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Une gouvernance du changement sociétal : le transition management

Numéro 11 Novembre 2008 par Paul-Marie Boulanger

novembre 2008

Aux Pays-Bas, près de cent vingt cher­cheurs uni­ver­si­taires ain­si qu’une cen­taine de fonc­tion­naires, s’emploient, jour après jour, avec des repré­sen­tants du patro­nat, des syn­di­cats et des ONG, à « gérer la tran­si­tion éco­lo­gique ». Au sein d’« arènes pour la tran­si­tion », ils construisent des visions d’a­ve­nir à moyen et à long terme (vingt-cinq à cin­quante ans) en matière d’éner­gie, d’a­gri­cul­ture, de trans­ports et de bio­di­ver­si­té. Sur ces bases, ils éla­borent des scé­na­rios d’é­vo­lu­tion, des che­mins de tran­si­tion et un agen­da de réa­li­sa­tions condui­sant, de manière concer­tée et volon­ta­riste, de la situa­tion insou­te­nable d’au­jourd’­hui au déve­lop­pe­ment durable de demain. D’autres pays d’Eu­rope comme le Royaume-Uni, l’Au­triche, la Fin­lande ou l’Al­le­magne ont mani­fes­té leur inté­rêt pour cette démarche et ont emboî­té le pas aux Pays-Bas ou se pré­parent à le faire. Mais c’est en Région fla­mande que l’on trouve les pre­mières opé­ra­tions de « tran­si­tion mana­ge­ment » ™ hors Pays-Bas, avec deux pro­jets : DuWo­Bo et Plan C.

Les dif­fé­rentes opé­ra­tions en cours s’ap­puient sur un socle com­mun de prin­cipes, de concepts, d’hy­po­thèses et de méthodes qui trouve son ori­gine dans les recherches sur l’« inno­va­tion sys­té­mique » ou l’« inno­va­tion sociotechnique ».

Plus pré­ci­sé­ment, le tran­si­tion mana­ge­ment 1 ™ unit deux élé­ments : un corps de concepts et d’hy­po­thèses pour l’a­na­lyse et l’ex­pli­ca­tion du chan­ge­ment et de l’in­no­va­tion socio­tech­niques et un ensemble de prin­cipes et des méthodes pour la gou­ver­nance de ce type de changement.

La notion de tran­si­tion y joue un rôle cen­tral. Elle est défi nie comme un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion au cours duquel un sys­tème com­plexe passe d’un état d’é­qui­libre dyna­mique (un régime) à un autre régime. De façon géné­rale, cette tran­si­tion résulte de l’ap­pa­ri­tion de mul­tiples chan­ge­ments qui se pro­duisent simul­ta­né­ment à dif­fé­rents niveaux et dans dif­fé­rents sec­teurs de la socié­té (la tech­no­lo­gie, l’é­co­no­mie, les ins­ti­tu­tions, les com­por­te­ments, la culture, l’é­co­lo­gie…) et qui se ren­forcent et s’am­pli­fi ent mutuel­le­ment jus­qu’à entraî­ner — en cas de tran­si­tion réus­sie — une recon­fi gura­tion glo­bale du sys­tème considéré.

Une tran­si­tion com­porte quatre phases. La phase de pré­dé­ve­lop­pe­ment : le sys­tème se trouve dans un équi­libre dyna­mique appa­rem­ment stable. Si des chan­ge­ments sont en cours, ils ne sont pas encore clai­re­ment visibles. Une phase de « décol­lage » : le sys­tème com­mence à « bou­ger » et à s’é­loi­gner de son état d’é­qui­libre. Comme en avia­tion, il s’a­git d’une phase cri­tique. Le décol­lage a lieu si, à un moment don­né, les forces qui poussent au chan­ge­ment sont capables de vaincre l’i­ner­tie, d’ar­ra­cher le sys­tème à la pesan­teur. Une phase d’ac­cé­lé­ra­tion qui se mani­feste par des chan­ge­ments struc­tu­rels per­cep­tibles résul­tant de l’ac­cu­mu­la­tion et de l’in­te­rac­tion de chan­ge­ments simul­ta­nés dans dif­fé­rents sec­teurs et à dif­fé­rents niveaux de la réa­li­té. L’ac­cé­lé­ra­tion de la tran­si­tion résulte de méca­nismes de dif­fu­sion et d’ap­pren­tis­sage col­lec­tif. Une phase de sta­bi­li­sa­tion au cours de laquelle le rythme du chan­ge­ment s’at­té­nue et où le sys­tème atteint un nou­vel état d’équilibre.

La transition dans les systèmes sociotechniques

Une inno­va­tion sys­té­mique consiste en une trans­for­ma­tion à grande échelle dans la manière dont sont accom­plies des fonc­tions sociales impor­tantes telles que le trans­port, la com­mu­ni­ca­tion, le loge­ment, l’a­li­men­ta­tion, etc. Si les tech­no­lo­gies jouent un rôle fon­da­men­tal dans la façon dont ces fonc­tions sont rem­plies, celles-ci se déploient cepen­dant tou­jours dans un envi­ron­ne­ment éco­no­mique, social, cultu­rel et ins­ti­tu­tion­nel qui leur confère effi caci­té et légi­ti­mi­té. Quel que soit leur degré de per­fec­tion­ne­ment, les arte­facts ne sont rien et ne peuvent rien par eux-mêmes : ils sont tou­jours pro­duits, appro­priés et uti­li­sés par des êtres humains dans le cadre de struc­tures sociales et orga­ni­sa­tion­nelles. L’a­na­lyse et la gui­dance de l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique portent donc néces­sai­re­ment sur des sys­tèmes à la fois tech­niques et sociaux, bref sur des sys­tèmes sociotechniques.

Ceux-ci consistent donc en assem­blages d’ar­te­facts, de règles et de normes, de pra­tiques et de mar­chés, d’or­ga­ni­sa­tions, d’in­fra­struc­tures, de réseaux, de sys­tèmes de main­te­nance et de signi­fi cations cultu­relles. Par exemple, en tant que sys­tème socio­tech­nique, le trans­port rou­tier est un ensemble com­plexe struc­tu­ré autour des arte­facts que sont les véhi­cules à moteur, mais com­pre­nant aus­si des infra­struc­tures appro­priées (réseau rou­tier avec ses sys­tèmes de signa­li­sa­tion et de contrôle du tra­fi c), un ensemble de règles et de normes (code de la route, taxes de cir­cu­la­tion, normes d’é­mis­sion de CO et de CO2, contrôles tech­niques, assu­rances obli­ga­toires…), des réseaux d’ex­trac­tion, de raf­fi nage et de dis­tri­bu­tion de car­bu­rant, des marques et des indus­tries auto­mo­biles avec leurs réseaux de com­mer­cia­li­sa­tion et d’en­tre­tien, etc. Il faut ajou­ter à cela des pra­tiques, des rou­tines com­por­te­men­tales, des habi­tudes bai­gnant dans un uni­vers de signi­fi cations, d’in­ves­tis­se­ments sym­bo­liques et sociaux (« Ma voi­ture, c’est ma liberté »).

C’est tout cela qui change au cours d’un pro­ces­sus d’in­no­va­tion sys­té­mique, d’une tran­si­tion. Celle-ci s’ex­plique par l’in­te­rac­tion entre trois niveaux de réa­li­té : le « régime », le « pay­sage » et les « niches ».

Niches, régimes et paysages

À l’é­tat d’é­qui­libre, un sys­tème socio­tech­nique se repro­duit grâce à l’ac­ti­vi­té coor­don­née de dif­fé­rents groupes et acteurs sociaux. Cette coor­di­na­tion résulte de l’ap­pli­ca­tion de règles de com­por­te­ment suf­fi sam­ment cohé­rentes, d’at­tentes réci­proques com­plé­men­taires, de signi­fi cations com­munes lar­ge­ment par­ta­gées, que la théo­rie du TM réunit sous l’ap­pel­la­tion de « régime ». Le régime consti­tue le mode domi­nant d’ac­com­plis­se­ment d’une fonc­tion sociale à un moment don­né. Par ailleurs, tout sys­tème socio­tech­nique s’ins­crit dans un envi­ron­ne­ment qui l’en­globe et le dépasse, et qu’on appelle le « pay­sage » (« land­scape »). C’est le niveau des grandes ten­dances démo­gra­phiques et géo­po­li­tiques, des struc­tures socio­cul­tu­relles pro­fondes, des évo­lu­tions éco­no­miques et envi­ron­ne­men­tales, bref des mou­ve­ments de fond, géné­ra­le­ment lents et peu per­cep­tibles. Cepen­dant, c’est aus­si le lieu où une crise peut sur­ve­nir, des chocs se pro­duire : une guerre, un krach bour­sier, une crois­sance sou­daine des prix pétro­liers, etc. L’im­por­tant, c’est que ces fac­teurs échappent le plus sou­vent à la maî­trise des acteurs d’un sys­tème socio­tech­nique don­né : ils les subissent et doivent s’y adapter.

Le régime n’est jamais par­fai­te­ment har­mo­nieux, ni tota­le­ment sta­tique. Il évo­lue et se modi­fi e, mais par ajus­te­ments suc­ces­sifs ; et les inno­va­tions qui s’y pro­duisent contri­buent davan­tage à opti­mi­ser le sys­tème exis­tant qu’à le chan­ger en pro­fon­deur. En fait, c’est au sein de « niches » socio­tech­niques que se pro­duisent les inno­va­tions radi­cales, que sur­gissent les nou­veaux para­digmes. De même qu’un éco­sys­tème natu­rel peut conte­nir une ou plu­sieurs niches dans les­quelles cer­taines espèces peuvent sur­vivre et même pros­pé­rer à l’a­bri de la com­pé­ti­tion qui se pro­duit autour d’elles, une éco­no­mie de mar­ché peut conte­nir des lieux pré­ser­vés des règles de la concur­rence où peuvent appa­raître des espèces tech­no­lo­giques nou­velles, un peu bizarres par­fois, inaptes le plus sou­vent à la sur­vie dans l’u­ni­vers impi­toyable du mar­ché à cause de leur coût trop éle­vé, de leur imper­fec­tion, de leur faible effi cience, de leur usage com­pli­qué, etc. Ces niches offrent un abri à l’in­no­va­tion radi­cale parce que les règles de sur­vie en leur sein dif­fèrent de celles qui régissent le monde éco­no­mique, celui où règnent les régimes socio­tech­niques. Le centre de recherches de Rank Xerox à Pal­to Alto est un exemple célèbre de niche où des inno­va­tions ont pu se déve­lop­per à l’a­bri des contraintes de la ren­ta­bi­li­té éco­no­mique, la plus célèbre étant l’in­ter­face uti­li­sa­teur du MacIn­tosh qui a fi ni par impo­ser un nou­veau stan­dard en micro-infor­ma­tique. Les niches sont éga­le­ment des lieux d’ap­pren­tis­sage col­lec­tif, d’ex­pé­ri­men­ta­tion et de construc­tion pro­gres­sive de réseaux sociaux de sou­tien aux inno­va­tions ain­si que de fi lières de pro­duc­tion et des rela­tions utilisateurs-producteurs.

La dis­tinc­tion entre niches, régimes et pay­sages est invo­quée pour expli­quer les pro­ces­sus de chan­ge­ment struc­tu­rel affec­tant les grands sys­tèmes socio­tech­niques. Le plus sou­vent, des crises ou des chocs sur­ve­nant dans le pay­sage désta­bi­lisent un régime de pro­duc­tion, dont les pra­tiques et les tech­no­lo­gies sont alors mises en ques­tion par la com­pa­rai­son avec des solu­tions alter­na­tives déve­lop­pées dans des niches. En réac­tion, pour faire face à la concur­rence crois­sante des solu­tions alter­na­tives, les acteurs du régime s’emploient à per­fec­tion­ner les solu­tions exis­tantes au moyen d’a­mé­lio­ra­tions mar­gi­nales. En fi n de compte, il peut se faire que les acteurs du régime aban­donnent petit à petit les pra­tiques et tech­niques anciennes et inves­tissent eux-mêmes dans les solu­tions plus radi­cales. C’est ce que l’on observe de la part de grandes com­pa­gnies pétro­lières qui inves­tissent de plus en plus d’argent dans les éner­gies renou­ve­lables après avoir oppo­sé une résis­tance active à leur déve­lop­pe­ment, les can­ton­nant déli­bé­ré­ment dans des niches étroites. On peut aus­si citer l’in­ves­tis­se­ment récent de grands construc­teurs auto­mo­biles dans la pile à com­bus­tible ou le moteur à hydrogène.

Peut-on gérer les transitions ?

On l’a vu, les inno­va­tions sys­té­miques résultent de la conjonc­tion de micro­chan­ge­ments qui se pro­duisent dans dif­fé­rents sec­teurs et à dif­fé­rents niveaux de la socié­té, chan­ge­ments qui répondent les uns aux autres dans le contexte d’é­vo­lu­tions lentes ou au contraire de crises au niveau des macro­sys­tèmes (pay­sages). On peut pen­ser que pré­tendre maî­tri­ser de tels pro­ces­sus d’un lieu unique, tel que l’É­tat, cela relève soit d’un rêve tota­li­taire dont on connaît la pro­pen­sion à tour­ner au cau­che­mar, soit d’une naï­ve­té tou­chante mais trom­peuse. Cepen­dant, si cer­taines tran­si­tions sont spon­ta­nées et résultent d’un pro­ces­sus évo­lu­tion­naire, d’autres peuvent être consi­dé­rées comme « téléo­lo­giques » parce qu’elles sont ins­pi­rées de visions ou d’ob­jec­tifs dif­fus gui­dant les stra­té­gies de déci­deurs pri­vés et publics. Comme exemple des pre­mières, on men­tion­ne­ra la tran­si­tion menant de la marine à voile à la marine à vapeur ; comme exemple des secondes, le déve­lop­pe­ment des grands sys­tèmes cen­tra­li­sés de pro­duc­tion d’électricité.

En fait, l’ap­proche du tran­si­tion mana­ge­ment ne pré­tend pas contrô­ler ce qui est incon­trô­lable : les tran­si­tions sys­té­miques échappent au contrôle, en ce sens qu’on ne peut ni les pro­vo­quer ni les arrê­ter. En revanche, il est pos­sible de les orien­ter, de les coor­don­ner, en un mot, de les cana­li­ser. La ges­tion de la tran­si­tion consiste en un effort déli­bé­ré pour cana­li­ser les tran­si­tions en cours, en vue de les conduire vers davan­tage de durabilité.

En fait, l’ap­proche du tran­si­tion mana­ge­ment ne pré­tend pas contrô­ler ce qui est incon­trô­lable : les tran­si­tions sys­té­miques échappent au contrôle, en ce sens qu’on ne peut ni les pro­vo­quer ni les arrê­ter. En revanche, il est pos­sible de les orien­ter, de les coor­don­ner, en un mot, de les cana­li­ser. La ges­tion de la tran­si­tion consiste en un effort déli­bé­ré pour cana­li­ser les tran­si­tions en cours, en vue de les conduire vers davan­tage de durabilité.

Le transition management

La ges­tion de la tran­si­tion se pré­sente comme un pro­ces­sus cyclique et ité­ra­tif d’ap­pren­tis­sage col­lec­tif, géré par une équipe de repré­sen­tants du gou­ver­ne­ment et d’ex­perts et struc­tu­ré autour de quatre ins­tru­ments : des arènes de la tran­si­tion ; des objec­tifs de dura­bi­li­té à long terme (« visions ») tra­duits en images du futur et en che­mins de tran­si­tion ; des pro­jets inno­vants consi­dé­rés comme des expé­ri­men­ta­tions ; une éva­lua­tion per­ma­nente de l’ensemble.

Les arènes de la transition

Il s’a­git de ren­contres régu­lières entre des per­sonnes créa­tives, ima­gi­na­tives et com­pé­tentes issues des dif­fé­rentes par­ties pre­nantes et jouis­sant d’une cer­taine auto­no­mie au sein de leur orga­ni­sa­tion, mais en même temps suf­fi sam­ment infl uentes pour y faire per­fu­ser la vision d’a­ve­nir déve­lop­pée dans l’a­rène et y faci­li­ter sa mise en oeuvre. Le rôle du gou­ver­ne­ment est de mettre ces arènes sur pied et de les faire fonc­tion­ner le mieux pos­sible. Il s’a­git moins, en effet, de bâtir des consen­sus que d’en­ri­chir une connais­sance et une vision les plus riches pos­sible du pro­blème à trai­ter, des buts à long terme et des che­mins de tran­si­tion. Les arènes de tran­si­tion donnent lieu à la for­ma­tion de groupes de tra­vail foca­li­sés sur un thème, un aspect ou un sec­teur par­ti­cu­lier du pro­blème ou encore sur l’une ou l’autre tech­no­lo­gie. Ils peuvent aus­si, le cas échéant, être orga­ni­sés autour de scé­na­rios contras­tés du futur et des moyens de le faire advenir.

Les visions de la dura­bi­li­té et les agen­das de la transition

La ges­tion de la tran­si­tion s’ap­puie sur une vision à moyen et à long terme (mini­mum vingt-cinq ans, soit une géné­ra­tion ; plus sou­vent cin­quante ans) de l’ac­com­plis­se­ment sou­te­nable d’une fonc­tion sociale don­née tra­duite en un ensemble d’ob­jec­tifs et de cri­tères. Par exemple, dans le domaine de l’éner­gie, on cher­che­ra com­ment assu­rer une four­ni­ture d’éner­gie propre, fi able et peu oné­reuse. Ces objec­tifs se tra­dui­ront en visions du bou­quet éner­gé­tique et de cha­cun de ses élé­ments à l’ho­ri­zon rete­nu. C’est ain­si qu’on trou­ve­ra une vision de la contri­bu­tion de la bio­masse à la pro­duc­tion totale d’éner­gie en 2050, du type opti­mal d’u­ti­li­sa­tion éner­gé­tique de la bio­masse à ce moment et des che­mins de tran­si­tion pour y parvenir.

Ces visions du déve­lop­pe­ment durable servent de réfé­rence pour la for­mu­la­tion de pro­grammes et de poli­tiques, en par­ti­cu­lier dans la défi nition des objec­tifs à court et à long terme. Elles ont éga­le­ment un rôle cru­cial à jouer dans la mobi­li­sa­tion des par­ties pre­nantes et leur appro­pria­tion du pro­ces­sus. Elles devront donc être atti­rantes et ima­gi­na­tives et capables de rece­voir l’ap­pro­ba­tion d’un grand nombre d’ac­teurs dif­fé­rents. Il est évi­dem­ment illu­soire de croire que les dif­fé­rentes par­ties pre­nantes vont tou­jours s’ac­cor­der sur une vision unique de l’a­ve­nir et des che­mins de tran­si­tion pour y par­ve­nir. On aura géné­ra­le­ment affaire, du moins au début, à un fais­ceau d’i­mages du futur dési­rable. Néan­moins, on s’at­tend à ce qu’au cours du pro­ces­sus, grâce à l’ap­pren­tis­sage col­lec­tif — sur la base, notam­ment des leçons tirées des dif­fé­rentes expé­riences de tran­si­tion -, les visions dif­fé­rentes convergent petit à petit, à moins qu’elles soient au contraire toutes écar­tées et rem­pla­cées par de nou­velles images, plus satis­fai­santes et plus proches des buts recherchés.

Les images du futur sont donc appe­lées à évo­luer au cours du pro­ces­sus et de ce fait à don­ner lieu à des redé­fi nitions régu­lières des che­mins de tran­si­tion ou à tout le moins à des infl exions signi­fi catives. Il est impor­tant de sou­li­gner ce point car il per­met de mettre en évi­dence le carac­tère fl exible et adap­ta­tif du pro­ces­sus. En aucun cas, il ne s’a­git de se fi xer des buts immuables que l’on va s’ef­for­cer d’at­teindre à tout prix. Dans le lan­gage du TM, on insiste, au contraire, sur le fait qu’outre les objec­tifs sub­stan­tifs (un bou­quet éner­gé­tique durable à l’ho­ri­zon 2050), le pro­ces­sus pour­suit des objec­tifs pro­cé­du­raux (rythme et qua­li­té de la tran­si­tion) et des objec­tifs d’ap­pren­tis­sage collectif.

À par­tir d’une per­cep­tion com­mune du pro­blème et de visions par­ta­gées du déve­lop­pe­ment durable dans le sec­teur concer­né, on se fi xe alors un agen­da com­mun pour la mise en oeuvre de la tran­si­tion. C’est le résul­tat le plus impor­tant des arènes de la tran­si­tion. Pra­ti­que­ment, il s’a­git d’un pro­gramme d’ac­tion qui vise sur­tout à coor­don­ner les actions de cha­cun des acteurs pour faire en sorte d’en­ta­mer une tran­si­tion nou­velle ou de sou­te­nir et, si néces­saire, infl échir une tran­si­tion en cours. Les res­pon­sa­bi­li­tés de cha­cun (État, acteurs éco­no­miques, etc.) y sont clai­re­ment défi nies, ce qui est d’au­tant plus impor­tant que le pro­ces­sus les met dans une situa­tion de dépen­dance mutuelle. En tant que méca­nisme de coor­di­na­tion des agen­das et des inté­rêts par­ti­cu­liers, l’a­gen­da de la tran­si­tion se situe à égale dis­tance des deux méca­nismes actuel­le­ment domi­nants de coor­di­na­tion : le mar­ché (coor­di­na­tion par les prix) et la hié­rar­chie (pla­ni­fi cation cen­tra­li­sée). Ici, la coor­di­na­tion résulte de la mise en réseau, de la créa­tion d’une ins­ti­tu­tion nouvelle.

Les pro­grammes d’in­no­va­tion systémique

On a vu le rôle que jouent les « niches » dans l’in­no­va­tion sys­té­mique. Les expé­riences de tran­si­tion retiennent du modèle de la niche tech­no­lo­gique ses carac­té­ris­tiques d’ap­pren­tis­sage col­lec­tif, d’ex­pé­ri­men­ta­tion — carac­té­ris­tiques ren­dues pos­sibles par la situa­tion pro­té­gée ou péri­phé­rique que les niches occupent dans le sys­tème socio­tech­nique et qui leur per­met de ne pas être éli­mi­nées immé­dia­te­ment par la com­pé­ti­tion dar­wi­nienne à laquelle se livrent en géné­ral les entre­prises du régime ou de se déve­lop­per mal­gré les bar­rières à l’en­trée dres­sées par l’exis­tence de mono­poles ou d’o­li­go­poles. Cepen­dant, les expé­riences de tran­si­tion ne se limitent pas à la tech­no­lo­gie au sens étroit. Il s’a­git en réa­li­té d’ex­pé­riences sociales à part entière dans la mesure où elles ont pour but de déga­ger le poten­tiel de dura­bi­li­té des inno­va­tions en tant que moteur de chan­ge­ment socié­tal. Une opé­ra­tion de TM se consti­tue ain­si un por­te­feuille (au sens où l’on parle d’un por­te­feuille d’ac­tions) com­pre­nant des expé­riences de dif­fé­rentes natures et de dif­fé­rentes portées.

Ce qui est en jeu, c’est d’é­va­luer dans quelle mesure les expé­ri­men­ta­tions et les pro­jets contri­buent aux objec­tifs de dura­bi­li­té du sys­tème dans son ensemble et d’ap­pré­cier en quoi une expé­rience par­ti­cu­lière en ren­force une autre. Les expé­riences consi­dé­rées comme réus­sies — c’est-à-dire qui contri­buent effec­ti­ve­ment à la solu­tion du pro­blème ou au pro­ces­sus d’ap­pren­tis­sage col­lec­tif — doivent ensuite être soit repro­duites dans des contextes dif­fé­rents soit menées à une échelle supé­rieure. Il s’a­git d’un pro­ces­sus long (cinq à dix ans) et coû­teux en temps et en argent, mais fon­da­men­tal pour une tran­si­tion réussie.

L’é­va­lua­tion per­ma­nente consti­tue évi­dem­ment une pièce maî­tresse d’un pro­ces­sus qui se veut ité­ra­tif, souple et évo­lu­tif. Elle porte à la fois sur la tran­si­tion pro­pre­ment dite, c’est-à-dire sur le chan­ge­ment sys­té­mique en cours, mais aus­si sur la gou­ver­nance de la tran­si­tion, sur le pro­ces­sus de TM lui-même.

Deux expériences en belgique

C’est en Flandre2 que furent lan­cées les deux pre­mières appli­ca­tions du TM hors Pays-Bas3. La pre­mière, bap­ti­sée DuWo­Bo (Duur­zame Woning and Bou­wen) concerne le loge­ment et la construc­tion, la seconde, bap­ti­sée Plan C, porte sur la ges­tion des fl ux de matière (y com­pris les déchets), bref sur une déma­té­ria­li­sa­tion de l’é­co­no­mie de la Région fl amande. Toutes deux font offi ciel­le­ment par­tie du Plan fl amand pour l’en­vi­ron­ne­ment. Outre leurs objec­tifs sub­stan­tiels, il s’a­git essen­tiel­le­ment pour les auto­ri­tés et les cher­cheurs fl amands de tes­ter, au moyen de ces pro­jets, la fai­sa­bi­li­té et le poten­tiel du TM comme ins­tru­ment de déve­lop­pe­ment durable.

DuWo­Bo

Enta­mé en octobre 2004, le pro­jet DuWo­Bo s’est ache­vé le 17 novembre 2007 par la remise au ministre-pré­sident de la Région fl amande (Kris Pee­ters) de l’a­gen­da de la tran­si­tion déga­gé des trois années de tra­vaux. Le pro­ces­sus a été enta­mé sur la base d’une éva­lua­tion qui a mis en évi­dence les pro­blèmes du loge­ment et de la construc­tion en Flandre. Ensuite, l’on déga­gea une vision d’a­ve­nir à l’ho­ri­zon 2030 : un cadre de vie et un habi­tat res­pec­tueux de l’en­vi­ron­ne­ment et de la san­té des habi­tants et adap­té à leurs besoins, d’une part ; et, d’autre part, un sec­teur de la construc­tion et de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire fonc­tion­nant en toute trans­pa­rence et gui­dé par une recherche du bien com­mun et conscient de ses responsabilités.

Pour faire adve­nir cette image idéale, sept prin­cipes direc­teurs furent énon­cés : une approche inté­grée dans la ges­tion et le déve­lop­pe­ment du sec­teur, des res­pon­sa­bi­li­tés par­ta­gées et des pro­ces­sus de déci­sion trans­pa­rents, des bâti­ments et un cadre de vie de grande qua­li­té, un habi­tat acces­sible et équi­ta­ble­ment répar­ti, un équi­libre entre les usages pri­vés et col­lec­tifs, la clô­ture des cycles de matière, un sec­teur de la construc­tion éco­no­mi­que­ment viable et socia­le­ment res­pon­sable. Pour sti­mu­ler l’in­no­va­tion et la créa­ti­vi­té dans l’ap­pli­ca­tion de ses prin­cipes, quatre thé­ma­tiques furent choi­sies : appren­tis­sage et inno­va­tion dans le sec­teur de la construc­tion, fer­me­ture des cycles de matière et d’éner­gie, qua­li­té des loge­ments et de l’ha­bi­tat, amé­na­ge­ment du ter­ri­toire. La mis­sion de déve­lop­per ces thèmes fut confi ée aux groupes de tra­vail, qui furent plus pré­ci­sé­ment char­gés de les tra­duire en images du futur, en scé­na­rios de tran­si­tion et, pour fi nir, en expé­riences de transition.

Quatre images du futur émer­gèrent. Pre­miè­re­ment, le coap­pren­tis­sage et l’in­no­va­tion dans le sec­teur de la construc­tion : en 2030, la res­pon­sa­bi­li­té sociale et envi­ron­ne­men­tale des entre­prises est deve­nue la règle dans le sec­teur de la construc­tion. Les mai­sons ne sont plus consi­dé­rées comme des pro­duits ou des mar­chan­dises, mais comme des ser­vices et des concepts en action. Les entre­prises sont com­pé­tentes et oeuvrent ensemble au sein de réseaux qui font cir­cu­ler l’in­for­ma­tion et la connais­sance, en pro­ve­nance notam­ment d’une struc­ture de recherche inter­dis­ci­pli­naire regrou­pant le gou­ver­ne­ment, l’in­dus­trie et l’université.

Deuxiè­me­ment, la fer­me­ture du cercle : tous les bâti­ments éco­no­misent au maxi­mum l’eau et l’éner­gie ; les maté­riaux de construc­tion sont durables tout le long de leur cycle de vie ; toutes les nou­velles construc­tions sont au moins pas­sives ou même pro­duc­trices d’éner­gie, les loge­ments sont fl exibles, adap­tables et mul­ti­fonc­tion­nels, villes et cités sont « zéro C02 ».

Troi­siè­me­ment, à chaque étape du cycle de vie cor­res­pond un type de loge­ment. Ceux-ci sont adap­tables et modu­laires, mais les ménages ne res­tent pas néces­sai­re­ment atta­chés toute leur vie au loge­ment qu’ils ont acquis ou construit à un moment don­né de leur exis­tence. Les quar­tiers sont acces­sibles, de grande qua­li­té et sûrs et les rési­dents s’en sentent responsables.

Qua­triè­me­ment, une nou­velle concep­tion de l’a­mé­na­ge­ment du ter­ri­toire est déve­lop­pée de façon par­ti­ci­pa­tive. Elle favo­rise la mul­ti­fonc­tion­na­li­té et l’é­mer­gence de nou­veaux modes de vie, plus conformes au déve­lop­pe­ment durable. Les habi­tants sont copro­prié­taires et donc cores­pon­sables des lieux publics, et un nou­vel équi­libre est recher­ché entre les dif­fé­rents usages de l’espace.

Le docu­ment fi nal « Vlaan­de­ren in de stei­gers » qu’on pour­rait tra­duire par « La Flandre sur l’é­cha­fau­dage » consti­tue l’a­gen­da de la tran­si­tion. Il dégage six che­mins de tran­si­tion aux­quels sont atta­chées des « lignes stra­té­giques » (une option par­ti­cu­lière au sein d’un che­min), des « germes » (idées nou­velles sus­cep­tibles de don­ner lieu à expé­ri­men­ta­tion), des pro­jets (ini­tia­tives menées en col­la­bo­ra­tion entre par­te­naires) et des expé­riences (pro­jets déve­lop­pés en vue d’un appren­tis­sage) de tran­si­tion. DuWo­BO se pro­longe désor­mais sous le nom d’Arena+ .

Plan C

Le Plan C fut enta­mé en 2006 avec comme pré­oc­cu­pa­tions les consé­quences envi­ron­ne­men­tales des modes de pro­duc­tion et de consom­ma­tion actuels, la raré­fac­tion des res­sources maté­rielles et éner­gé­tiques avec leurs consé­quences sociales et notam­ment les inéga­li­tés Nord-Sud en termes d’accessibilité.

L’i­mage du futur dési­rable qui fi nit par émer­ger des réunions fut celle d’une Flandre res­pon­sable et sou­cieuse de pré­ser­ver les matières pre­mières et l’éner­gie, une région où ces res­sources sont consi­dé­rées comme un bien com­mun. Dès lors, les maté­riaux sont gérés et sui­vis tout au long de leur cycle de vie par des réseaux au sein des­quels coopèrent pro­duc­teurs, indus­tries de trans­for­ma­tion et consom­ma­teurs. Une éco­no­mie en boucle fer­mée est mise en place, cen­trée sur la four­ni­ture de ser­vices plu­tôt que de biens ; et les émis­sions de pol­luants et de déchets sont mini­mi­sées. De ce fait, la Flandre se posi­tionne en pointe en matière de ges­tion des fl ux de matière et de savoir-faire dans le domaine, ce qui ouvre de nou­velles pos­si­bi­li­tés pour son déve­lop­pe­ment économique.

Pour concré­ti­ser cette vision, cinq thèmes ont été retenus :

  • Clô­ture intel­li­gente des cycles de matières et d’éner­gie, notam­ment au moyen d’in­fra­struc­tures de type éco­lo­gie indus­trielle, et ges­tion com­mune des matières premières.
  • « Maté­riaux sur mesure » : l’ac­cès aux matières pre­mières est garan­ti dans la mesure où celles-ci sont réuti­li­sées au maxi­mum, pro­viennent de res­sources renou­ve­lables, sont mul­ti­fonc­tion­nelles et d’u­sage fl exible, faciles à désas­sem­bler et réas­sem­bler, et intelligentes.
  • « À votre ser­vice » : une éco­no­mie de ser­vice, de fonc­tion­na­li­té est mise en place. La qua­li­té de la vie ne dépend plus de l’ap­pro­pria­tion de biens, mais de l’ac­cès aux services.
  • « Un public aver­ti » : les consom­ma­teurs sont conscients des consé­quences de leurs choix et les prennent donc en connais­sance de cause et de manière responsable.
  • « La syn­thèse verte » : la Flandre a déve­lop­pé un impor­tant sec­teur indus­triel basé sur la chi­mie verte et se posi­tionne comme lea­der sur le mar­ché des maté­riaux de syn­thèse verte.

Les ambi­tions sont éle­vées : d’i­ci 2013, l’ex­pé­rience doit être recon­nue comme la réfé­rence en termes de ges­tion durable des maté­riaux. L’a­gen­da de la tran­si­tion a été dépo­sé le 15 octobre der­nier et pré­sen­té au grand public.

Quelles leçons de l’ex­pé­rience en Région fl amande ?

Les pro­ces­sus décrits ci-des­sus ont fait l’ob­jet d’é­va­lua­tions et d’a­na­lyses d’où il appa­raît qu’ils ont effec­ti­ve­ment per­mis de pro­po­ser une image cré­dible d’un ave­nir durable et sou­hai­table, et de défi nir des che­mins et des niches sus­cep­tibles de le faire adve­nir. Reste à voir si ces expé­riences ver­ront effec­ti­ve­ment le jour… En atten­dant, on s’ac­corde à recon­naître que les deux pro­ces­sus ont engen­dré de nom­breux effets secon­daires posi­tifs. Ain­si, ils ont sti­mu­lé le débat sur l’in­no­va­tion et le déve­lop­pe­ment durable, ont mis en réseau des per­sonnes et des ins­ti­tu­tions qui s’i­gno­raient lar­ge­ment et ont inau­gu­ré des modes plus par­ti­ci­pa­tifs de gou­ver­nance. Enfi n, le fait que Plan C ait par­tiel­le­ment tenu compte des ensei­gne­ments de DuWo­Bo témoigne de ce qu’un pro­ces­sus d’ap­pren­tis­sage a été enclenché.

En même temps, cer­tains pro­blèmes inhé­rents à ce dis­po­si­tif ont déjà pu se mani­fes­ter. Il s’a­git essen­tiel­le­ment de deux grandes caté­go­ries de dif­fi cultés rela­tives d’une part à la com­po­si­tion des organes du dis­po­si­tif, en termes de repré­sen­ta­ti­vi­té, de com­pé­tences, de visions du monde et d’adhé­sion à la phi­lo­so­phie du TM et, d’autre part, à l’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion du pro­ces­sus et de façon plus géné­rale, à ses rap­ports avec la poli­tique « ordinaire ».

Le pre­mier point est sans doute le plus pro­blé­ma­tique à l’heure actuelle. La sélec­tion des par­ti­ci­pants est évi­dem­ment cru­ciale étant don­né l’im­por­tance de l’a­rène dans le dis­po­si­tif. Idéa­le­ment, elle devrait être repré­sen­ta­tive des prin­ci­paux cou­rants de pen­sée de la socié­té et com­por­ter des repré­sen­tants du gou­ver­ne­ment, du monde de l’en­tre­prise, des milieux scien­ti­fi ques et de la socié­té civile ; l’a­rène devrait être com­po­sée à la fois de per­sonnes capables d’in­no­ver, d’être créa­tives et de com­mu­ni­quer faci­le­ment. Ces per­sonnes devraient être auto­nomes par rap­port à leur ins­ti­tu­tion d’ap­par­te­nance tout en y étant suf­fi sam­ment infl uentes pour y faire adop­ter la vision de la tran­si­tion ; être tech­ni­que­ment com­pé­tentes, mais capables de trans­cen­der les limites de leur champ de com­pé­tences. Enfi n, tant les ins­ti­tu­tions du régime que les niches devraient être repré­sen­tées. Outre la dif­fi culté de réa­li­ser un pareil cock­tail, on ima­gine qu’une telle diver­si­té doit rendre par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi cile l’é­la­bo­ra­tion d’une ana­lyse par­ta­gée du pro­blème, d’une concep­tion cohé­rente du déve­lop­pe­ment durable, d’une vision com­mune d’un « ave­nir dura­ble­ment radieux ». Il semble bien que les pro­mo­teurs et inven­teurs du TM aient sou­ses­ti­mé l’im­por­tance des diver­gences de vue à cet égard et le carac­tère poli­ti­que­ment sen­sible de la pro­blé­ma­tique. Du reste, une autre ten­ta­tive de TM, visant l’a­gri­cul­ture cette fois, a échoué, en par­tie par suite de diver­gences trop pro­fondes entre les croyances et les visions du monde des participants.

Il convient aus­si que les par­ti­ci­pants, au-delà même de la vision du déve­lop­pe­ment durable, s’ac­cordent sur le voca­bu­laire (on pour­rait dire, le jar­gon), la phi­lo­so­phie et la métho­do­lo­gie du TM. Or, ce point fut loin d’être assu­ré dans les expé­riences fl amandes, et par­ti­cu­liè­re­ment au sein de DuWo­Bo. Le détour par les images d’a­ve­nir et les scé­na­rios de tran­si­tion a paru à cer­tains inutile, encom­brant et trop éloi­gné des réa­li­tés concrètes. Plus fon­da­men­ta­le­ment, la phi­lo­so­phie même du TM peut paraître exa­gé­ré­ment tech­ni­cienne, éco­no­miste, etc. D’ailleurs, on constate que bien sou­vent les repré­sen­tants de l’in­dus­trie et les scien­ti­fi ques sont sur­re­pré­sen­tés dans les dis­po­si­tifs mis en place aux Pays-Bas.

En ce qui concerne le second point, il s’a­git de s’en­tendre sur la place de ce mode de gou­ver­nance par rap­port aux pra­tiques et ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles. Est-il appe­lé à com­plé­ter la poli­tique clas­sique ou à se sub­sti­tuer à elle ? Autre­ment dit, le des­tin du TM est-il de demeu­rer une « niche » poli­tique ou de deve­nir le régime poli­tique de demain ? S’a­git-il d’un pro­ces­sus paral­lèle et qui doit le res­ter, mais alors com­ment faire en sorte que le pro­ces­sus irrigue la poli­tique « nor­male » ? En Région fl amande, l’op­tion a été jus­qu’i­ci de consi­dé­rer le TM comme rele­vant de l’ex­pé­ri­men­ta­tion, de l’é­tude de fai­sa­bi­li­té. Les choses sont plus avan­cées aux Pays-Bas où les opé­ra­tions en cours sont sous le contrôle du Par­le­ment, s’ins­cri­vant donc de plein droit dans l’a­gen­da poli­tique clas­sique et, signe qui ne trompe pas, débordent main­te­nant le cadre étroit des poli­tiques de l’en­vi­ron­ne­ment et des admi­nis­tra­tions qui l’ont en charge pour se retrou­ver — dans le cas de la tran­si­tion éner­gé­tique — en bonne place au sein du minis­tère des Affaires éco­no­miques. On est loin du compte en Région fl amande, où les pro­ces­sus res­tent can­ton­nés dans le giron de l’ad­mi­nis­tra­tion de l’Environnement.

Une gouvernance pour le développement durable ?

Le TM se pré­sente comme une nou­velle forme de gou­ver­nance, une gou­ver­nance qui se veut réfl exive dans la mesure où elle se met elle-même en ques­tion en per­ma­nence et orga­nise d’emblée sa propre évo­lu­tion. De par sa concep­tion ouver­te­ment adap­ta­tive et évo­lu­tive, ce mode de gou­ver­nance tranche avec les pos­tures dog­ma­tiques qui accom­pagnent sou­vent les plans et pro­grammes publics. De fait, à égale dis­tance du « lais­ser-faire le mar­ché » prô­né par les tenants d’une concep­tion mini­ma­liste de l’É­tat et de l’in­ter­ven­tion­nisme pla­ni­fi cateur invo­qué par les autres, le TM assigne à l’É­tat le rôle assez nou­veau de cata­ly­seur et de faci­li­ta­teur d’une action col­lec­tive qu’au­cun acteur, pas même lui, ne peut pré­tendre incar­ner seul, ni mono­po­li­ser. Le TM consiste au contraire en une mobi­li­sa­tion — sous l’é­gide de l’É­tat — de tous les prin­ci­paux acteurs d’un sec­teur fonc­tion­nel afi n de résoudre ensemble les pro­blèmes de son fonc­tion­ne­ment et l’a­me­ner pro­gres­si­ve­ment à un état plus satis­fai­sant et plus durable.

On voit bien qu’il s’a­git là d’une démarche qui se dif­fé­ren­cie à la fois de la démo­cra­tie mini­male, où le seul rôle poli­tique actif du citoyen consiste à élire régu­liè­re­ment ses repré­sen­tants, à charge pour ceux-ci de défi nir et faire appli­quer les poli­tiques publiques, et de la démo­cra­tie néo­cor­po­ra­tiste où les poli­tiques publiques se décident dans des lieux abri­tés entre repré­sen­tants des « corps consti­tués », des groupes de pres­sion les plus puis­sants et influents.

Si, sui­vant Éli­za­beth Ander­son (2003, p. 250), on s’ac­corde pour consi­dé­rer la démo­cra­tie comme « une dyna­mique ins­ti­tu­tion­nelle d’ex­pé­ri­men­ta­tion col­lec­tive de dif­fé­rentes poli­tiques publiques per­met­tant aux citoyens d’ap­prendre quels buts ils peuvent avoir en com­mun et com­ment les réa­li­ser au mieux », il n’y a guère doute que ces deux modes de prise de déci­sion répondent mini­ma­le­ment aux condi­tions d’une démo­cra­tie pleine et entière. Au contraire, la démarche du TM appa­raît, dans son prin­cipe, plus proche de cette concep­tion dyna­mique de la démo­cra­tie. On y retrouve, en effet, plus ou moins ren­con­trées (mais en tout cas, recher­chées) la plu­part des exi­gences de cette action publique à la hau­teur des défi s posés par la moder­ni­té, la glo­ba­li­sa­tion et la puis­sance crois­sante des tech­no­lo­gies que Dewey appe­lait déjà de ses voeux en 1927 dans Le public et ses pro­blèmes : la poli­tique conçue comme « pro­blem sol­ving » et la démo­cra­tie comme enquête sociale et appren­tis­sage col­lec­tif ; le carac­tère néces­sai­re­ment expé­ri­men­tal et tem­po­raire de toute poli­tique publique et qui rend l’é­va­lua­tion indis­pen­sable ; la néces­saire col­la­bo­ra­tion des scien­ti­fi ques et des citoyens dans cette éva­lua­tion et la recherche des solu­tions et, plus géné­ra­le­ment, la par­ti­ci­pa­tion à l’en­quête et à la déci­sion de toutes les par­ties concer­nées ; la consti­tu­tion d’une com­mu­nau­té autour de la recherche de solu­tions aux pro­blèmes com­muns, etc.

Bien enten­du, pour que le TM réponde tota­le­ment à ces exi­gences, il fau­dra une double évo­lu­tion, dans la démarche de TM elle-même, d’une part, dans l’en­vi­ron­ne­ment socio­po­li­tique où elle va devoir s’in­sé­rer, d’autre part. Dans le chef du TM, il fau­dra cer­tai­ne­ment ouvrir davan­tage les arènes de tran­si­tion et y faire entrer des repré­sen­tants des simples citoyens.

Il fau­dra éga­le­ment rompre avec une vision trop tech­ni­cienne et trop éli­tiste de l’in­no­va­tion, recon­naître que l’in­no­va­tion peut être par­tout, pas seule­ment dans les labo­ra­toires et les uni­ver­si­tés, mais aus­si dans les ménages, les groupes sociaux, les asso­cia­tions ; qu’elle ne se limite pas à l’in­ven­tion de nou­veaux arte­facts, mais concerne éga­le­ment les styles de vie, les normes et les valeurs, les concep­tions du bien-être et de la vie bonne ; et qu’il y a là des niches poten­tiel­le­ment por­teuses d’au­tant de pro­messes de déve­lop­pe­ment durable que dans les inno­va­tions tech­no­lo­giques4.

Quant aux acteurs des struc­tures socio­po­li­tiques éta­blies, de ce que l’on pour­rait appe­ler ici le « régime » ins­ti­tu­tion­nel, il fau­dra qu’ils acceptent de lais­ser une place à cette niche, qu’ils lui per­mettent de pro­duire tout son poten­tiel et s’en­gagent à inté­grer ses résul­tats dans leurs déci­sions et leurs pro­grammes d’ac­tion. Il leur res­te­ra aus­si à jouer un rôle que le TM ne pour­ra sans doute pas jouer. En effet, celui- ci table sur l’é­mer­gence d’al­ter­na­tives cré­dibles au sein de niches — qu’il vise à pro­té­ger et sou­te­nir — pour faire pres­sion sur les entre­prises du régime et les ame­ner à chan­ger de tech­no­lo­gie ou à lais­ser la place. Il n’entre pas dans le pro­gramme du TM d’a­gir direc­te­ment sur les entre­prises domi­nantes, par exemple par la voie régle­men­taire ou par des poli­tiques fi scales, en vue de les for­cer à chan­ger de stra­té­gie. Or, il s’a­git là d’une voie qu’il n’est pas ques­tion d’a­ban­don­ner si elle peut s’a­vé­rer plus apte à garan­tir l’in­té­rêt géné­ral dans cer­taines cir­cons­tances. Après tout, les vic­toires rem­por­tées par le mou­ve­ment envi­ron­ne­men­ta­liste contre des entre­prises mul­ti­na­tio­nales telles que Shell, par exemple, grâce aux cam­pagnes de boy­cott et de sen­si­bi­li­sa­tion, ont mon­tré qu’il était pos­sible (et sou­vent néces­saire) d’a­gir direc­te­ment sur les acteurs du régime, même aus­si puis­sants, sans attendre qu’un suc­ces­seur vienne prendre leur place.

Der­nière ques­tion, cette approche estelle réa­liste ? Ne demande-t-elle pas trop de sens civique, d’es­prit de col­la­bo­ra­tion, de capa­ci­té d’empathie, de sta­bi­li­té et de conti­nui­té de la part des dif­fé­rents par­te­naires ? Est-elle pra­ti­que­ment envi­sa­geable ailleurs qu’aux Pays-Bas, dont la capa­ci­té à for­ger des consen­sus et à mobi­li­ser ses forces vives autour d’en­jeux envi­ron­ne­men­taux est sans beau­coup d’é­gale dans le monde ?

La ques­tion est posée et seul l’a­ve­nir y répon­dra, mais ce dont il importe de se per­sua­der, c’est que sans une révo­lu­tion pro­fonde dans nos modes d’ac­tion publique, le déve­lop­pe­ment durable res­te­ra à jamais un rêve inabouti.

  1. La lit­té­ra­ture en langue fran­çaise sur le tran­si­tion mana­ge­ment est, pour l’ins­tant, pra­ti­que­ment inexis­tante. Les réfé­rences sont essen­tiel­le­ment en langues anglaise et néer­lan­daise. On en trou­ve­ra la liste en bibliographie.
  2. La réfé­rence sur ces pro­jets est : Pare­dis, E. (2008), Tran­si­tion Mana­ge­ment in Flan­ders. Poli­cy context, first results and sur­fa­cing ten­sions, CDO, Gent University.
  3. Dans le rap­port fédé­ral sur de déve­lop­pe­ment durable 2007, inti­tu­lé Accé­le­rer la tran­si­tion vers le déve­lop­pe­ment durable, la task force Déve­lop­pe­ment durable du Bureau du plan a recours à une forme sim­pli­fiée de TM conser­vant le prin­cipe d’une construc­tion de visions d’a­ve­nir et de scé­na­rios de tran­si­tion par la méthode dite du « back­cas­ting ». Sur la base d’une vision d’a­ve­nir arti­cu­lée autour de la ren­contre des objec­tifs du mil­lé­naire et de micros­cé­na­rios sec­to­riels, deux macro­scé­na­rios de tran­si­tion ont été éla­bo­rés, l’un appe­lé « pyra­mide », l’autre « mosaïque ». La démarche est tout à fait inté­res­sante et le rap­port (comme les pré­cé­dents, du reste, mais peut-être davan­tage encore) consti­tue un docu­ment de réfé­rence pour qui se pré­oc­cupe de déve­lop­pe­ment durable en Bel­gique. Cela étant, l’é­la­bo­ra­tion de visions et la construc­tion de scé­na­rios par backas­ting — même for­mu­lés dans le lan­gage de la théo­rie de la tran­si­tion — ne suf­fi t pas pour qua­li­fi er cette démarche d’o­pé­ra­tion de TM. En fait, ces élé­ments se retrouvent éga­le­ment dans des dis­po­si­tifs plus tra­di­tion­nels comme les stra­té­gies natio­nales ou supra­na­tio­nales (comme Bal­tic 21, par exemple) de déve­lop­pe­ment durable. Ce qui fait la spé­ci­fi cité du TM c’est d’a­bord le carac­tère mul­tiac­teur de l’a­rène de la tran­si­tion, le fait que la vision, les che­mins de tran­si­tion et l’a­gen­da de mise en oeuvre soient défi nis et adop­tés par l’en­semble des par­ties pre­nantes (l’É­tat jouant essen­tiel­le­ment un rôle de faci­li­ta­teur), et enfi n, la concep­tion expé­ri­men­tale et d’ap­pren­tis­sage col­lec­tif du pro­ces­sus, com­pris comme une démarche évo­lu­tive et même cyclique.
  4. Dans le cadre du pro­jet Consent­sus fi nan­cé par le pro­gramme Science pour un déve­lop­pe­ment durable du SPF Poli­tique scien­ti­fi que, l’Ins­ti­tut pour un déve­lop­pe­ment durable (IDD), le Cen­trum voor duur­zame ont­wik­ke­ling (CDO, uni­ver­si­té de Gand) et le Centre d’é­tudes du déve­lop­pe­ment durable (CEDD, ULB) effec­tuent ensemble une recherche sur la place de la consom­ma­tion et des consom­ma­teurs dans l’in­no­va­tion sys­té­mique ain­si que sur les voies et moyens d’un pro­ces­sus de TM dans le domaine de la consom­ma­tion ali­men­taire. J’en pro­fi te pour remer­cier Erik Pare­dis du CDO pour l’aide qu’il m’a appor­tée dans la rédac­tion de cet article et ma connais­sance du TM en général.

Paul-Marie Boulanger


Auteur

Paul-Marie Boulanger est sociologue et démographe, directeur de l'Institut pour le développement durable ([IDD->http://www.iddweb.be]).