­tique cir­cu­laire de Mudimbe, tout comme il n’adhère pas tota­le­ment aux efforts de la recherche d’histoire régio­nale authen­tique à la Van­si­na et Feier­man. Tou­te­fois, il montre que l’invention colo­niale ne se fit pas dans le vide, mais à par­tir de concep­tions indi­gènes ancrées dans un pas­sé et à tra­vers une inter­dé­pen­dance intel­lec­tuelle entre colo­ni­sa­teurs et colo­ni­sés. Dès lors, si la consti­tu­tion de la biblio­thèque colo­niale est le fruit d’une inter­ac­tion et non d’une impo­si­tion, si les colo­ni­sés ont eu un impact déci­sif sur sa consti­tu­tion, il en résulte un rap­port très dif­fé­rent à l’archive des sciences sociales. Ain­si, les his­to­riens contem­po­rains revi­sitent désor­mais l’apport et la contri­bu­tion des afri­ca­nistes des géné­ra­tions anté­rieures avec plus d’empathie.

L’anthropologue amé­ri­cain Andrew Apter a arti­cu­lé, de façon convain­cante, cette cri­tique de la vision d’une biblio­thèque colo­niale tota­li­taire. À ses yeux, la décons­truc­tion post­co­lo­niale a por­té ses fruits en dénon­çant la rhé­to­rique raciste à l’œuvre dans le dis­cours afri­ca­niste, la cen­tra­li­té du tri­ba­lisme et des modèles évo­lu­tion­nistes, ain­si que la recherche de l’authenticité pri­mi­tive, comme un ensemble d’inventions de l’ethnocentrisme occi­den­tal. Cepen­dant, cette école décons­truc­tion­niste s’est mon­trée inca­pable de sor­tir de son dis­cours sur cette construc­tion idéo­lo­gique. Pour Apter, ce que Mudimbe appelle la « gnose », l’ensemble des savoirs afri­cains qui échappent à la logique colo­niale, peut être étu­dié par les sciences sociales sans pour autant être trans­for­mé en fic­tions. Au lieu de les consi­dé­rer comme des tra­di­tions fixes, immo­biles et réi­fiées, comme c’est sou­vent le cas dans le dis­cours post­co­lo­nial, il s’agit de les appro­cher comme des espaces mou­vants de débats et de per­for­mances. Dans ce contexte, les tra­vaux des afri­ca­nistes qui ont été mar­qués par la pen­sée colo­niale res­tent utiles, en ceci que, même s’ils se trompent sur la signi­fi­ca­tion de la gnose afri­caine, ils offrent des élé­ments d’observation essen­tiels sur son fonc­tion­ne­ment. Pour Apter, la consé­quence ultime du pes­si­misme de Mudimbe est de nier les voix afri­caines, dont il pré­tend pour­tant opé­rer la libé­ra­tion, et d’ainsi répé­ter la logique colo­niale de néga­tion de l’Autre.

Décoloniser l’histoire

Le posi­tion­ne­ment des his­to­riens de l’Afrique par rap­port au débat post­co­lo­nial varie en fonc­tion des thé­ma­tiques trai­tées et de leur lec­ture des textes des études post­co­lo­niales. Sans en avoir cau­tion­né toutes les hypo­thèses, les his­to­riens n’ont pas igno­ré ou écar­té ces tra­vaux. Au contraire, cer­tains his­to­riens sont entrés dans un enga­ge­ment cri­tique et pro­duc­tif avec les études post­co­lo­niales et la cri­tique de l’africanisme. La vague de soup­çon sur la nature colo­niale per­sis­tante des savoirs afri­ca­nistes a eu sur­tout pour mérite de nour­rir la réflexi­vi­té des his­to­riens sur leur propre dis­ci­pline. L’historien de l’islam ouest-afri­cain, Louis Bren­ner, exprime ain­si ce qu’il retient de l’œuvre de Mudimbe : « Mudimbe nous demande d’être sen­sibles en pre­mier lieu à nous-mêmes et à notre “place” dans la socié­té et dans l’université, mais aus­si à la “place” des voix de ceux dont nous étu­dions les his­toires et les cultures. C’est uni­que­ment en inter­ve­nant entre les pous­sées contra­dic­toires et conflic­tuelles de ces deux élé­ments que nous pou­vons com­men­cer à pro­duire (à “inven­ter”?) un espace dis­cur­sif qui puisse être vrai pour les deux. »

Le tra­vail réflexif des his­to­riens est déci­sif à plus d’un titre. En inter­ro­geant leurs pra­tiques de recherche et d’écriture, mais éga­le­ment l’histoire de leur dis­ci­pline et de ses ins­ti­tu­tions, ain­si que la nature de leur dis­cours, les afri­ca­nistes peuvent contri­buer à créer les condi­tions pour pous­ser plus loin la déco­lo­ni­sa­tion de l’histoire afri­caine — au-delà des limi­ta­tions des études post­co­lo­niales. Un enga­ge­ment cri­tique avec la dis­ci­pline et son his­toire qui dépasse la simple généa­lo­gie intel­lec­tuelle et qui inter­roge les condi­tions maté­rielles et sociales du fonc­tion­ne­ment des sciences afri­ca­nistes, pour­rait être une piste à suivre. En effet, la décons­truc­tion post­co­lo­niale des savoirs afri­ca­nistes, d’ordre uni­que­ment épis­té­mo­lo­gique, ne s’intéresse pas aux pra­tiques ni à l’ancrage socio­lo­gique de la pro­duc­tion des savoirs. Une his­toire à la fois sociale et intel­lec­tuelle de la pro­duc­tion des connais­sances sur l’Afrique — laquelle est encore à ima­gi­ner — pour­rait redon­ner un élan à la cri­tique de la repré­sen­ta­tion déve­lop­pée par les études postcoloniales.

Monaville


Auteur

Pedro Monaville est doctorant en histoire à l'[université du Michigan->http://www.umich.edu/].