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Une biologie de la mort

Numéro 10 Octobre 2013 par Paul Thielen

octobre 2013

L’existence est une longue danse entre la vie et la mort. La mort agit à tous les niveaux du vivant. À l’échelle de la cel­lule, un mode par­ti­cu­lier fas­cine : l’apoptose, évo­quant la chute des feuilles. Elle per­met une « sculp­ture du vivant ». Ce méca­nisme per­met le cise­lage des doigts, le choix des organes sexuels, la sélec­tion des réseaux ner­veux et des agents immu­ni­taires qui se seront révé­lés utiles. Mais au niveau de l’individu humain, déter­mi­ner la mort est cru­cial. Au centre de la défi­ni­tion de la mort : la recon­nais­sance d’une irré­ver­si­bi­li­té. Sou­vent le moment vali­dé fait l’objet d’une déci­sion humaine. Des vivants peuvent-ils être éter­nels, immor­tels ? Que pro­met l’avenir : régé­né­ra­tion, cryo­gé­ni­sa­tion, états coma­teux qui reportent la mort… ? Quels ima­gi­naires ouvre la science-fiction ?

Pour­quoi un regard de bio­lo­giste dans ce dos­sier sur la mort ? Dans la com­plé­men­ta­ri­té de rôles sur les ques­tions vivant et socié­té, le bio­lo­giste occupe une place spé­ci­fique. Sans pré­oc­cu­pa­tion à court terme, il est moins dépen­dant de l’émotion de l’instant. Il consi­dère l’ensemble des êtres et tra­vaille sur le vivant en sa qua­li­té de vivant. Pour­tant ce concept n’a pas de fron­tières claires. Les virus, les prions sont-ils des êtres vivants ? Lorsque le bio­lo­giste est ame­né à réflé­chir sur la fin de vie, il touche du pied la ligne blanche qui balise son domaine. En effet, la réflexion sur la fin de la vie est aus­si morale et politique

L’existence, mort et vie : un « pas de deux »

Comme la vie, la mort appar­tient à l’existence, elle en est un res­sort essen­tiel. Long­temps on eut beau­coup de mal à défi­nir cette rela­tion tumul­tueuse et néan­moins féconde. Il y a eu la ten­ta­tion de ne voir en la mort que la néga­tion de la vie. Mais d’autres visions du monde ont rele­vé le défi d’intégrer la mort dans la dyna­mique de l’être. Au cours de l’histoire des der­niers siècles, l’observation, la pra­tique et la réflexion des bio­lo­gistes ont contri­bué à défi­nir une alliance paradoxale.

Bichat (1771 – 1882), méde­cin, mais aus­si excellent bio­lo­giste, défi­nit la vie comme l’« ensemble des fonc­tions qui résistent à la mort ». Bichat, vita­liste, réagit contre une science phy­sique conqué­rante, un maté­ria­lisme auquel il oppose les forces vitales. « La science des corps orga­ni­sés doit être trai­tée d’une manière toute dif­fé­rente de celles qui ont les corps inor­ga­niques pour objets. » Bichat donne sa force de frappe à un cou­rant vita­liste qui imprè­gne­ra long­temps les sciences de la vie.

À la même époque, Jean-Bap­tiste de Lamarck (1744 – 1829), un des pré­cur­seurs de la théo­rie de l’évolution (mais dans sa ver­sion trans­for­miste) et un des pre­miers uti­li­sa­teurs du mot bio­lo­gie, récuse ce vita­lisme. Les mêmes lois phy­siques régissent matières vivante et non vivante. Contrai­re­ment à Bichat, il pense que dans les corps vivants se trouvent des forces qui conduisent à la mort. Perce l’idée que la mort fait par­tie de la vie.

Moins encore que Lamarck, Claude Ber­nard (1813 – 1878), méde­cin et phy­sio­lo­giste, ne pense à des forces de mort qui s’attaqueraient de l’extérieur à des forces de vie. Pour lui, le corps est à la recherche d’équilibre, d’homéostasie, à la fois interne et avec l’extérieur. On peut rendre compte du milieu inté­rieur en termes phy­si­co-chi­miques, récu­sant ain­si le vita­lisme. L’être vivant per­met la créa­tion orga­nique et en même temps héberge la des­truc­tion par des méca­nismes qui relèvent de la phy­si­co­chi­mie. Vie et mort sont impli­qués dans un cycle de com­po­si­tion et de décom­po­si­tion dont la putré­fac­tion est un des moments.

Ceux qui ont vécu l’éducation chré­tienne autour de la Deuxième Guerre mon­diale se sou­vien­dront d’Alexis Car­rel (1873 – 1944), figure emblé­ma­tique de la pro­blé­ma­tique de la vie et de la mort. Car­rel a plu­sieurs visages. D’abord, celui du prix Nobel de phy­sio­lo­gie-méde­cine en 1912, extra­or­di­naire arti­san en points de suture, ins­truit par une bro­deuse lyon­naise. Pion­nier de la trans­plan­ta­tion d’organes chez l’animal, dès 1908, auteur de l’expérience du cœur de pou­let bat­tant dans un liquide nutri­tif, hors du corps de l’animal, pen­dant une tren­taine d’années (entre vingt-sept et trente-huit ans selon les auteurs). Cette expé­rience le condui­ra à consi­dé­rer le cœur comme vivant indé­fi­ni­ment, voire comme immor­tel dans cer­taines condi­tions. Car­rel aurait dit : « Une cel­lule bien hydra­tée, bien nour­rie, bien débar­ras­sée de ses déchets se renou­vèle per­pé­tuel­le­ment. » En 1935, Car­rel publie un livre qui aura un énorme suc­cès : L’Homme cet incon­nu sera tou­jours un best­sel­ler dans les années 1950. Hélas, comme Kon­rad Lorenz, il se lais­se­ra aller à des dérives eugénistes.

Ain­si, tant dans les théo­ries scien­ti­fiques que dans les hommes qui les portent se déroule ce jeu de la vie et de la mort. « Pas de deux » entre bios et tha­na­tos, danse gui­dée tour à tour par cha­cun des par­te­naires et dont le mor­ceau ultime est un der­nier tango.

Mort à tous les étages

La mort se joue à tous les niveaux de la vie.

La décom­po­si­tion de molé­cules. La des­truc­tion d’orga­nites intra­cel­lu­laires comme les mito­chon­dries qui sont les « pou­mons » de la cel­lule. Le déman­tè­le­ment au niveau de la cel­lule, brique de l’organisation du vivant. Nos contem­po­rains sont aus­si atten­tifs à la dis­pa­ri­tion de popu­la­tions. Ils sont sen­sibles à la média­ti­sa­tion autour d’espèces ou varié­tés mena­cées, voire condam­nées, ils craignent pour l’espèce humaine et reçoivent des appels visant à la pré­ser­ver ou les exhor­tant à rem­plir leurs devoirs envers elle. Plus lar­ge­ment, on assiste à l’anéantissement d’éco­sys­tèmes. Sur le plan des ères géo­lo­giques, l’histoire de la Terre nous révèle qu’elle a pro­gres­sé à coup d’extinc­tions mas­sives au cours des­quelles dis­pa­rait une part impor­tante des espèces ter­restres. Tout le monde connait la célèbre chute de météo­rite qui, il y a 65 mil­lions d’années, accom­pa­gna la dis­pa­ri­tion des dino­saures et favo­ri­sa l’évolution des mam­mi­fères. Il y aurait eu six extinc­tions et nous par­ti­ci­pons peut-être à la sep­tième. On ne peut exclure la perte totale de la vie sur la Terre tout en se ras­su­rant : il exis­te­rait dix-mille-mil­liards-de-mil­liards de pla­nètes habi­tables. L’Univers lui-même est-il appe­lé à dis­pa­raitre ? La vie n’aurait qu’un temps.

La mort cellulaire pour le plus grand bien de l’individu : la « sculpture du vivant »

Un niveau cru­cial est celui de la cel­lule. Selon Rudolf Vir­chow, omnis cel­lu­la e cel­lu­la, toute cel­lule pro­vient de cel­lules. Si le décès de l’individu, de l’organisme, est au cœur de ce dos­sier, celui-ci nait et trans­met la vie à tra­vers une cel­lule. Mieux connaitre les méca­nismes de des­truc­tion propres à la cel­lule ouvre de nou­velles pistes sur le rôle de la mort à l’intérieur du vivant. La pre­mière image de la mort cel­lu­laire, c’est la nécrose. Des tis­sus se détruisent au milieu d’organes sains. La nécrose est sou­vent cau­sée par une bles­sure ou une autre agres­sion. La mort cel­lu­laire prend la forme d’une des­truc­tion vio­lente. Elle s’étend de proche en proche comme un feu de forêt. Et lorsqu’on est arri­vé à la cir­cons­crire, elle laisse de lourdes marques, des cica­tri­sa­tions mal sutu­rées, des trous dans des organes.

La décou­verte de l’apop­tose, en 1972, grâce au micro­scope élec­tro­nique, a chan­gé à jamais le visage de la mort. L’apoptose, qui évoque la chute autom­nale des feuilles, est une auto­des­truc­tion pro­gram­mée. Mais nul dom­mage ne s’étend aux cel­lules avoi­si­nantes. C’est une chute de la cel­lule à l’intérieur d’elle-même, chute aux étapes pro­gram­mées. On a par­lé à son pro­pos de sui­cide cel­lu­laire. Conden­sa­tion du noyau et du cyto­plasme, découpe de l’ADN en frag­ments impor­tants, empa­que­tage rigou­reux des pro­duits dans des petits bal­lon­nets. Les cel­lules voi­sines vont recueillir ces petites pou­belles rigou­reu­se­ment nor­ma­li­sées et les inté­grer sans que cela per­turbe leur propre fonc­tion­ne­ment. Ce méca­nisme ne se déclenche pas seule­ment en réac­tion à un trau­ma­tisme exté­rieur. Il fait par­tie du déve­lop­pe­ment nor­mal de l’organisme. Des dizaines de mil­liards de cel­lules dis­pa­raissent. Tout se referme pro­pre­ment comme un trou dans l’eau. C’est propre, c’est net.

À côté de la nécrose et de l’apoptose, on connait un troi­sième phé­no­mène : l’auto­pha­gie. Une cel­lule s’avale elle-même de l’intérieur. C’est un phé­no­mène qui se déclenche, par exemple, dans des cas de manque de nour­ri­ture ou d’oxygène.

Par­mi les trois modes de des­truc­tion cel­lu­laire, l’apoptose est le plus para­doxal. Jean-Claude Amei­sen, méde­cin à Paris, a don­né à son action un nom évo­ca­teur la « sculp­ture du vivant ». À par­tir du bloc de marbre non dégros­si que consti­tue le fœtus, va se for­mer un homme. Nos mains ne sont d’abord qu’une masse que cou­vri­rait une moufle. Puis les doigts se des­sinent pro­gres­si­ve­ment et acquièrent l’autonomie qui va per­mettre des mou­ve­ments fins tels ceux du vio­lo­niste. Les organes géni­taux aus­si ont besoin de l’apoptose. Le corps construit d’abord les deux modèles pos­sibles : mas­cu­lin et fémi­nin. Et ce sont les influences hor­mo­nales qui vont faire régres­ser le modèle non choi­si. C’est vrai aus­si pour notre sys­tème immu­ni­taire et notre sys­tème ner­veux. On se deman­dait com­ment avec si peu de gènes, nous en aurions envi­ron 30 000, créer l’extraordinaire mise en réseau de nos neu­rones ? Impos­sible à pro­gram­mer avec si peu d’instructions ! Com­ment créer l’indéfinie varié­té de cel­lules qui vont répondre à la diver­si­té des agres­seurs pos­sibles ? Créer un maxi­mum de modèles et ensuite éli­mi­ner pro­gres­si­ve­ment ceux qui ne se sont pas ren­dus utiles.

Avec un tel sys­tème d’autodestruction dans les cel­lules, com­ment évi­ter un déclen­che­ment intem­pes­tif ? La sécu­ri­té est assu­rée par deux types de molé­cules : des molé­cules tueuses et des molé­cules gardes du corps. En cas d’absence de gardes, les tueuses ont le champ libre. Tout se joue dans un déli­cat équi­libre entre cel­lules voi­sines, un balan­ce­ment mort-vie, au ser­vice de l’être vivant. Des can­cers pour­raient être le résul­tat du dérè­gle­ment de cette balance de forces. Faute de molé­cules tueuses, des cel­lules se mul­ti­plient de façon anar­chique. Le mot d’ordre de sui­cide col­lec­tif n’est plus trans­mis, et la popu­la­tion se déve­loppe sans rete­nue. Sculp­ture du vivant, la mort cel­lu­laire peut ser­vir une vie abondante.

L’affinement du corps humain, sa réponse adé­quate aux aléas de notre déve­lop­pe­ment, tout cela ne nous fera pas oublier que l’aventure humaine se ter­mine iné­luc­ta­ble­ment à long terme par la mort de l’individu. L’homme ancien s’était adap­té à l’idée qu’il par­ti­ci­pait au grand jeu du pré­da­teur et de la proie, que son corps pour­rait ser­vir de nour­ri­ture à d’autres espèces. Cer­tains rites funé­raires signi­fiaient le retour à la terre nour­ri­cière ou l’offrande aux oiseaux de proie. Mais dans nos pays apai­sés, où les famines, les épi­dé­mies et les guerres ne sont plus d’inlassables pour­voyeuses de mort, la mort cor­po­relle est tou­jours au ren­dez-vous avec en pré­mices le vieillis­se­ment généralisé.

Engendrer, c’est mourir

Les humains, comme leurs cou­sins vivants, ne se repro­duisent pas, ils engendrent. Seuls leurs gènes se repro­duisent. Leurs corps vont sus­ci­ter de nou­veaux êtres aux­quels ils trans­fèrent de l’information et un récep­tacle de base dans lequel cette infor­ma­tion pour­ra s’exprimer. Clas­si­que­ment les bio­lo­gistes dis­tin­guaient le ger­men et le soma. Pour la trans­mis­sion des carac­té­ris­tiques d’un vivant, l’essentiel est le ger­men. Au départ, quelques cel­lules s’isolent rapi­de­ment dans le déve­lop­pe­ment embryon­naire et pour­ront don­ner ovules ou sper­ma­to­zoïdes. Le reste c’est le soma, embal­lage per­du, recy­clable. La plu­part des cel­lules de notre corps ne par­ti­cipent pas direc­te­ment à la trans­mis­sion de la vie.

Entre­temps, c’est la guerre du sexe et de la mort. La « Nature » ne craint pas le gas­pillage. Pour un couple, des mil­liards de gamètes peuvent être pro­duits (chez un homme vigou­reux ce peut être des cen­taines de mil­lions par semaine). Des mil­liers d’œufs peuvent être fécon­dés. Des cen­taines de nou­veau-nés peuvent être mis au monde. Des dizaines de petits peuvent gran­dir. Tout cela pour pro­duire en moyenne deux adultes repro­duc­teurs dans une popu­la­tion stable. Pour arri­ver à ce résul­tat, peu importent les étapes les plus vul­né­rables. Les œufs et les nou­veau-nés sont les mets de choix pour les prédateurs.

Dans La logique du vivant, Fran­çois Jacob affir­mait que la mort est arri­vée avec l’invention du sexe. Jacques Ruf­fié déve­lop­pait cette thé­ma­tique dans Le sexe et la mort. Mais en 2000, André Klars­feld et Fré­dé­ric Revah osaient une Bio­lo­gie de la Mort (le titre de cet article en est une décli­nai­son) et remet­taient en cause la force de cette néces­si­té. Ce type de recherche se pour­suit. Une étude récente à laquelle a par­ti­ci­pé l’université de Namur semble bien mon­trer que le vivant peut assu­rer sta­bi­li­té et diver­si­té à tra­vers des lignées sans échanges sexuels. Le sexe n’est pas indis­pen­sable à la diver­si­té géné­tique d’une espèce.

Critères de la mort individuelle

Même si la mort est pré­sente à tous les niveaux du vivant, c’est à pro­pos des indi­vi­dus que les humains sont sen­sibles à la mort. Indi­vi­du est ce qui ne peut se divi­ser. Il est per­ti­nent d’en par­ler à par­tir du moment où un groupe de cel­lules déta­ché d’un pré­em­bryon n’est plus sus­cep­tible de don­ner un nou­vel indi­vi­du, un jumeau vrai.

Les inter­ven­tions sus­cep­tibles d’être pra­ti­quées au cours de l’émergence d’un nou­vel indi­vi­du humain ouvrent un impor­tant pro­blème de socié­té. Quel est le sta­tut d’un être bio­lo­gi­que­ment et per­son­nel­le­ment en deve­nir ? Si la recon­nais­sance comme per­sonne est la ren­contre d’une base bio­lo­gique et d’une inten­tion, quel com­por­te­ment adop­ter envers cet être ? Il est dif­fi­cile d’assigner avec pré­ci­sion un moment au début de l’individu, et encore plus de la personne.

Il en va de même avec la mort. Dans bien des cas, il n’existe pas un moment pré­cis où un indi­vi­du humain passe de la vie à la mort. Cette recherche qui a pas­sion­né des géné­ra­tions avec la légende de peseur d’âme est-elle pertinente ?

Pour­tant le besoin de déter­mi­ner que quelqu’un est bien mort est réel. Avant tout pour des motifs prag­ma­tiques : évi­ter d’enterrer un vivant. Les fos­soyeurs et les méde­cins légistes ont leurs his­toires de cadavre sou­dain réveillé. Au-delà de la véri­fi­ca­tion de la mort, il y a aus­si l’attention que l’on veut por­ter au moment du tré­pas. Peut-on encore par­ler, tenir la main, écou­ter, cares­ser, ten­ter de réchauffer ?

Les pre­miers constats relèvent des repré­sen­ta­tions fon­da­men­tales : le mort est blême, froid, rigide, il ne res­pire plus, son cœur ne bat plus, son œil est éteint et noir, il ne bouge plus, il sent mau­vais… Ce n’est pas seule­ment un ver­dict de ther­mo­mètre, de test méca­nique, de ten­sio­mètre, d’électrocardiogramme, de lampe dans les yeux révé­lant la mydriase. Au-delà du constat il y a l’image de la personne.

Cœur, poumons, cerveau

L’attention se concentre sur trois organes capi­taux : le cœur, les pou­mons, le cer­veau. Le cœur : pas seule­ment parce qu’il serait le siège des sen­ti­ments, mais sur­tout parce qu’il envoie vers l’ensemble du corps un sang nour­ri­cier jusque dans les plus petits recoins et répar­tit la cha­leur. Il n’y a pas si long­temps lorsque quelqu’un repre­nait vie après un long arrêt car­diaque, on le disait res­sus­ci­té et on lui deman­dait des nou­velles d’au-delà de la mort. On pre­nait des nou­velles des anges, des habi­tants du pur­ga­toire ou du ciel, du bon­heur. Les pou­mons : pas uni­que­ment parce qu’ils portent le souffle. On guette le der­nier et on tente de l’observer chez un enfant ali­té et pour lequel on craint. Petit à petit, déjà dans les années 1950, on a pris conscience de la rela­ti­vi­té de ces deux organes par rap­port au sup­port bio­lo­gique de la spé­ci­fi­ci­té humaine : le cer­veau. On a consta­té un point de non-retour, une limite au-delà de laquelle on ne retrou­ve­rait plus la com­mu­ni­ca­tion, l’écoute, le lan­gage… À tâtons, on a cher­ché les ins­tru­ments qui pour­raient déter­mi­ner en pro­fon­deur la perte d’aptitude céré­brale : l’électroencéphalogramme, la véri­fi­ca­tion par angio­gra­phie de l’absence de toute cir­cu­la­tion san­guine même lente. On a déter­mi­né des temps, des pro­to­coles, des gages d’objectivité des obser­va­teurs… La par­tie de l’encéphale prise en compte dans dif­fé­rentes légis­la­tions peut être dif­fé­rente. Des pays comme l’Inde pri­vi­lé­gient l’activité du tronc céré­bral, res­pon­sable de la régu­la­tion de la res­pi­ra­tion et du rythme car­diaque, car­re­four de voies ner­veuses et lieu de contrôle de la dou­leur. D’autres pays se foca­lisent sur le cor­tex et les fonc­tions supérieures.

Chaque fois qu’on fait des décla­ra­tions sur un mort, on s’aperçoit qu’on engage une déci­sion humaine. Le mot cru­cial pour la mort, c’est l’irré­ver­si­bi­li­té. Le juge­ment se base sur des cri­tères bio­lo­giques, mais il y a sou­vent un saut dans le risque, volon­tai­re­ment assu­mé. Lorsque dans une salle d’urgence le méde­cin jette les gants et dicte « heure de la mort : … », c’est une déci­sion qu’il prend. Dans beau­coup de par­cours de mort, on assiste à la ren­contre d’une obser­va­tion objec­tive, par­ta­geable, et d’une déci­sion volon­taire, en conscience. Le mot « irré­ver­si­bi­li­té » fait par­tie de la défi­ni­tion de la mort. Et sans doute doit-on intro­duire dans la défi­ni­tion les condi­tions de vie vers les­quelles une réani­ma­tion peut ramener.

La bio­lo­gie ne donne de limite pré­cise ni au début ni à la fin d’un indi­vi­du, à for­tio­ri pas pour la per­sonne humaine, ce mot de per­sonne n’appartenant pas à son voca­bu­laire. Elle peut pro­po­ser des seuils objec­tifs par­mi les­quels choi­sir. Et il faut consta­ter que la pra­tique des greffes a modi­fié ces seuils. Les minutes comptent. Le para­doxe est de vou­loir véri­fier que le corps ne revien­dra plus à une vie de com­mu­ni­ca­tion et en même temps qu’il reste dans un état où tous les organes demeurent fonc­tion­nels, qu’il garde une peau rose, chaude, celle d’un pai­sible endor­mi. Cer­tains pro­posent un cri­tère prag­ma­tique. On coupe tous les accès à des sti­mu­la­teurs externes de rythme, tant pour le cœur que pour les pou­mons. Et si le corps ne reprend pas spon­ta­né­ment après plu­sieurs minutes, il est consi­dé­ré comme dis­po­nible pour les pré­lè­ve­ments en vue de greffes. D’une cer­taine façon la défi­ni­tion de la mort est lourde des impé­ra­tifs de soli­da­ri­té et de ges­tion de res­sources rares, y com­pris les res­sources économiques.

Les familles s’inquiètent de cette situa­tion. Elles font leur deuil de la com­mu­ni­ca­tion avec leur proche. Mais elles ne vou­draient pas que soient cou­pés ses rêves, sa conscience, sa per­cep­tion même voi­lée de ce qui se passe. Quels ins­tru­ments peuvent attes­ter qu’un cer­veau n’a plus de rêves ? Quel sta­tut don­ner à ces états où la vie est comme sus­pen­due ? Dans une hypo­ther­mie, un coma arti­fi­ciel et ses décli­nai­sons, voire une cryogénisation.

Des ani­maux sont des spé­cia­listes de ces états de vie sus­pen­due. De petites bêtes de gout­tière se recro­que­villent sur elles-mêmes en temps de sèche­resse, mais peuvent repar­tir, même après des années, si on les réhy­drate. Des tar­di­grades et des roti­fères sont des sujets d’étude pri­vi­lé­giés de cette mort retar­dée. Des bac­té­ries et des spores pour­raient sur­vivre sans limite connue même dans des lieux extrêmes.

Vie éternelle ? Vie immortelle ? Vie pérenne

On connait des séquoias de 3 000 à 4 000 ans. On dit d’espèces de coni­fères, des pins, des cèdres, des épi­céas, qu’elles sont éter­nelles. Ces mots « éter­nels » et « immor­tels » attri­bués à des vivants sont bien impru­dents. Si des végé­taux semblent être des indi­vi­dus ou des clones d’arbres très anciens, ils res­tent mor­tels. Ne vaut-il pas mieux par­ler de pérenne pour expri­mer leur carac­tère lon­gé­vif ? Déjà en 1939, dans La vie et ses pro­blèmes, Jean Ros­tand atti­rait l’attention sur l’usage incon­si­dé­ré du mot immor­tel. « Un infu­soire se divise pério­di­que­ment en deux indi­vi­dus égaux […]. Ce mode de repro­duc­tion par bipar­ti­tions suc­ces­sives peut, en théo­rie, se pro­lon­ger sans terme, en sorte qu’on est fon­dé à tenir l’infusoire pour poten­tiel­le­ment immor­tel. Il ne l’est que poten­tiel­le­ment, car, en fait, rien n’est plus fra­gile, plus sujet à mou­rir, que ces êtres microscopiques… ».

Sommes-nous pro­gram­més pour mou­rir à un âge déter­mi­né par notre espèce ? Le sys­tème des télo­mères a été invo­qué comme régu­la­teur de notre durée. Des tech­niques ne pour­ront-elles pas faire fran­chir ces limitations ?

Avatars médicaux et clés USB

La science-fic­tion appar­tient à la lit­té­ra­ture, mais aus­si à la science. Elle ouvre par­fois des pistes pour ce que seraient un jour des modes de sur­vie. Quelques-uns rêvent de créer un double d’eux-mêmes. Un clone, réserve de pièces pour celles qui seraient un jour à rem­pla­cer, une mise en banque de cel­lules souches, proches des pre­mières géné­ra­tions de cel­lules embryon­naires, et qui per­met­trait de lan­cer le déve­lop­pe­ment de tout type de cel­lule, un ava­tar bio­mé­di­cal qui fonc­tion­ne­rait comme un modèle de chaque corps en per­met­tant d’y tes­ter approches chi­rur­gi­cales et même médi­ca­ments. Les femmes du début du XXe>/sup> avaient encore un man­ne­quin repro­dui­sant leurs formes. Si ces ava­tars se per­fec­tionnent, des roman­ciers rêvent d’y trou­ver un jour refuge. En pre­nant garde aupa­ra­vant de pos­sé­der une copie de tout le logi­ciel de leur corps au meilleur de son par­cours de vie. Un backup du génome, un backup des sou­ve­nirs, et comme en infor­ma­tique un backup « de la der­nière ver­sion fonc­tion­nelle et des modi­fi­ca­tions récentes » !

Les déve­lop­pe­ments de la méde­cine régé­né­ra­tive laissent espé­rer que des organes lésés puissent se recons­ti­tuer. Les humains ne pos­sèdent pas les capa­ci­tés de la sala­mandre, mais ils ne sont pas dépour­vus de cette fonc­tion de répa­ra­tion-régé­né­ra­tion par exemple pour cica­tri­ser la peau. Et les nou­veaux iPS (cel­lules souches plu­ri­po­tentes induites) ouvrent un ave­nir fascinant.

Com­ment s’exprimerait alors la per­ma­nence d’un indi­vi­du ? Com­ment gar­der ou res­ti­tuer la mémoire du pas­sé et la pro­jec­tion dans l’avenir ? Quelles sont les pos­si­bi­li­tés de reprise de contact vers des organes décon­nec­tés pour refaire un seul corps ?

L’être humain n’est pas bio­lo­gi­que­ment obli­gé de mou­rir. Pour­tant sta­tis­ti­que­ment, s’il sur­vit assez long­temps, il va mou­rir, peut-être d’un bête acci­dent, comme le célèbre « pot de fleurs » de Jacques Monod.

Peut-on par­ler de mort natu­relle ? Serait-ce celle du vieillis­se­ment ou de la pro­ba­bi­li­té d’accident ? Dès que l’homme appa­rait dans l’histoire, il n’y a plus de mort natu­relle. Toutes les morts ne sont-elles pas cultu­relles ? Et ici l’homme est en conti­nui­té avec de grands ani­maux chez les­quels on a décrit, pho­to­gra­phié, fil­mé des signes d’accompagnement de la mort. L’existence de cime­tières de pachy­dermes n’a jamais été prou­vée, mais on a obser­vé des com­por­te­ments d’éloignement de la troupe. Une étude parue en 2005 dans Bio­lo­gy Let­ters montre que des élé­phants demeurent quelque temps auprès de la dépouille de leurs proches. Des com­por­te­ments d’accompagnement de la mort sont connus chez des dau­phins, des grands singes, même des hip­po­po­tames. Per­cep­tion de la mort ou per­sis­tance du lien de compagnonnage ?

Pour les évo­lu­tion­nistes, la sélec­tion natu­relle ne devrait pas être effi­cace pour des ani­maux et des humains qui ont fini de se repro­duire. Le sau­mon mou­rant épui­sé à la source d’une rivière après avoir accom­pli sa des­ti­née paren­tale en est un exemple. Pour­tant, le sou­tien à des indi­vi­dus âgés et dont la den­ture montre qu’ils ne pou­vaient plus s’alimenter par eux-mêmes est prou­vé par des décou­vertes pré­his­to­riques. L’être est accom­pa­gné dans la pré­pa­ra­tion de sa mort et un peu au-delà. Dans notre culture, le moment de la mort n’est plus seule­ment dépen­dant des aléas du corps. Le temps de la mort est influen­cé par des choix volon­taires de la per­sonne, d’intervenants, de proches. Cela aus­si entre dans la nou­velle défi­ni­tion de la mort humaine.

Une fois que le corps est retour­né à la terre, au feu, à l’air, à l’eau, le bio­lo­giste se tait. Comme scien­ti­fique, il ne peut exclure qu’il existe aus­si une autre face de l’existence, un au-delà, un ailleurs. Il est moins à l’aise dans des expres­sions spa­tio­tem­po­relles comme l’après-mort, là-haut ou la des­cente aux enfers. Il se méfie des mots natu­rel, immor­tel, éter­nel. Comme le disait Woo­dy Allen « L’éternité c’est bien long. Sur­tout vers la fin. » Et au fond, l’immortalité, est-ce vrai­ment nécessaire ?

Paul Thielen


Auteur

Paul Thielen est docteur en biologie .