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Une colline inspirée
Les souvenirs les plus prégnants de cette Éthiopie qui marquera ma mémoire se concentrent sur la colline d’Entoto, dominant la capitale. Tout d’abord pour les innombrables promenades que l’on y fait, à l’ombre des eucalyptus. Ceux-ci portent ici l’appellation lyrique de bahar zaf, « l’arbre venu de la mer ». Leur coupe et leur transport vers la ville font […]
Les souvenirs les plus prégnants de cette Éthiopie qui marquera ma mémoire se concentrent sur la colline d’Entoto, dominant la capitale. Tout d’abord pour les innombrables promenades que l’on y fait, à l’ombre des eucalyptus. Ceux-ci portent ici l’appellation lyrique de bahar zaf, « l’arbre venu de la mer ». Leur coupe et leur transport vers la ville font l’objet d’un commerce intense et pathétique. Les moins pauvres parmi les coupeurs de bois ont un ou deux ânes qui pour eux vont dégringoler vers la ville deux ou trois fois par jour, avec un fardeau de branches et de feuilles. Quand nous croisons ces humbles cortèges, les inégalités du chemin font sauter la cargaison sur le dos des baudets et nous baignons quelques instants dans un parfum d’eucalyptus frais. Mais la plupart des femmes qui collectent le bois n’ont pas de portefaix et doivent le transporter sur leur dos. Les plus vieilles font pitié, comme au temps de La Fontaine, « sous le poids des fagots aussi bien que des ans » ; les jeunes tout autant, si l’on sait que le garde forestier taxera en échange de son silence au moins la moitié de leur maigre rétribution (quarante eurocents pour un trajet de quinze kilomètres) et, tant qu’il y est, violera les plus mignonnes dans un buisson adjacent.
Comme les autres promeneurs blancs, j’ai souvent droit à une escorte temporaire de petits bergers nu-pieds, vêtus d’une belle toge de coton écru verte ou blanche. Parfois, l’un d’eux porte un agneau sur les épaules, comme pour compléter une scène parfaitement conforme aux images bibliques de mon enfance. Incapables de décider si je suis hostile ou amical, ils tiennent fermement un solide bâton ferré et ne s’approchent pas trop vite, mais réclament à distance « caramela », « mastika » ou, pour les plus grands, « cigara » (les premiers mots modernes furent italiens, ici). Ce sont des Oromos, et comme ceux d’entre eux qui sont scolarisés le sont dans leur langue, la plupart ne connaissent que quelques mots d’amharique, la langue de la capitale (et du nord du pays) que je baragouine un peu (cette capitale installée au milieu de leur région et qui ne parle pas leur langue, les Oromos de la périphérie rêvent de l’annexer, au jour de la partition du pays, en renvoyant chez eux ceux des arrogants envahisseurs amharas qui n’accepteront pas de s’assimiler : une intrigue à la belge dans la Corne de l’Afrique).
Les petits pâtres me montrent une source cachée d’eau potable. Ils réclament pour mon prochain passage un stylo ou un cahier : visiter la lointaine école primaire est pour eux un investissement désespérant s’ils ne peuvent même pas prendre note de ce que l’instituteur enseigne. En voici un qui m’offre, pour me narguer, la grenouille qu’il vient d’attraper. Je lui réponds que les grenouilles ne m’intéressent qu’à la douzaine, pour les frire à l’ail ce soir. La petite troupe se tord de rire et de grimaces à l’idée que l’on puisse manger cela, puis se réjouit plus encore de pouvoir me vendre ce qui est sans valeur : après conciliabule, il est entendu que j’aurai douze roussettes dans un sachet à mon retour de promenade. La prochaine fois, je leur demanderai des escargots ou du miel sauvage, peut-être des écrevisses, de la menthe ou de l’encens ; j’échafaude en marchant un système de financement de leur scolarité par la vente aux visiteurs des produits de la forêt.
Si j’ai le temps, j’écouterai un peu leurs babillages, peuplés des esprits maléfiques de la nuit (« bouda »), des tours joués par les mânes (« zahr »), le tout orchestré bien sûr par « Seïtan » (Satan). Ils ont toujours aussi l’une ou l’autre histoire d’hyènes. Ils me montrent l’entrée de leurs énormes terriers, rappelle le mouton ou le chien qu’elles leur ont enlevé la semaine passée : on n’a retrouvé que les os au petit matin. Je fanfaronne : « Moi, je n’ai pas peur des hyènes, puisque je suis blanc ! » La répartie fuse : « L’hyène sait pourtant que ta chair est plus tendre… » Mon contradicteur n’a pas dix ans, et me rappelle ainsi que dans ces contrées encore épargnées par les jeux vidéo et la télépoubelle, on n’a guère d’autre délassement que de se jouer des sitcoms sans caméra, où l’humour et la maitrise du langage
sont souvent extraordinaires.
Moins féroce que l’hyène, mais tout aussi prégnante dans les cauchemars enfantins, parce qu’elle n’hésite pas à entrer de nuit dans les chaumières, pour voler une poule ou quelques crêpes fermentées, la civette mord et griffe avant de s’enfuir celui qui tente de protéger son gardemanger. Il m’a fallu longtemps pour comprendre que c’est d’elle qu’il s’agit quand les gens d’ici parlent de leurs démêlés avec des « tigres ».
Ce quotidien de terreur, auquel s’ajoutent les nuits froides et, souvent, la disette, m’aide un peu à comprendre les paysans italiens et français d’aujourd’hui, qu’exaspèrent nos idées bucoliques de réintroduire le loup, le lynx ou l’ours.
Il faut dire en plus que, si la civette peut avoir un aspect mignon, on trouvera difficilement, par contre, le moindre côté poétique à l’hyène. Elle peut par contre avoir toutes les outrecuidances. L’an passé, dans l’Ogaden, des nomades somalis ont assisté, plusieurs nuits de suite, à un spectacle inouï, de mémoire de chamelier : des combats féroces entre une bande d’hyènes et des familles de lions, sans doute à expliquer par la grande sécheresse qui avait décimé leurs proies communes. On dit que les lions l’ont finalement emporté, non sans perdre quand même une trentaine des leurs dans le carnage. Ici, à l’entour de la capitale, la densité humaine est trop élevée pour que la campagne tolère encore le roi des animaux. On entend pourtant des rugissements parfois, le soir, quand le vent est à l’ouest. Ils viennent du gebi, l’ancien palais impérial, qui conserve quelques fauves en cage, vestiges de l’époque où ils contribuaient symboliquement à la toutepuissance du Négus.
Retour à ma balade. Les milans et les éperviers, bien moins farouches que les enfants, font vers nous des vols en piqué qui rendent mon chien fou de rage ; peutêtre veulent-ils nous éloigner des nids, ou alors ils considèrent mon brave Hector comme un concurrent dans la chasse aux petits rongeurs de la prairie. Cette fois-ci, je veillerai bien à ne pas mener mes pas trop loin vers l’est, en direction de la rampe lance-missiles établie en catastrophe par l’armée éthiopienne quand le petit voisin érythréen commença de se montrer menaçant. L’endroit est bien sûr interdit au public, mais dans ce pays indigent, on ne plante pas de panneau d’interdiction, ni de barbelés, pour indiquer ce que tout le monde est censé savoir. Résultat : chaque dimanche matin, un ou deux étrangers ébahis sont embarqués dans une jeep militaire et grelottent au moins une nuit en prison dans leur tenue de jogging… On racontait à l’époque de la guerre avec l’Erythrée que l’ambassadeur de France, très modérément alarmé par une improbable invasion aérienne érythréenne, craignait beaucoup plus, par contre, le lance-missiles en question, censé pourtant protéger la ville ; il avait en effet fait calculer par son attaché militaire la trajectoire probable des missiles qui seraient lancés en cas d’attaque aérienne, réelle ou imaginaire, et manqueraient bien sûr leur cible mouvante : ils aboutiraient sur sa résidence, au pied de la colline.
C’est également sur la colline d’Entoto que l’empereur Ménélik, prédécesseur de Hailé Sélassié, avait décidé d’implanter sa capitale de combat, base de la reconquête du sud éthiopien. Les sources chaudes, le caractère sacré de l’endroit, où les Oromos venaient faire des offrandes à leur divinité tellurique, l’avaient sans doute retenu ici. Le visiteur patient retrouvera les vestiges de son palais, habités pour l’heure par quelques familles de vachers : une monumentale porte sculptée, un escalier d’apparat, puis deux murs éventrés et un toit moribond, du fumier mis à sécher, quelques poules maigrichonnes.
Comme dans le reste du monde chrétien et musulman, les ecclésiastiques ont bien sûr récupéré le lieu de pèlerinage païen. Aujourd’hui se dresse ici une grande église dédiée à la Vierge, intensément visitée par tous ceux qui, de trois-cents kilomètres à la ronde, ont des requêtes à présenter aux forces surnaturelles. Le fait que les fantômes de deux empereurs et trois impératrices hantent les lieux (on peut même chausser leurs extravagantes babouches au petit musée qui jouxte l’église) ajoute sans doute aux magies chrétienne et païenne du lieu. La plupart des pèlerins sont orthodoxes, mais on rencontre aussi quelques musulmans. Moins toutefois qu’au sommet du volcan Zukwala, que domine un monastère chrétien très respecté ; moins encore, certainement, que de chrétiens à Sheikh Hussein, dernière demeure d’un prophète musulman homonyme, à quatre-cents kilomètres au sud-est. En effet, sur ces plateaux plateaux si peu gâtés par le Créateur, les lisières de la ferveur religieuse, extériorisée en principe dans un seul des trois monothéismes, restent ambigües. Deux ou trois protections valent mieux qu’une, et tous continuent à révérer les lacs sacrés, les arbres thaumaturges et les volcans menaçants.
Justement, cette nuit, voici les pèlerins qui achèvent l’ascension de la colline. Ils sont aujourd’hui accompagnés d’un mécréant blanc, pèlerin opportuniste. At- il voulu mettre ses pas dans ceux de ses ancêtres, abonnés de Banneux et Lourdes ? Cherche-t-il aventure à conter dans une prochaine chronique ? Ou a‑t-il simplement cédé à l’attrait d’une longue marche dans la nuit fraiche ?
Nous avons commencé l’ascension vers minuit et, durant les trois premiers kilomètres, ce fut l’habituelle cour des miracles : une haie d’honneur de culs-dejatte, d’aveugles (souvent en groupe, se tenant par l’épaule : c’est du Breughel!), des cas d’éléphantiasis, d’herpès variés, de polio dans un des rares pays où elle n’est pas éradiquée ; des bosses et protubérances extraordinaires ; des gangrènes et des tumeurs terrifiantes. Galerie de tératologie.
Puis nous semblons émerger de l’enfer vers un séjour plus céleste. Les ânonnements des mendiants s’estompent et font place à des voix plus mélodieuses : nous approchons du sanctuaire.
Les petits feux qu’on allume pour se réchauffer et les multiples cierges ajoutent à la magie de l’endroit. Le parfum d’encens se mêle à celui de l’eucalyptus. Certains murmurent leurs prières devant l’icône de leur quartier, qu’ils ont emmenée pour la circonstance. D’autres, plus exaltés, psalmodient en s’aidant d’un tambourin et esquissent quelques pas de danse. La plupart restent silencieux et écoutent l’un ou l’autre prophète, sorti pour l’occasion de sa caverne, qui leur communique le résultat de ses hallucinations solitaires.
En effet, le relief de la colline, comme celui de toute l’Abyssinie d’ailleurs, est propice aux ermitages, et le promeneur rencontre de temps à autre un anachorète, hirsute, hagard, lançant ses anathèmes dérisoires à la cantonade. Ou alors celuici très digne et docte, à la voix caverneuse, se prétendant dans sa cent-deuxième année, qui me propose de m’enseigner la sagesse éternelle si je lui paie une nouvelle toge.
La colline d’Entoto, avec ses points de vue magnifiques sur les plaines du Shoa, ses habitants, diurnes et nocturnes, m’aura aidé à pénétrer quelques parcelles de l’âme abyssine.
Ainsi se termine ma petite éthopée (puisque c’est par ce terme que l’on désignait jadis « une peinture des moeurs et des passions humaines », selon ce Dictionnaire des mots rares et précieux qui continue à m’accompagner). Mes fonctions me transfèrent vers un autre méridien, où j’espère garder la latitude de vous divertir de temps à autre avec mes historiettes.