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Une colline inspirée

Numéro 9 Septembre 2004 par Alex Vanherveland

septembre 2004

Les sou­ve­nirs les plus pré­gnants de cette Éthio­pie qui mar­que­ra ma mémoire se concentrent sur la col­line d’Entoto, domi­nant la capi­tale. Tout d’abord pour les innom­brables pro­me­nades que l’on y fait, à l’ombre des euca­lyp­tus. Ceux-ci portent ici l’appellation lyrique de bahar zaf, « l’arbre venu de la mer ». Leur coupe et leur trans­port vers la ville font […]

Les sou­ve­nirs les plus pré­gnants de cette Éthio­pie qui mar­que­ra ma mémoire se concentrent sur la col­line d’Entoto, domi­nant la capi­tale. Tout d’abord pour les innom­brables pro­me­nades que l’on y fait, à l’ombre des euca­lyp­tus. Ceux-ci portent ici l’appellation lyrique de bahar zaf, « l’arbre venu de la mer ». Leur coupe et leur trans­port vers la ville font l’objet d’un com­merce intense et pathé­tique. Les moins pauvres par­mi les cou­peurs de bois ont un ou deux ânes qui pour eux vont dégrin­go­ler vers la ville deux ou trois fois par jour, avec un far­deau de branches et de feuilles. Quand nous croi­sons ces humbles cor­tèges, les inéga­li­tés du che­min font sau­ter la car­gai­son sur le dos des bau­dets et nous bai­gnons quelques ins­tants dans un par­fum d’eucalyptus frais. Mais la plu­part des femmes qui col­lectent le bois n’ont pas de por­te­faix et doivent le trans­por­ter sur leur dos. Les plus vieilles font pitié, comme au temps de La Fon­taine, « sous le poids des fagots aus­si bien que des ans » ; les jeunes tout autant, si l’on sait que le garde fores­tier taxe­ra en échange de son silence au moins la moi­tié de leur maigre rétri­bu­tion (qua­rante euro­cents pour un tra­jet de quinze kilo­mètres) et, tant qu’il y est, vio­le­ra les plus mignonnes dans un buis­son adjacent.

Comme les autres pro­me­neurs blancs, j’ai sou­vent droit à une escorte tem­po­raire de petits ber­gers nu-pieds, vêtus d’une belle toge de coton écru verte ou blanche. Par­fois, l’un d’eux porte un agneau sur les épaules, comme pour com­plé­ter une scène par­fai­te­ment conforme aux images bibliques de mon enfance. Inca­pables de déci­der si je suis hos­tile ou ami­cal, ils tiennent fer­me­ment un solide bâton fer­ré et ne s’approchent pas trop vite, mais réclament à dis­tance « cara­me­la », « mas­ti­ka » ou, pour les plus grands, « ciga­ra » (les pre­miers mots modernes furent ita­liens, ici). Ce sont des Oro­mos, et comme ceux d’entre eux qui sont sco­la­ri­sés le sont dans leur langue, la plu­part ne connaissent que quelques mots d’amharique, la langue de la capi­tale (et du nord du pays) que je bara­gouine un peu (cette capi­tale ins­tal­lée au milieu de leur région et qui ne parle pas leur langue, les Oro­mos de la péri­phé­rie rêvent de l’annexer, au jour de la par­ti­tion du pays, en ren­voyant chez eux ceux des arro­gants enva­his­seurs amha­ras qui n’accepteront pas de s’assimiler : une intrigue à la belge dans la Corne de l’Afrique).

Les petits pâtres me montrent une source cachée d’eau potable. Ils réclament pour mon pro­chain pas­sage un sty­lo ou un cahier : visi­ter la loin­taine école pri­maire est pour eux un inves­tis­se­ment déses­pé­rant s’ils ne peuvent même pas prendre note de ce que l’instituteur enseigne. En voi­ci un qui m’offre, pour me nar­guer, la gre­nouille qu’il vient d’attraper. Je lui réponds que les gre­nouilles ne m’intéressent qu’à la dou­zaine, pour les frire à l’ail ce soir. La petite troupe se tord de rire et de gri­maces à l’idée que l’on puisse man­ger cela, puis se réjouit plus encore de pou­voir me vendre ce qui est sans valeur : après conci­lia­bule, il est enten­du que j’aurai douze rous­settes dans un sachet à mon retour de pro­me­nade. La pro­chaine fois, je leur deman­de­rai des escar­gots ou du miel sau­vage, peut-être des écre­visses, de la menthe ou de l’encens ; j’échafaude en mar­chant un sys­tème de finan­ce­ment de leur sco­la­ri­té par la vente aux visi­teurs des pro­duits de la forêt.

Si j’ai le temps, j’écouterai un peu leurs babillages, peu­plés des esprits malé­fiques de la nuit (« bou­da »), des tours joués par les mânes (« zahr »), le tout orches­tré bien sûr par « Seï­tan » (Satan). Ils ont tou­jours aus­si l’une ou l’autre his­toire d’hyènes. Ils me montrent l’entrée de leurs énormes ter­riers, rap­pelle le mou­ton ou le chien qu’elles leur ont enle­vé la semaine pas­sée : on n’a retrou­vé que les os au petit matin. Je fan­fa­ronne : « Moi, je n’ai pas peur des hyènes, puisque je suis blanc ! » La répar­tie fuse : « L’hyène sait pour­tant que ta chair est plus tendre… » Mon contra­dic­teur n’a pas dix ans, et me rap­pelle ain­si que dans ces contrées encore épar­gnées par les jeux vidéo et la télé­pou­belle, on n’a guère d’autre délas­se­ment que de se jouer des sit­coms sans camé­ra, où l’humour et la mai­trise du langage
sont sou­vent extraordinaires.

Moins féroce que l’hyène, mais tout aus­si pré­gnante dans les cau­che­mars enfan­tins, parce qu’elle n’hésite pas à entrer de nuit dans les chau­mières, pour voler une poule ou quelques crêpes fer­men­tées, la civette mord et griffe avant de s’enfuir celui qui tente de pro­té­ger son gar­de­man­ger. Il m’a fal­lu long­temps pour com­prendre que c’est d’elle qu’il s’agit quand les gens d’ici parlent de leurs démê­lés avec des « tigres ».

Ce quo­ti­dien de ter­reur, auquel s’ajoutent les nuits froides et, sou­vent, la disette, m’aide un peu à com­prendre les pay­sans ita­liens et fran­çais d’aujourd’hui, qu’exaspèrent nos idées buco­liques de réin­tro­duire le loup, le lynx ou l’ours.

Il faut dire en plus que, si la civette peut avoir un aspect mignon, on trou­ve­ra dif­fi­ci­le­ment, par contre, le moindre côté poé­tique à l’hyène. Elle peut par contre avoir toutes les outre­cui­dances. L’an pas­sé, dans l’Ogaden, des nomades soma­lis ont assis­té, plu­sieurs nuits de suite, à un spec­tacle inouï, de mémoire de cha­me­lier : des com­bats féroces entre une bande d’hyènes et des familles de lions, sans doute à expli­quer par la grande séche­resse qui avait déci­mé leurs proies com­munes. On dit que les lions l’ont fina­le­ment empor­té, non sans perdre quand même une tren­taine des leurs dans le car­nage. Ici, à l’entour de la capi­tale, la den­si­té humaine est trop éle­vée pour que la cam­pagne tolère encore le roi des ani­maux. On entend pour­tant des rugis­se­ments par­fois, le soir, quand le vent est à l’ouest. Ils viennent du gebi, l’ancien palais impé­rial, qui conserve quelques fauves en cage, ves­tiges de l’époque où ils contri­buaient sym­bo­li­que­ment à la tou­te­puis­sance du Négus.

Retour à ma balade. Les milans et les éper­viers, bien moins farouches que les enfants, font vers nous des vols en piqué qui rendent mon chien fou de rage ; peu­têtre veulent-ils nous éloi­gner des nids, ou alors ils consi­dèrent mon brave Hec­tor comme un concur­rent dans la chasse aux petits ron­geurs de la prai­rie. Cette fois-ci, je veille­rai bien à ne pas mener mes pas trop loin vers l’est, en direc­tion de la rampe lance-mis­siles éta­blie en catas­trophe par l’armée éthio­pienne quand le petit voi­sin éry­thréen com­men­ça de se mon­trer mena­çant. L’endroit est bien sûr inter­dit au public, mais dans ce pays indi­gent, on ne plante pas de pan­neau d’interdiction, ni de bar­be­lés, pour indi­quer ce que tout le monde est cen­sé savoir. Résul­tat : chaque dimanche matin, un ou deux étran­gers éba­his sont embar­qués dans une jeep mili­taire et gre­lottent au moins une nuit en pri­son dans leur tenue de jog­ging… On racon­tait à l’époque de la guerre avec l’Erythrée que l’ambassadeur de France, très modé­ré­ment alar­mé par une impro­bable inva­sion aérienne éry­thréenne, crai­gnait beau­coup plus, par contre, le lance-mis­siles en ques­tion, cen­sé pour­tant pro­té­ger la ville ; il avait en effet fait cal­cu­ler par son atta­ché mili­taire la tra­jec­toire pro­bable des mis­siles qui seraient lan­cés en cas d’attaque aérienne, réelle ou ima­gi­naire, et man­que­raient bien sûr leur cible mou­vante : ils abou­ti­raient sur sa rési­dence, au pied de la colline.

C’est éga­le­ment sur la col­line d’Entoto que l’empereur Méné­lik, pré­dé­ces­seur de Hai­lé Sélas­sié, avait déci­dé d’implanter sa capi­tale de com­bat, base de la recon­quête du sud éthio­pien. Les sources chaudes, le carac­tère sacré de l’endroit, où les Oro­mos venaient faire des offrandes à leur divi­ni­té tel­lu­rique, l’avaient sans doute rete­nu ici. Le visi­teur patient retrou­ve­ra les ves­tiges de son palais, habi­tés pour l’heure par quelques familles de vachers : une monu­men­tale porte sculp­tée, un esca­lier d’apparat, puis deux murs éven­trés et un toit mori­bond, du fumier mis à sécher, quelques poules maigrichonnes.

Comme dans le reste du monde chré­tien et musul­man, les ecclé­sias­tiques ont bien sûr récu­pé­ré le lieu de pèle­ri­nage païen. Aujourd’hui se dresse ici une grande église dédiée à la Vierge, inten­sé­ment visi­tée par tous ceux qui, de trois-cents kilo­mètres à la ronde, ont des requêtes à pré­sen­ter aux forces sur­na­tu­relles. Le fait que les fan­tômes de deux empe­reurs et trois impé­ra­trices hantent les lieux (on peut même chaus­ser leurs extra­va­gantes babouches au petit musée qui jouxte l’église) ajoute sans doute aux magies chré­tienne et païenne du lieu. La plu­part des pèle­rins sont ortho­doxes, mais on ren­contre aus­si quelques musul­mans. Moins tou­te­fois qu’au som­met du vol­can Zuk­wa­la, que domine un monas­tère chré­tien très res­pec­té ; moins encore, cer­tai­ne­ment, que de chré­tiens à Sheikh Hus­sein, der­nière demeure d’un pro­phète musul­man homo­nyme, à quatre-cents kilo­mètres au sud-est. En effet, sur ces pla­teaux pla­teaux si peu gâtés par le Créa­teur, les lisières de la fer­veur reli­gieuse, exté­rio­ri­sée en prin­cipe dans un seul des trois mono­théismes, res­tent ambigües. Deux ou trois pro­tec­tions valent mieux qu’une, et tous conti­nuent à révé­rer les lacs sacrés, les arbres thau­ma­turges et les vol­cans menaçants.

Jus­te­ment, cette nuit, voi­ci les pèle­rins qui achèvent l’ascension de la col­line. Ils sont aujourd’hui accom­pa­gnés d’un mécréant blanc, pèle­rin oppor­tu­niste. At- il vou­lu mettre ses pas dans ceux de ses ancêtres, abon­nés de Ban­neux et Lourdes ? Cherche-t-il aven­ture à conter dans une pro­chaine chro­nique ? Ou a‑t-il sim­ple­ment cédé à l’attrait d’une longue marche dans la nuit fraiche ?

Nous avons com­men­cé l’ascension vers minuit et, durant les trois pre­miers kilo­mètres, ce fut l’habituelle cour des miracles : une haie d’honneur de culs-dejatte, d’aveugles (sou­vent en groupe, se tenant par l’épaule : c’est du Breu­ghel!), des cas d’éléphantiasis, d’herpès variés, de polio dans un des rares pays où elle n’est pas éra­di­quée ; des bosses et pro­tu­bé­rances extra­or­di­naires ; des gan­grènes et des tumeurs ter­ri­fiantes. Gale­rie de tératologie.

Puis nous sem­blons émer­ger de l’enfer vers un séjour plus céleste. Les ânon­ne­ments des men­diants s’estompent et font place à des voix plus mélo­dieuses : nous appro­chons du sanctuaire.

Les petits feux qu’on allume pour se réchauf­fer et les mul­tiples cierges ajoutent à la magie de l’endroit. Le par­fum d’encens se mêle à celui de l’eucalyptus. Cer­tains mur­murent leurs prières devant l’icône de leur quar­tier, qu’ils ont emme­née pour la cir­cons­tance. D’autres, plus exal­tés, psal­mo­dient en s’aidant d’un tam­bou­rin et esquissent quelques pas de danse. La plu­part res­tent silen­cieux et écoutent l’un ou l’autre pro­phète, sor­ti pour l’occasion de sa caverne, qui leur com­mu­nique le résul­tat de ses hal­lu­ci­na­tions solitaires.

En effet, le relief de la col­line, comme celui de toute l’Abyssinie d’ailleurs, est pro­pice aux ermi­tages, et le pro­me­neur ren­contre de temps à autre un ana­cho­rète, hir­sute, hagard, lan­çant ses ana­thèmes déri­soires à la can­to­nade. Ou alors celui­ci très digne et docte, à la voix caver­neuse, se pré­ten­dant dans sa cent-deuxième année, qui me pro­pose de m’enseigner la sagesse éter­nelle si je lui paie une nou­velle toge.

La col­line d’Entoto, avec ses points de vue magni­fiques sur les plaines du Shoa, ses habi­tants, diurnes et noc­turnes, m’aura aidé à péné­trer quelques par­celles de l’âme abyssine.

Ain­si se ter­mine ma petite étho­pée (puisque c’est par ce terme que l’on dési­gnait jadis « une pein­ture des moeurs et des pas­sions humaines », selon ce Dic­tion­naire des mots rares et pré­cieux qui conti­nue à m’accompagner). Mes fonc­tions me trans­fèrent vers un autre méri­dien, où j’espère gar­der la lati­tude de vous diver­tir de temps à autre avec mes historiettes.

Alex Vanherveland


Auteur

journaliste