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Une fois de plus, c’est la « guerre » au Kivu

Numéro 9 Septembre 2012 par Jean-Claude Willame

septembre 2012

Après des élec­tions pré­si­den­tielles et légis­la­tives peu cré­dibles et pra­ti­que­ment recon­nues comme telles par leurs orga­ni­sa­teurs, après la ten­ta­tive du nou­veau pou­voir de se rat­tra­per par la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment de « tech­no­crates », pré­sen­té comme non poli­ti­sé et cen­sé avoir l’aval des « puis­sants » de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale », après de pre­miers bal­bu­tie­ments dans la réforme du secteur […]

Après des élec­tions pré­si­den­tielles et légis­la­tives peu cré­dibles et pra­ti­que­ment recon­nues comme telles par leurs orga­ni­sa­teurs, après la ten­ta­tive du nou­veau pou­voir de se rat­tra­per par la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment de « tech­no­crates », pré­sen­té comme non poli­ti­sé et cen­sé avoir l’aval des « puis­sants » de la « com­mu­nau­té inter­na­tio­nale », après de pre­miers bal­bu­tie­ments dans la réforme du sec­teur de la sécu­ri­té récla­mée à cor et à cri par les bailleurs de fonds via un com­pro­mis sur l’«affaire Bos­co Nta­gan­da1 », voi­ci que la « guerre » est à nou­veau déclen­chée au Kivu.

À l’origine for­melle de cette nou­velle guerre, la demande de Bos­co et des siens d’appliquer les dis­po­si­tions d’un accord pas­sé le 23 mars 2009 — d’où le nom de M23 que va se don­ner la muti­ne­rie — entre le pou­voir et toutes les bandes armées sévis­sant au Kivu, dont celles du Congrès natio­nal pour la défense du peuple (CNDP), de Laurent Nkun­da. Pour les chefs de cette petite armée dans l’armée, il faut que les Tut­si congo­lais soient rapa­triés du Rwan­da où ils se sont réfu­giés par peur des pogromes, il faut que leurs grades soient recon­nus par la hié­rar­chie, il faut que soit mis fin à la cor­rup­tion au sein des Forces armées de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo (FARDC), etc. Mais — et ceci n’est pas pré­vu par les accords de 2009 — l’«armée » de Bos­co et de ses col­lègues, qui, com­po­sée à une forte majo­ri­té de Tut­si congo­lais, consti­tue une force tout aus­si « effi­cace » et « dis­ci­pli­née » que mar­quée par la cruau­té, le recru­te­ment d’enfants sol­dats et des tra­fics en tout genre dans le chef de leurs diri­geants, refuse d’être affec­tée ailleurs que dans le Kivu et pour cause. La « guerre » qui se déclenche en avril 2012 débute d’ailleurs au moment même où la hié­rar­chie a com­men­cé à ordon­ner le dépla­ce­ment de cer­taines uni­tés de l’ex-CNDP, théo­ri­que­ment inté­grées dans les FARDC, en dehors du Kivu.

L’histoire se répète donc : comme en 2008 avec l’offensive de Laurent Nkun­da, les troupes du M23 s’arcboutent autour de quelques bas­tions, dont celui de la petite agglo­mé­ra­tion de Buna­ga­na, située à seule­ment quelque cin­quante kilo­mètres de la capi­tale du Nord Kivu, et qui est aus­si un poste fron­ta­lier géné­ra­teur de res­sources doua­nières impor­tantes. Comme en 2008, des dizaines de mil­liers de per­sonnes fuient les com­bats dans tous les sens : aujourd’hui, on en dénombre plus de 200.000. En quelques semaines, la région est sens des­sus des­sous : l’agglomération de Rut­shu­ru est prise sans com­bat, le contin­gent de la Monus­co décroche et six-cents hommes des FARDC fuient dans l’Ouganda voi­sin — un « repli stra­té­gique » affirment leurs offi­ciers — où ils sont désarmés.

Une fois de plus, le Rwan­da est en point de mire de toute l’affaire. Un docu­ment des Nations unies, dont les États-Unis, allié fidèle du régime Kagame, ont frei­né la publi­ca­tion, indique sans appel l’ampleur de l’appui rwan­dais à la muti­ne­rie : aide directe à la créa­tion du M23 via le trans­port d’armes et de sol­dats à tra­vers le ter­ri­toire rwan­dais, recru­te­ment de jeunes Rwan­dais et d’ex-combattants démo­bi­li­sés ain­si que de réfu­giés congo­lais pour le M23, mobi­li­sa­tion et lob­bying au sein des élites poli­tiques et finan­cières (tut­si) au béné­fice des mutins, inter­ven­tions directes de sol­dats de l’armée rwan­daise pour ren­for­cer la muti­ne­rie, sou­tien à d’autres groupes armés opé­rant dans l’est du Congo2

La réac­tion rwan­daise à la publi­ca­tion de ce docu­ment explo­sif était atten­due. Non, le Rwan­da n’avait rien à voir avec cette muti­ne­rie qui ne concer­nait que la rdc où la Monus­co n’était pas capable de paci­fier l’est du Congo et de pro­té­ger ses popu­la­tions comme son man­dat l’y contrai­gnait. En elle-même, cette réponse n’est pas com­plè­te­ment dénuée de fon­de­ment. Car il est vrai qu’alors que l’on avait déployé au Nord Kivu deux bataillons de réac­tion rapide for­més à Kin­du par la Bel­gique et qui s’étaient bien com­por­tés lors de la révolte des Enyele en 2010 en Équa­teur, la struc­ture de com­man­de­ment des FARDC a clai­re­ment quelque chose de « pour­ri ». Et il est tout aus­si vrai que la Monus­co, qui, comme en 2008, est inter­ve­nue in extre­mis d’une manière plus offen­sive pour « sau­ver » la ville de Goma, a échoué à rem­plir son man­dat de pro­tec­tion des popu­la­tions : on dénom­brait dans les deux Kivu plus de 1.100.000 dépla­cés à la fin 2011 — aux­quels sont venues s’ajouter 220.000 per­sonnes depuis le début de la muti­ne­rie — pour une popu­la­tion totale de quelque 11 millions.

Il n’empêche : le Kivu, et plus par­ti­cu­liè­re­ment sa par­tie sep­ten­trio­nale, consti­tue la riche arrière-cour du Rwan­da, une arrière-cour où ce pays joue depuis long­temps des par­ties troubles.

D’une part, il y a le jeu for­mel de la « nor­ma­li­sa­tion » des rela­tions avec le grand voi­sin, une nor­ma­li­sa­tion qui a d’ailleurs été enté­ri­née par ce voi­sin dans le contexte qua­si impo­sé des impé­ra­tifs de « paix et de récon­ci­lia­tion » de la « salle cli­ma­ti­sée » où se réunissent diplo­mates et hommes de pou­voir qui, à Addis-Abe­ba, New York ou ailleurs, « regrettent », « déplorent », mani­festent leurs « vives pré­oc­cu­pa­tions ». Ain­si, en marge d’un som­met de l’Union afri­caine, les repré­sen­tants des pays des Grands Lacs ont « condam­né » la muti­ne­rie, mais ont ima­gi­né la mise sur pied d’une « force inter­na­tio­nale neutre » (?) le long de la zone fron­ta­lière com­mune entre les deux pays « pour éra­di­quer toutes les forces néga­tives sévis­sant au Kivu », y com­pris les fdlr (Forces démo­cra­tiques de libé­ra­tion du Rwan­da) qui consti­tuent l’alibi par excel­lence de Kiga­li. Ain­si à Washing­ton et à Kin­sha­sa, le Dépar­te­ment d’État, l’ambassadeur amé­ri­cain et l’envoyé spé­cial de Barack Oba­ma ont fron­cé les sour­cils en exi­geant que cesse l’appui rwan­dais à la muti­ne­rie… « pour autant qu’il existe ». Ain­si, à Bruxelles, on a ren­voyé la patate chaude à l’Union euro­péenne qui, comme en 2008, n’acceptera pas de dépê­cher au titre de la dis­sua­sion une de ses forces d’intervention rapide opé­ra­tion­nelles depuis 2006, parce que Ber­lin, Paris et Londres n’aiment pas ça. Il faut dire aus­si que les agen­das impor­tants sont ailleurs : bien que nœuds d’impuissance aus­si, la Syrie ou éven­tuel­le­ment le Mali aux prises avec le « ter­ro­risme isla­mique » sont beau­coup plus média­tiques que l’Afrique cen­trale où la vio­lence se vit au quo­ti­dien depuis que plus d’un mil­lion de Rwan­dais ont débou­lé au Kivu dans la fou­lée du géno­cide et des mas­sacres de 1994.

D’autre part, sur la véran­da, il y a les agen­das occultes et opaques d’un pou­voir rwan­dais fer­mé, voire tota­li­taire, avec ses cliques poli­ti­co-com­mer­ciales qui, à tra­vers les tra­fics trans­fron­ta­liers du col­tan, de la cas­si­té­rite ou de l’or du voi­sin, ont fait de Kiga­li, que l’élite diri­geante ambi­tionne de trans­for­mer en un « Sin­ga­pour afri­cain », un ilot de richesses et de luxe au milieu d’une rura­li­té faite d’exclusion et de pau­vre­té. Il y a aus­si toute cette frange de Rwan­dais qui, démo­bi­li­sés ou non, peuvent être ten­tés par l’aventure dans le riche Kivu voi­sin et qu’on a lais­sés faire ou que l’on n’a pas décou­ra­gés. Côté congo­lais, une armée démo­ra­li­sée, mal payée, sans moyens adé­quats de com­mu­ni­ca­tion, peu fami­lia­ri­sée avec le ter­rain et vivant de rapines diverses. Une armée où les défec­tions sont nom­breuses et où les déser­teurs vont sou­vent rejoindre les bandes armées. Celles-ci ont de mul­tiples agen­das — du simple ban­di­tisme aux reven­di­ca­tions eth­niques qui risquent d’aller jusqu’aux pogromes — et des allé­geances à géo­mé­trie variable : elles sont com­man­dées soit par des déser­teurs de l’armée, soit par des gens du cru opé­rant au nom de l’autodéfense locale contre les « appé­tits des voi­sins », soit encore et sur­tout par des anciens chefs mili­taires de l’ancienne armée rwan­daise, les fameux FDLR. Qu’ils appar­tiennent à une struc­ture mili­taire ou pas, toutes ces bandes existent et se déve­loppent dans un contexte de pillages des res­sources natu­relles, minières ou non, qui ont été lais­sées à l’abandon depuis la déser­tion des entre­prises qui les exploitaient.

On le voit : la porte est étroite pour par­ve­nir à une paix décente. En tout état de cause, la situa­tion de guerre qui dure depuis plus d’une décen­nie au Kivu n’est pas accep­table et ceux qui, comme récem­ment le Rwan­da, ont souf­flé insi­dieu­se­ment sur les braises d’un équi­libre très fra­gile dans cette par­tie du Congo doivent être clai­re­ment neutralisés.

  1. Rap­pe­lons que Bos­co Nta­gan­da, suc­ces­seur d’un autre chef de guerre, Laurent Nkun­da, est recher­ché par la Cour pénale inter­na­tio­nale pour recru­te­ment d’enfants sol­dats en Itu­ri. Poin­tilleux sur la « sou­ve­rai­ne­té natio­nale », les diri­geants de la RDC ont pré­fé­ré « coin­cer » Bos­co en ten­tant de l’éliminer comme chef d’un com­man­de­ment paral­lèle au Kivu : l’intéressé avait en effet réus­si à s’imposer comme le seul capable de réta­blir l’ordre dans cette par­tie du Congo via ses troupes répu­tées plus effi­caces que celles de l’armée régulière.
  2. Les infor­ma­tions conte­nues dans ce docu­ment pro­viennent essen­tiel­le­ment d’interrogatoires de res­sor­tis­sants rwan­dais capturés.

Jean-Claude Willame


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