Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Une démocratie au chômage
Il n’y a pas de saison de chasse lorsqu’il s’agit des chômeurs. Désormais, même les catégories jusqu’à présent protégées, comme les personnes souffrant de problématiques d’ordre mental ou psychiatrique, tombent sous le feu nourri des sanctions, suspects idéaux et victimes collatérales d’une crise économique… et démocratique.
Démocratie, mon amour ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la crise
John Pitseys
La crise économique ne met pas seulement en question les fondements du libéralisme économique : elle est à la fois la cause et la conséquence de la mise sous défensive du libéralisme politique.
En quoi en est-elle la cause ? L’affirmation selon laquelle « la crise économique procède d’une crise démocratique » est devenue un lieu commun pointant à la fois l’absence de contrôle public des banques ou des agences de notation, ainsi que le dépassement progressif des institutions étatiques ou interétatiques. Cette crise démocratique comporte néanmoins deux autres dimensions moins soulignées. Premièrement, la démocratie libérale place l’entreprise hors du champ démocratique, comme si celle-ci n’était rien de plus que la somme des parts de propriété qui la composent. La crise de 2008 a montré que l’entreprise devait aussi être traitée comme une institution sociale à part entière. La définition et la poursuite de son objet social doivent donc faire l’objet d’une gestion collective et la gestion des externalités — couts économiques, sociaux et environnementaux qu’elle produit, mais dont elle ne subit pas toujours les conséquences — doit faire l’objet d’une gestion et d’un contrôle publics. Deuxièmement, nos régimes représentatifs entretiennent l’illusion volontaire que la légitimité d’une décision ne s’examine que par les membres existants, hic et nunc, de la communauté politique. Or, qu’il s’agisse de la question de la dette ou de la difficulté d’adopter les traités européens, la crise actuelle nous réapprend qu’une décision prise aujourd’hui lie également la communauté future par les effets qu’elle produit, mais aussi par le cadre institutionnel et la marge de négociation que celui-ci laisse. La légitimité d’un régime démocratique ne dépend-elle pas de la possibilité pour les citoyens de se défaire des décisions prises par la génération précédente ?
Et en quoi en est-elle la conséquence ? La crise économique présente la double contrainte suivante : les politiques mises en place au niveau national semblent inefficaces, mais les initiatives qui seraient prises au niveau international apparaissent illégitimes.
Dans ce contexte, deux tentations se présentent alors.
La première consiste à faire diversion, les gouvernements affichant leur volontarisme dans des domaines où l’État conserve quelques prérogatives régaliennes : l’étranger est refoulé, le criminel est traqué, la police est dans la rue… L’État détourne l’attention sur son impuissance perçue en matière économique en attirant l’attention sur des sphères où son action semble plus lisible.
La seconde consiste à neutraliser le débat politique. La crise procédant à la fois d’une fatalité à laquelle aucun gouvernement ne saurait résister et d’un malheureux accident de parcours du système économique, ni les politiques mises en œuvre ni les idées qui les fondent ne sauraient être mises en cause. En revanche, les solutions à la crise proposées par ces mêmes gouvernements sont à la fois objectives, de bon sens et sans alternative possible : elles consistent à reproduire, mais cette fois de manière correcte, les mêmes procédures qui prévalaient jusqu’en octobre 2008. Dans ce cadre, l’idéal démocratique est réduit à un dialogue épisodique entre le gouvernement et les grands corps intermédiaires de la société. Et la légitimité du pouvoir résulte moins de la capacité des membres de la communauté politique à exprimer leurs préférences, que de la capacité du gouvernement à produire les décisions répondant aux meilleurs intérêts de la population.
Ces deux tentations présentent des visages différents : ceux du populiste et du technocrate. Elles se rejoignent néanmoins dans leur manière de considérer le débat collectif comme inutile, voire comme un facteur d’instabilité tant pour le gouvernement que pour les acteurs financiers, d’évacuer la complexité du réel au profit d’un facteur d’explication unique et de considérer le citoyen comme un élément passif, flou et agrégeable. Ces tentations entrainent en outre des conséquences similaires. La méfiance et le désintérêt du citoyen tout d’abord, puisque l’action politique lui est d’emblée présentée comme inutile : tant l’État disciplinaire que la « voie dorée » budgétaire montrent à la fois une reprise en main de l’État sur le citoyen et son aveu d’impuissance devant la crise. Une remise en question plus fondamentale de la démocratie comme idéal social ensuite. La démocratie est désormais perçue comme un régime inapte à résorber les injustices, que même les représentants ne prennent pas au sérieux. Soit un tel régime n’est plus supposé être une « vraie démocratie », capable de répondre aux « vrais » problèmes des « vrais » gens — et on voit relancée, comme dans les années trente, la vieille ritournelle selon laquelle nos démocraties libérales ne sont après tout que des démocraties de façade. Soit on est tenté de déduire que les régimes démocratiques ne sont pas ou plus adaptés aux défis d’aujourd’hui, et qu’il s’agit dès lors d’envisager d’autres régimes politiques, plus rationnels, plus cohérents, plus rassurants.
Que retirer de cette relation double entre crise économique et démocratique ? Celle-ci présente le bénéfice intellectuel de nous obliger à sortir d’un modèle concevant l’économie comme un ensemble de règles quasi physiques, et à refuser la contamination de ce modèle au champ social et politique. Elle nous oblige à questionner l’idée que la société démocratique serait un acquis irréversible. Elle alimente la réflexion sur le politique, notamment : comment passer du discours sur la responsabilité sociale des entreprises à celui sur la démocratisation de l’espace économique ? Comment concevoir une démocratie au niveau européen, quels qu’en soient les aspects désagréables à court terme en matière de droits sociaux ? Enfin, elle nous oblige à revoir le regard que nous portons sur les droits humains. D’une part, la crise actuelle rappelle que si les droits humains ne sont pas seulement une ruse du capitalisme, ils ne sauraient présenter une alternative suffisante pour reconstruire ce qu’est un régime légitime ou une société juste. D’autre part, elle montre, par la gravité de son impact social et démocratique, que le respect des droits humains n’est pas seulement une variable d’ajustement du capitalisme —, mais au contraire le marqueur de ses effets pervers.
Chasse au chômage ou chasse aux chômeurs ?
Sébastien Robeet
Cet article a pour but de faire le point sur les réformes en cours de l’assurance-chômage, dans une perspective critique et argumentée du changement de paradigme à l’œuvre dans le débat sur l’État social actif, depuis la réforme de 2003 – 2004. Cette réforme, portée notamment par Frank Vandenbroucke, a eu pour enjeu de changer en profondeur la logique de l’assurance-chômage. Elle signe la fin de l’exclusion des cohabitants pour chômage de longue durée (ex-art. 80) ainsi que la suppression du pointage communal.
Une nouvelle logique vient remplacer ces deux processus. Un développement important de l’accompagnement se met en place, par le renforcement d’une logique à l’œuvre au sein des services publics de l’emploi (service public de l’emploi : Actiris, Forem, VDAB), qui est passée d’une logique d’intermédiation entre les demandeurs et les offreurs d’emploi dans le cadre d’un chômage frictionnel à une logique structurelle d’accompagnement des demandeurs d’emploi dans la définition de leurs attentes et de leurs capacités.
À côté de cette logique d’accompagnement se met en place l’activation du comportement de recherche ainsi que la systématisation de l’échange d’informations entre les services publics de l’emploi et l’Onem.
L’activation du comportement de recherche (ACR) a fait couler énormément d’encre. On peut reprendre ici les principales critiques qui lui sont adressées. Il signifie tout d’abord un renversement de la charge de la preuve. Le chômeur est présumé responsable de sa situation et doit se justifier en permanence afin de pouvoir continuer à bénéficier des allocations. Or, lorsque l’emploi est perdu involontairement et que l’on se retrouve au chômage, il apparait tout de même très pénalisant d’exclure des chômeurs qui ne chercheraient pas un emploi… qui est lui-même très théorique.
Par ailleurs, on passe ainsi d’un principe assurantiel à un principe conditionnel. Le principe d’assurance implique que le risque — la perte d’un emploi — est couvert par une indemnisation — l’octroi effectif des allocations de chômage — tant que la personne ne rencontre pas une offre d’emploi convenable. La nouvelle logique mise en œuvre prend en compte des principes moraux tels que le mérite ou l’effort de recherche comme condition à l’octroi de l’allocation. Ce mécanisme a, dans la réalité, fait exploser le nombre de sanctions directes et indirectes. Son efficacité est donc également mise en cause dans la volonté de remise au travail. Et dans un contexte de chômage structurel, son inefficacité est évidente. Il s’agit alors purement et simplement d’un report budgétaire sur les budgets d’assistance développés au sein des CPAS.
L’analyse du creusement des inégalités peut être faite ex post, à l’aune des faits. Les plus fragiles sont plus lourdement et plus fréquemment sanctionnés, alors que ceux disposant d’un capital culturel ou économique arrivent à passer entre les mailles du filet. Un chiffre permet de se faire une idée de la population sanctionnée : moins de 10% des sanctions font l’objet d’un recours. Loin d’accréditer l’idée que la sanction est justifiée, cela met plutôt en lumière l’incapacité de ces personnes à se prendre en main et à se défendre…
Les logiques mises à l’œuvre dans les projets de réforme de l’État et dans le programme gouvernemental risquent d’accentuer encore lourdement ces tendances. Ainsi, le transfert de compétences prévu dans cette réforme accorde la règlementation de la disponibilité au fédéral, mais tout le reste est transféré aux Régions (suivi, sanctions, dispenses de disponibilité). Cette perspective risque d’amener rapidement à une défédéralisation complète de l’assurance-chômage. Un système fédéral ne peut être maintenu que si les règles sont appliquées de la même manière partout.
En outre, les services publics de l’emploi se transformeront alors en mini-Onem régionaux, avec toutes les compétences liées à l’emploi. Outre le fait que s’organise nettement un démantèlement de la sécurité sociale, la réunion des fonctions de contrôle et d’accompagnement dans les mêmes mains va à l’encontre d’un mouvement long de développement de l’accompagnement qui met le demandeur d’emploi et son conseiller dans une relation de confiance.
Enfin, l’extension de l’activation à tous les demandeurs d’emploi, même non bénéficiaires d’allocations, couplée à une dégressivité accrue des allocations, rend le projet de l’État social actif transparent. Ce sont bien les chômeurs qui sont considérés comme responsables de leur situation. Or, cette responsabilisation individuelle risque d’avoir deux effets néfastes : d’un côté, faire basculer une part importante de la population de la précarité à la pauvreté, via une nouvelle explosion de sanctions et de l’autre, augmenter l’insécurité que vivent les chômeurs afin de les contraindre à accepter des emplois de plus en plus précaires et mal rémunérés, engendrant modération salariale et précarisation généralisée de l’emploi.
Les chômeurs « mmpp » : à la poubelle les armées de réserve du capitalisme ?
Youri Caels, Yves-Luc Conreur et Vanessa De Greef
Les « personnes souffrant de problématiques d’ordre médical, mental, psychique et/ou psychiatrique » (MMPP) sont amenées à devenir une nouvelle catégorie officielle de chômeurs en Belgique. Quel est l’objectif de cette catégorie ? S’agit-il de développer un service public d’emploi plus performant auprès de publics spécifiques ou d’éloigner davantage les travailleurs considérés comme improductifs ?
Catégoriser les chômeurs pour mieux les accompagner ?
À la suite de la réforme de la procédure d’activation des chômeurs en 2004, il a été constaté que les principales victimes de celle-ci sont des personnes « qui sont déjà en marge du système et conjuguent un très faible parcours scolaire, des problèmes importants de socialisation, de dépendance et, fréquemment, de troubles mentaux1 ». En réponse à ce problème, une réforme du plan d’accompagnement des demandeurs d’emploi pilotée par la ministre de l’Emploi, Joëlle Milquet, propose d’apporter un accompagnement spécifique aux demandeurs d’emploi qui sont les plus éloignés du travail. On y trouve les « non-orientables », les « MMPP » et ceux qui en sont éloignés pour une autre raison. Si l’on fait partie de l’une de ces catégories (après un screening), la procédure d’activation devrait être suspendue pendant dix-huit mois maximum. Sans accord de coopération au niveau fédéral, chaque ministre régional transpose la réforme à sa manière. Dernièrement, un battage médiatique a eu lieu autour de l’avant-projet de décret du ministre régional wallon de l’Emploi et de la Formation, André Antoine, qui instaure, entre autres, la catégorie des MMPP. Mais qui sont-ils ?
Être ou ne pas être un MMPP
Si l’intention initiale d’accompagner un public spécifique est louable, qu’en est-il en pratique ? Comment repérer une personne « MMPP » d’une personne qui ne l’est pas ? Ne sommes-nous pas tous amenés à rencontrer un jour un problème d’ordre médical, mental, psychique et psychiatrique ? Et sur la base de quels critères et avec quelles compétences le conseiller va-t-il diagnostiquer la personne ? Sera-t-il possible de sortir de cette catégorie ? Nombreux sont les acteurs de terrain qui sont perplexes sur la possibilité de poser un tel diagnostic.
Actuellement, comme l’évoque la psychiatre Frédérique Van Leuven, « le risque est grand que la case “MMPP” devienne en réalité la catégorie fourretout où placer des personnes atypiques, un peu en dehors de la norme sociale2 ». La notion de MMPP manque terriblement de précision et est créatrice d’insécurité juridique. Et la personne étiquetée ainsi est-elle mieux accompagnée pour autant ?
Que faire d’un MMPP ?
Va-t-on assister à une « armée de conseillers3 » — expression utilisée par le ministre Antoine — pour s’occuper des armées de réserve du capitalisme ? Les acteurs de terrain sont sceptiques et évoquent la double discrimination de ces personnes, « d’une part par leur éloignement du marché de l’emploi et d’autre part, par l’impossibilité d’atteindre un objectif de mise à l’emploi rapide4 ». En outre, quel type de suivi apportera le conseiller ? S’agit-il d’imposer à la personne une obligation de se médicaliser pendant deux ans ? Et pourquoi catégoriser quelqu’un comme MMPP si son trouble ne nécessite pas une incapacité de travail ? La personne étiquetée ainsi ne risque-t-elle pas de déployer des problèmes mentaux plus significatifs ou de devenir plus marginalisée ? Par ailleurs, le processus d’exclusion d’un réel accompagnement de remise à l’emploi de ces personnes ira-t-il jusqu’au bout ? En effet, nous assistons aux tiraillements d’une classe politique et économique partagée : entre le fait d’abandonner une armée de réserve du chômage considérée comme improductive et le fait d’accepter d’élargir le nombre de chômeurs qui « échappent au suivi » et ce, même si les emplois manquent. Quoi qu’il en soit, nous constatons que les politiques développées privilégient la voie de la médicalisation d’une question sociale et font l’impasse d’une réflexion en profondeur sur les liens entre travail et santé mentale d’une part et chômage et santé mentale d’autre part.
- Ciccia L., « Catégorisation des chômeurs : de la segmentation vers la ségrégation ? », SAW‑B, avril 2011.
- Van Leuven Fr., « MMPP : médicaliser le chômage pour mieux exclure », disponible sur le site du séminaire de psychiatrie des hôpitaux Iris Sud.
- Vandemeulebroecke M., « Antoine veut rassurer les CPAS », Le Soir, 12 janvier 2011.
- Febisp, « En Wallonie, l’employabilité passera par une catégorisation à dessein “social”», dans L’insertion, dossier « Employabilité et segmentation au service des demandeurs d’emploi ? », n°87, p. 15.