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Une catégorisation performative
Les procédures d’asile reposent sur un tri des réfugiés et donc sur une catégorisation. La vérification des critères de catégorisation impose une série d’épreuves et de questionnements intensifs, qui transforme la procédure en un « test de résistance au stress ». Témoignage et analyse.
Lorsque l’on parle des questions migratoires dans un pays d’immigration, c’est avant tout de catégorisation dont il s’agit. Sur le plan idéologique, catégoriser est une manière d’essayer de comprendre qui est cet Autre qui arrive dans notre société, et de mettre — ou non — une distance entre ce lui et ce nous. On parlera de clandestin, de migrant, de migrant économique, de réfugié, d’exilé, de voyageur, de sans-papiers, etc. Mais sur le plan juridique, ces catégorisations ont un pouvoir d’autant plus contraignant qu’elles sont performatives. Ce sont des textes de lois et des procédures administratives qui décideront de qui sera demandeur d’asile, puis réfugié statutaire ou non.
C’est donc bien au nom de cette ambition performative des catégorisations que les politiques de tri des réfugiés ont été mises en place. On déciderait de ceux qui seraient légitimes à l’asile — et donc à être accueillis — et ceux qui ne le seraient pas. Pour cela, trois directives européennes ont vu le jour : la directive dite qualification — qui précise qui a le droit au statut de réfugié —, la directive dite procédure — qui détermine comment on repère ceux qui auront droit au statut de réfugié —, et la directive dite accueil — qui précise les dispositions à mettre en place pour les demandeurs d’asile le temps de la procédure. Et à chacun des pays européens de traduire ces procédures dans leur propre batterie de droits.
Ainsi, pour se voir obtenir un statut de réfugié, il sera demandé à une personne de passer une série d’entretiens au cours desquels elle devra raconter son parcours de vie traumatique. Il sera demandé à la personne qu’elle explique — avec preuves à l’appui — pourquoi elle a fui son pays et pourquoi elle ne peut en aucun cas y remettre les pieds. Et prière de ne pas entremêler dans ce discours des éléments qui pourraient être facteurs d’intégration, comme la connaissance d’une langue ou l’apprentissage d’un métier en particulier. Non, ce que l’on demande à la personne, c’est qu’elle défende sa place dans sa future société en prouvant qu’elle est bien une victime qui requiert une protection. Sinon, elle n’aurait pas de raison d’être sur le sol européen. La logique semble être pensée à l’envers.
Un (més-)accueil sceptique
Des psychologues comme Pestre ont démontré que, non seulement, des personnes ayant vécu de grands traumatismes avaient de grandes difficultés à les raconter, mais aussi, que le processus de l’interview en lui-même était potentiellement fragilisant pour ces personnes. D’autant plus que les interviews de demande d’asile sont accompagnées d’une traque à l’histoire inventée. Le demandeur d’asile est donc d’abord suspect de ne pas être victime avant d’être (ou non) catégorisé réfugié. Pour être sûr que le demandeur d’asile dise la vérité, qu’il soit bien cette victime légitime au statut de réfugié, la démarche est donc extrêmement intrusive.
Et le temps de la procédure peut être long. Très long. D’où la directive européenne dite accueil. Globalement, cette directive garantit le droit au séjour durant la procédure, ainsi que toute une série de droits annexes (conseil juridique, soins de santé et psychologiques, etc.). Là encore, psychologues et anthropologues ont mis en garde : le temps que l’État se prononce sur la demande d’asile est vécu comme une sorte de sursis pour certains demandeurs d’asile. Cet état d’entredeux, cette attente d’une réponse institutionnelle quant à l’obtention du statut de réfugié, peut produire un état d’insécurité psychologique, accentué par l’inactivité.
Pour autant, les pays européens n’appliquent pas toujours (bien) cette directive accueil. Ainsi, en Belgique, le secteur associatif actif dans le réseau accueil dénonce année après année la mauvaise application de cette loi. Mais d’autres pays, comme la Grèce, sont encore plus mauvais élèves. La Cour européenne des droits de l’homme, dans un arrêt du 11 juin 2009 (S.D. c. Belgique) dénonçait ainsi les traitements inhumains et dégradants émis à l’encontre des demandeurs d’asile en Grèce. La Belgique, dans un arrêt de la Chambre des mises en accusation de la Cour d’appel de Bruxelles (D.S. c. ministère public) faisait jurisprudence en refusant de renvoyer un demandeur d’asile en Grèce selon le règlement de Dublin (qui précise qu’une personne doit demander l’asile dans le premier pays européen foulé).
Face à l’accueil et l’interview, en Grèce et en Belgique : le témoignage de Mamadou Bah
Je suis arrivé en Grèce, où j’ai connu la procédure d’asile, puis en Belgique. La Grèce a ratifié la convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugiés. Officiellement. Mais officieusement, en Grèce, il n’y a pas de structure d’accueil. Quand tu arrives, tu dois demander l’asile. C’est à la police étrangère que tu introduis ta demande. Tu dois leur communiquer ton adresse, et tu dois chercher où dormir. Ce n’est pas comme en Belgique, tu n’es pas accueilli dans un centre. Pour une personne qui vient fraichement d’arriver, ne connaissant personne, les seuls endroits où l’on peut dormir ce sont les parcs ou les jardins publics. C’est donc là que j’ai passé ma première nuit. Certains passent des mois dans des parcs.
C’est comme ça que j’ai décidé d’être « la voix des sans voix » et de créer l’association guinéenne l’Union des ressortissants guinéens de Grèce, avec la campagne « Plus jamais un Guinéen ne passera la nuit dans un parc ». On était sept-cents membres, chacun payait une cotisation de 10 euros par mois et on avait un statut juridique. L’État ne faisait rien, donc il fallait bien le faire, nous. On a réquisitionné une dizaine de maisons et on dormait là. On aidait pour la procédure d’asile, et on aidait aussi pour l’insertion socioprofessionnelle (au noir évidemment). On avait des contacts avec des entrepreneurs, des restaurateurs et on mettait les Guinéens en contact avec eux. C’était la seule manière d’insérer les gens.
Pour moi, l’octroi du statut de réfugié ne résulte pas de la crédibilité du demandeur d’asile, mais plutôt de l’accueil, et de la capacité de résister aux stress, aux harcèlements, et surtout de l’humeur de l’agent qui est chargé de l’auditionner. Bref. Je dis toujours que la réussite de ta demande d’asile ne passe pas par la crédibilité de ton histoire, mais par ta santé mentale. Et par ta résistance aux stress dans la durée. Parce que tu as en face de toi un fonctionnaire dont tu as l’impression qu’on le paye pour te pousser à la fraude. Il faut que tu sois préparé psychologiquement.
J’ai passé l’interview pour l’asile en Grèce et en Belgique. En Grèce, j’avais quatre personnes, deux flics de la police étrangère, un représentant du HCR et un représentant de l’Union européenne. Et ces quatre personnes sont devant toi, tu as presque dix heures de temps d’audition et quinze minutes de pause. C’est-à-dire que tu es harcelé de questions. Je m’en sortais dans l’interview. Mais, à un moment donné, j’ai reçu une question de l’un, une autre question du deuxième et simultanément une troisième question. Trois questions en même temps. Je ne savais pas comment y répondre, je suis donc resté muet un instant. Ils ont commencé à crier : « répondez ! », j’ai dit non. Vous posez vos questions une à une et je vais répondre. Mais trois questions à la fois, je ne sais pas répondre. Je suis fatigué. L’avocat qui était à côté disait : je prends note que vous essayez de harceler mon client. Parce que la seule stratégie maintenant, c’est de pousser à la fraude.
L’avantage en Grèce, quand tu introduis ta demande, c’est que cela peut prendre des années avant qu’elle démarre tant que tu ne communiques pas ton adresse et ton numéro de téléphone. Par contre, en Belgique, la demande peut prendre effet le jour même où tu l’introduis à l’Office des étrangers. Tu as déjà une interview assez longue ce jour-là. Une personne qui a accumulé la fatigue du voyage, le traumatisme qu’elle a dû fuir, les abus physiques et moraux des passeurs, cette personne n’est pas en mesure de tenir une audition le premier jour de sa demande. Elle a besoin d’un repos et d’un suivi qui lui permettront d’oublier et de tourner doucement cette page sombre de sa vie. Et une petite erreur commise le premier jour à l’Office des étrangers suivra le demandeur d’asile jusqu’au CGRA, et tout le long de sa procédure…
Pourquoi bien accueillir est-il important ?
Nshimirimana, dans un article intitulé « Immigrés en souffrance : traiter la différence ou soigner l’accueil ? », fait référence à une étude d’épidémiologie psychiatrique de l’université de Montréal que j’aimerais mettre en avant en guise de conclusion. Pour cette étude, Michel Tousignant a cherché à savoir s’il existait des facteurs favorisant une adaptation saine des réfugiés. Les chercheurs se sont penchés sur une population de deux-cent-trois adolescents ayant des parents réfugiés, provenant de trente-cinq pays différents. Ils ont ainsi examiné les corrélations possibles entre les souffrances des adolescents et certaines variables familiales en partant de l’hypothèse que les conditions de vie, après l’arrivée dans un nouveau pays, auraient plus d’impact sur la santé mentale de l’immigré que celles d’avant l’arrivée. Les chercheurs ont constaté qu’il n’y avait pas de corrélation significative entre le statut social des parents et la pathologie de leurs enfants. Les jeunes les plus souffrants ne venaient pas des familles les plus pauvres. En revanche, il existait une relation significative entre ce que les parents avaient vécu à leur arrivée dans le nouveau pays et les troubles psychopathologiques de leurs enfants. En d’autres termes, si les indicateurs du statut socioéconomique des parents, tels l’éducation, le chômage, la chute du niveau professionnel n’avaient pas d’impact significatif sur la pathologie des adolescents au moment de l’enquête, le fait d’avoir passé, au moment de l’arrivée, plus de six mois d’inactivité, sans occupation et sans emploi, avait quant à lui un impact réel sur la santé des adolescents.
Ne serait-il pas temps de soigner notre accueil en Europe ?