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Un Watergate ecclésiastique ?
Les vingt dernières années n’ont pas été celles où le clergé catholique a multiplié des abus sexuels, mais celles au cours desquelles est advenu le dévoilement public de pratiques anciennes. On n’est pas en face d’un évènement ponctuel, la révélation d’un gigantesque et honteux fait divers, mais à un moment où la liberté de conscience de nos contemporains a rendu possible de dire publiquement que ce mode de fonctionnement de l’institution religieuse est inacceptable. En cela, l’Église catholique est une nouvelle fois aux prises avec le défi que lui adresse la modernité.
De l’Amérique du Nord à l’Australie en passant par l’Europe, la révélation des abus sexuels des prêtres catholiques est devenue une affaire d’extension mondiale. Pour l’Afrique et l’Asie, on s’interrogeait encore. Désormais, des voix autorisées indiquent que, malgré le tabou du silence qui continue de s’y imposer, ces parties du monde sont aussi concernées. Contrairement à ce que veut croire Benoît XVI, on ne se trouve donc pas face à une simple conséquence de la sécularisation limitée aux sociétés occidentales. Bien plus, les agissements dissimulateurs du centre romain lui-même ont contribué à un séisme moral tel qu’il a pu être comparé à un Watergate ecclésiastique.
Pourtant, malgré le rôle que la presse y a indéniablement joué, s’agit-il vraiment d’un évènement de ce type, de la découverte ponctuelle d’un scandale inadmissible dans la conduite du personnel ecclésiastique et d’une illustration du pouvoir détenu par les médias qui se seraient acharnés à en débusquer les moindres manifestations ? Cette thèse est par trop simplificatrice. Car ce dévoilement mondial a, par ailleurs, rendu perceptible tout autre chose : le processus de décomposition qui, actuellement, affecte visiblement le clergé catholique. Le processus s’est accéléré depuis la fin des années soixante, mais date d’au moins un siècle. C’est dire que la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui requiert une plongée dans l’histoire de l’institution religieuse catholique dans sa rencontre avec le monde moderne.
La pédophilie est le plus souvent placée au centre du dossier. Sous ce terme devenu générique sont toutefois amalgamées des choses qu’il convient de distinguer. Pédophilie, pédérastie, viol de mineurs et maltraitance d’enfants sont des agissements distincts, même si l’opinion ne retient que les conséquences gravement destructrices qu’ils ont tous pour les victimes. Quant à la pédophilie elle-même — l’attirance sexuelle d’adultes pour des enfants prépubères — elle ne concerne pas la majorité des abus sexuels aujourd’hui publiquement dévoilés qui, par ailleurs, ne sont pas une nouveauté. Ils constituent une ancestrale pathologie dans les conduites humaines qui, il convient de le souligner, est loin de ne concerner que le clergé. On les retrouve au sein des familles ainsi que des autres lieux d’éducation de quelque obédience que ce soit. Bien entendu, ils revêtent une gravité extrême dans l’institution religieuse catholique parce que cette dernière se trouve sous l’autorité exclusive des prêtres qui exercent une tutelle particulière sur les enfants. Et qu’en outre, cette Église de prêtres se pose comme gardienne d’une moralité qui ambitionne de prescrire les normes de leur vie sexuelle à plus d’un milliard d’individus.
La thèse de cet article est dès lors la suivante : si, au cours des siècles, le clergé fut constamment associé à diverses formes d’abus sexuels, les dernières années ne furent en réalité que celles où l’on est parvenu au moment de leur dévoilement public. La question centrale étant de se demander pourquoi il n’est advenu que maintenant ? Il s’agit de comprendre les raisons d’une évolution dans les mentalités.
En finir avec les banalisations
Même si l’on sait que des groupes d’intérêts dont les intentions ne sont pas toutes innocentes sont intervenus pour imposer le grand déballage actuel, les abus sexuels sont la cause de trop d’effets irréparables pour que l’on cherche à en banaliser la portée en invoquant un quelconque complot. L’ampleur incrustée du phénomène interdit d’en réduire la gravité en invoquant son abusive médiatisation par des ennemis de l’Église. Ou encore de prétexter de l’ancienneté de nombre de ces abus qui remonteraient à une époque où leur signification culturelle n’était pas la même qu’aujourd’hui. Si de nombreuses victimes ne parlent que si tardivement de ce qu’elles ont vécu, c’est que leur blessure était intime et profonde, toujours là bien que longtemps enfouie dans la honte et le secret. Pourtant, une réaction fréquente parmi les catholiques fervents est de n’admettre que difficilement que leur Église soit à ce point contaminée. Ils en viennent alors à étrangement inverser les termes du problème : plutôt que les enfants abusés, ce serait l’Église la victime à défendre !
Une position plus irrecevable encore est exprimée par le sociologue italien Massimo Introvigne1. Après avoir mis en garde contre la panique morale provoquée par le lynchage médiatique dont le pape serait la cible, il affirme qu’il ne s’agit là rien moins que d’un complot de lobbies maçonniques qui, pour des raisons malthusiennes, veulent rendre légales des choses contre lesquelles l’Église catholique s’insurge : l’avortement, l’administration de la pilule RU486, la reconnaissance des unions homosexuelles, etc. Pour cet intellectuel associé à l’Alleanza Cattolica (un groupement politique conservateur proche de Berlusconi), l’actuelle affaire des prêtres pédophiles serait en grande partie un scandale artificiellement reconstruit par l’amplification de faits remontant aux années septante. Il n’y serait question que d’une pseudo-découverte orchestrée par des entrepreneurs moraux qui exhument ces faits pour nuire à l’Église dans le courageux combat qu’elle mène pour la défense de la famille chrétienne. Cette interprétation des choses passe cependant sous silence ce que le politologue américain Edward Banfield a appelé le familisme amoral, particulièrement observable dans l’Italie contemporaine. Proche du clanisme et de l’illégalité, ce familisme manifeste un zèle exclusivement dévoué aux avantages d’un lieu de solidarité intime exempt de tout sens civique et qui fait systématiquement prévaloir l’intérêt privé sur le public. Or, en raison du poids de la curie romaine, beaucoup de prises de position vaticanes manifestent de la complaisance à l’égard de ce phénomène. Ainsi, Introvigne fait semblant d’ignorer qu’en parlant de la famille chrétienne, la papauté n’a cessé de s’appuyer sur cette famille-là pour s’opposer au point de vue national-unificateur de ce qu’elle considère comme l’État usurpateur dans un pays qu’elle ne voit que comme territoire d’activité pastorale encadré par le clergé.
En outre, en faisant appel à la notion de complot, l’intellectuel italien concède tout à une théorie sociologique parmi les plus fragiles. Certes, il existe des complots. Mais même lorsque les preuves à leur sujet font défaut, leur simple évocation suffit déjà pour rendre plausible n’importe quelle hypothèse de convenance. Au risque toutefois de sombrer dans le ridicule. Ainsi, à suivre Introvigne, on devrait à la limite conclure que le pape lui-même, au travers de ses abondantes déclarations de repentance et ses multiples annonces médiatisées d’une nouvelle sévérité, figure parmi ceux qui engendrent ladite panique morale.
Il ne sert à rien non plus de dire que seule une minorité d’individus dévoyés est en cause. Car quel que soit leur nombre, c’est du haut en bas de la hiérarchie religieuse et partout dans le monde que derrière le paravent d’un silence imposé, les choses ont pu durablement se développer avec l’ampleur que l’on commence à connaitre2. Sans crainte de se tromper, on peut dire que quasiment tout le monde dans le milieu sacerdotal participait à ce silence. La reconnaissance à posteriori de cet odieux mutisme devrait faire réfléchir les responsables ecclésiaux actuels sur l’emprise que les institutions et les idéologies, religieuses ou non, parviennent à exercer sur la conscience des individus en vue de les faire taire. A cet égard, la situation de l’Église catholique n’est pas sans rappeler celle des intellectuels communistes occidentaux qui connaissaient les horreurs staliniennes et le goulag, mais auxquels Jean-Paul Sartre conseillait de ne pas en parler afin ne pas désespérer les ouvriers de Billancourt.
On a par ailleurs des raisons de penser que si les circonstances créées par ladite médiatisation ne l’y avait contrainte, la hiérarchie ecclésiastique ne serait probablement pas entrée dans le processus de clarification auquel elle consent enfin. Une laïcité militante se plait peut-être à découvrir une poutre plutôt qu’une paille dans l’œil de l’Église. Il y a cependant un souci apologétique de trop chez ceux des commentateurs catholiques qui, plutôt que de souligner le rôle prophylactique des médias dans la recherche des faits, ont cru au contraire devoir mettre en avant le courage de la hiérarchie affirmant désormais adopter la tolérance zéro. A entendre certains, il n’en aurait pas fallu beaucoup plus pour que les dispositions nouvelles annoncées par l’institution ecclésiastique en fassent une sorte de modèle héroïque pour tous face à un drame qui, bien sûr, ne concerne pas qu’elle.
En recourant à l’expression tolérance zéro, hâtivement empruntée au vocabulaire de l’idéologie sécuritaire, l’autorité romaine est loin d’être un modèle3. Le lexique utilisé en dit plutôt long sur la vacuité d’une pensée religieuse qui persévère à se mouvoir dans le seul registre de la condamnation de méfaits dont elle est elle-même largement responsable. Car à la source de ce qui est venu au grand jour, l’enquête historique fait voir bien autre chose que la seule turpitude d’individus pris isolément. On a affaire à un appareil religieux qui n’entend coopter que des individus célibataires et qui, en leur procurant un statut social valorisé non lié au mariage, attire inévitablement dans ses rangs un certain nombre de jeunes hommes habités par la peur des femmes. Selon plus d’un analyste, le discours ambigu qui y est tenu en matière de sexualité peut contribuer à entretenir leur immaturité sexuelle. Préoccupé d’abord de sa conservation, cet appareil se croit dispensé de toute régulation démocratique interne en vertu de principes donnés pour sacrés. Il y a là un ensemble de facteurs qui rappelle la loi d’airain de l’oligarchie4 : au nom de la sainteté des sacrements et de la réputation du corps qui les administre, l’élite au pouvoir est parvenue à y exiger le secret sur ses perversités intimes. Comme le soulignent les études historiques d’Emile Poulat, la culture du secret et de l’étouffement est une tradition dans l’Église, qui a toujours préféré arranger ses affaires avec sa propre justice, au nom de sa suprématie et de son autonomie.
Avant d’évoquer des dispositions héroïques qui feraient de l’Église un modèle pour les autres, la modestie requise par les temps qui courent exige plutôt d’admettre que le vase clos du mode de fonctionnement catholique est devenu inacceptable pour nos contemporains. Cet appareil n’obtenant plus la déférence que sa sacralité parvenait jadis à inspirer, ses digues sont en train de se rompre.
La réalité en face
Prendre la mesure de ce qui est en train de se passer exige de quitter le registre évènementiel qui tend à ne nous faire voir presque rien d’autre dans la situation actuelle que le dévoilement d’un fait divers gigantesque et honteux. Or, on n’est pas en face d’un simple accident de parcours dans l’histoire de l’institution religieuse. Et la hiérarchie ecclésiastique ne s’en sortira pas par de simples demandes de pardon et une plus grande sévérité. Ni en affirmant, comme le fait Benoît XVI, que le ministère est éternel tel qu’il a été engagé par son divin fondateur, pour inviter ensuite le clergé à en revenir au modèle que reste à ses yeux le curé d’Ars, ce profil pourtant très situé de prêtre imaginé par la Contre-Réforme catholique, qui menait la lutte contre le démon dans les campagnes du XIXe siècle. Répéter que, dans sa réalité mystique, l’Église demeure virginale en imputant la faute à ce monde sécularisé contre lequel il faut lutter par l’adoration de l’eucharistie, c’est fuir la réalité en attendant que les brèches se colmatent par un miracle. C’est là sans doute le discours d’un pontife égaré dans ses pensées qui continue de s’adresser à un monde qui n’existe plus.
Si la principale institution gestionnaire du patrimoine évangélique veut sortir du marasme dans lequel elle se trouve et penser un avenir pour le christianisme, il faudra que sa direction cesse de se mouvoir dans un décor intellectuel qui n’a plus grand-chose de commun avec la réalité contemporaine. Tôt ou tard, elle devra bien se réinterroger sur ce qu’elle s’obstine à donner pour la tradition authentique qu’elle entend à tout prix préserver, bien que nombre d’historiens ont montré qu’elle s’enracine moins dans les origines du christianisme que dans différentes de ses formes historiques contingentes. Ce n’est qu’en dépassant sa fixation compulsive sur ce que Hans Küng appelle son paradigme médiéval5 qu’elle parviendrait à comprendre pourquoi sa rencontre avec la culture du monde contemporain se passe si mal. Peut-être pourrait-elle alors réfléchir sur les raisons des odieuses pratiques de son clergé. Ses refus intellectuels l’ont enfermée dans un système où elle a cru longtemps légitime de les dissimuler. Elle en paye aujourd’hui le prix. Il s’agit donc de cerner ce qui structurellement explique que les cadres mentaux et humains du catholicisme aient abouti dans un tel délabrement.
Concernant le clergé, il ne sert à rien de refuser la discussion à propos des origines de sa situation actuelle. Les signes visibles de la crise qu’il traverse depuis des décennies s’expriment au sein des sociétés occidentales par le déclin de ses effectifs, son vieillissement spectaculaire et le réflexe de sauvegarde d’eux-mêmes que les jeunes générations manifestent en ne voulant plus s’y engager6. La question de fond est celle de l’émergence d’une nouvelle culture que l’Église n’a pas acceptée, bien qu’elle n’ait pas les moyens de la faire disparaitre. Il s’agit là des normes de conduite propres à la société démocratique qui sont bien différentes de celles de la société médiévale que pouvait prétendre régenter le corps sacerdotal. Sous les derniers pontificats, il y eut un constant déni de cette réalité. On y a inlassablement prié pour les vocations, mais en refusant toute discussion sérieuse à son propos. Curieux paradoxe toujours à l’œuvre chez le pape actuel qui ne cesse pourtant d’affirmer la nécessaire rencontre entre la foi et la raison !
C’est dans cette théologie aveugle qu’il faut rechercher les raisons de la situation présente. Il y a environ 400.000 prêtres aujourd’hui dans le monde, mais selon les chiffres publiés par le Vatican lui-même, de 1970 à ce jour plus de 70000 ont abandonné leur ministère et un bon millier continue de s’en éloigner chaque année. Les actuelles 9.000 ordinations sacerdotales annuelles de par le monde ne doivent pas faire illusion. Elles ont lieu pour la plupart dans les pays du Sud où elles restent associées à des aspirations d’ascension sociale qui ne tarderont pas à s’effondrer et, de toute manière, elles ne suffisent absolument pas à contrer le vieillissement général du clergé d’une Église dont le cadre ecclésiastique sera de plus en plus marqué par les limites inhérentes à la sénilité. Dans le monde occidental, quel que soit le courage de ceux qui demeurent en fonction, le contexte psychologique de leur existence est déjà profondément marqué par la perspective d’une absence de relève. La dépression, l’alcoolisme, les doubles vies sexuelles, mais aussi les affres du vieillissement et les suicides (dont jusqu’ici on parle peu) en font partie. C’est là la conséquence de l’attitude institutionnelle d’une hiérarchie aveugle qui, en la matière, se conduit d’une manière irresponsable. Quant à la mise en lumière actuelle des abus sexuels de certains prêtres, elle n’est que la manifestation du délabrement d’un milieu qu’un nombre croissant de croyants supportent de plus en plus mal. Or, si ce dernier dévoilement a certes des causes d’ordre ponctuel, il met aussi en évidence des facteurs structurels qui, eux, ne le sont pas. C’est ce qu’il s’agit d’éclaircir.
Un dossier qui émerge aux États-Unis
Le dossier s’ouvre aux États-Unis dans les années septante7. Au sein d’une société où l’emprise des médias est plus puissante qu’ailleurs et où s’observe une judiciarisation croissante des rapports sociaux, une première vague d’affaires éclate. Elles se multiplieront au fil des années et entraineront des procès couteux. Les bureaux d’avocats y jouent un rôle en raison des indemnisations financières qui sont en jeu, mais aussi d’une attitude nouvelle de la justice vis-à-vis de la crédibilité du témoignage des enfants. Divers groupes d’intérêts mettent ce contexte au service de leurs propres revendications. Si la médiatisation se concentre sur l’Église catholique alors que le problème affecte aussi les Églises protestantes ainsi que de nombreuses institutions profanes, c’est à partir d’une opinion publique qui ne considère plus les pratiques des prêtres abuseurs comme des cas individuels, mais comme la manifestation des errements d’un clergé à la dérive au sein d’une Église éclatée par ses orientations contradictoires.
Il y a aussi là une vision des choses qui n’est pas dissociable de la société nord-américaine, culturellement influencée par la Réforme qui a toujours été encline à considérer le célibat ecclésiastique comme contre-nature et susceptible de dissimuler la lubricité des individus. Une hyperbolisation anticatholique des affaires doit donc être prise en compte dans ce qui en a fait la question religieuse la plus discutée aux États-Unis au cours des trente dernières années. Toutefois, la démission à laquelle, en 2002, fut acculé l’archevêque de Boston qui avait dissimulé bien des scandales, montre que l’on ne peut réduire à néant les motifs de cette méfiance protestante prompte à dénoncer les autorités catholiques qui défendent leurs prêtres et traitent sans considération les fidèles.
La vague de dénonciation des prêtres abuseurs fut associée aussi à des conflits au sein de l’Église catholique américaine elle-même où, dès la fin des années soixante, s’opposèrent, parfois durement, des groupes radicaux et conservateurs. Parmi les conservateurs, la pédophilie est vue comme la conséquence du laxisme introduit dans l’Église depuis le concile Vatican II et, en l’amalgamant sans nuance à l’homosexualité, à l’infiltration des homosexuels dans le corps sacerdotal. On entend réagir de cette façon à la complaisance qu’une fraction du clergé manifesterait à l’égard du monde moderne. Les radicaux, pour leur part, critiquent l’hypocrisie de l’Église. Le célibat des prêtres cristallise à leurs yeux ses contradictions parce qu’il symbolise un idéal religieux séparé du monde. On l’accuse non seulement de nourrir le dénigrement de la sexualité, mais de brider l’autonomie de pensée des prêtres qui, dans leur isolement affectif, ne trouvent d’autre soutien que dans l’approbation de leurs supérieurs. Les féministes de leur côté, revendicatives quant à l’accès des femmes à la prêtrise, dénoncent une institution patriarcale, sexiste et opprimant les faibles, les femmes comme les enfants. Saisir la justice des affaires de pédophilie n’est plus perçu comme une déloyauté vis-à-vis de l’Église, mais comme un acte moral qui doit épargner de nouvelles victimes. Ainsi, de part et d’autre, la symbolique très sensible de l’innocence profanée fut utilisée comme un argument pour ou contre le changement au sein de l’Église postconciliaire.
L’extension mondiale de l’affaire
A partir des années nonante, le dossier a connu un développement mondial. Les choses se sont passées comme si, dans de nombreux pays, la révélation des abus sexuels en Amérique avait brisé la chape de plomb d’un silence longtemps imposé. En Irlande, en Allemagne, en Belgique et ailleurs jusqu’en Australie ou aux Philippines, partout des victimes ou leurs porte-paroles se sont mis à réclamer des comptes à la hiérarchie qui les avait dissimulés. Une demande de justice émanant d’en bas était restée longtemps impensable dans l’Église catholique. La nouveauté est qu’elle n’a plus émané de ceux que l’on peut qualifier d’ennemis externes de l’Église, ni de la critique de ses élites intellectuelles internes, mais de croyants qui ne se montrent plus disposés à rester muets face à l’autorité. Ce qui avait été longtemps accepté, vu l’absence apparente du recours, est devenu intolérable, et nombre de ceux qui dans leur enfance furent jadis victimes de sévices se mirent à parler.
On peut voir dans cette rupture avec le passé une conséquence de l’élévation générale du niveau d’instruction et d’information. Il s’agit en même temps d’une pénétration des droits démocratiques dans l’enceinte ecclésiale, dont on voit mal comment elle ne s’élargirait pas dans le futur. En tout cas, les dernières décennies auront été celles où nombre de simples croyants se sont organisés, ont enregistré des doléances, consigné des dépositions, créé des sites internet, mis en place des groupes de soutien et développé des manifestations que les autorités n’ont plus été à même de réduire. Même face à Rome ils n’ont pas fléchi et en sont venus à demander des comptes au pape lui-même : pourquoi le futur Benoît XVI, qui pendant vingt-cinq ans (de 1981 à 2005) fut le préfet de la congrégation romaine ayant en charge les questions liées au comportement du clergé, n’a‑t-il pas adopté une attitude plus claire face aux milliers de cas d’abus dont ses services eurent nécessairement connaissance ? Avec la directive solennelle de mai 2001 qu’il a signée et qui place les abus sexuels des prêtres sous secret pontifical, n’a‑t-il pas une responsabilité personnelle dans l’affaire ? Au niveau structurel, le fonctionnement de l’institution romaine pose en tous cas des questions graves. Le cardinal Ratzinger fut l’artisan d’une inlassable traque contre les théologiens de la libération, prêtres et évêques progressistes qui furent accusés d’enfreindre les dogmes religieux lorsqu’ils tentaient d’utiliser leur autorité en faveur des changements sociaux, alors qu’il n’entreprit aucune action comparable à l’égard de ceux qui, dans le clergé, faisaient de leur autorité celle de prédateurs sexuels. De même, l’Église qui proclame l’impérieux devoir de protéger la vie des enfants encore à naitre est aussi celle qui néglige distraitement la protection de ceux bien vivants qui sont soumis à son autorité.
La révélation actuelle des abus sexuels du clergé conduit à se demander pourquoi ils n’ont été dénoncés que si tardivement alors qu’ils ne datent pas d’hier ? Pourquoi la hiérarchie ne s’est jamais interrogée sur les conditions qui les rendaient chroniques et pourquoi, une fois cette situation mise en lumière, elle n’adopte qu’avec difficulté les dispositions susceptibles de les contenir sinon d’y mettre un terme ? Cette dernière question conduit en fait vers une autre, plus englobante que celle des abus eux-mêmes, mais qui éclaire les raisons du silence qui les a couvert. Il s’agit du fossé qui s’est creusé entre, d’une part, la culture actuelle qui valorise le respect de l’intégrité des individus et leur liberté de conscience tant publique que privée, et, d’autre part, la culture traditionnelle — que l’on pourrait appeler la culture de la conscience captive — pour laquelle prime l’idée d’une subordination des individus à une chose plus grande qu’eux, sacrée même puisqu’elle concerne une institution qui se considère d’origine divine.
L’écart entre ces deux univers ne s’est jamais réduit et on y retrouve, toujours en suspens, le problème de la modernité intellectuelle qui, en ce qui concerne lesdits abus du clergé, se décline dans le registre des rapports entre la sexualité et le pouvoir.
Le cœur du problème : la sexualité et le pouvoir
Le célibat des prêtres ne les transforme évidemment pas en violeurs d’enfants. C’est leur histoire psychologique individuelle souvent inconsciente qui conduit certains à devenir tels. Néanmoins, ces destinées individuelles sont inséparables du contexte institutionnel où elles ont à se vivre. Et si le célibat n’est pas la cause directe des abus sexuels, on est néanmoins en droit de se demander pourquoi ceux-ci ont continuellement été dissimulés dans une institution dirigée exclusivement par une minorité de sujets masculins non mariés. Dans un milieu de ce type, qui jusqu’ici n’a pas eu grand souci d’éviter la confusion entre célibat librement choisi et célibat obligatoire, de quel libre arbitre ont réellement disposé les jeunes vocations masculines ? Ce facteur n’est-il pas susceptible d’entretenir une sorte de pathologie de la fonction ? Les faits semblent en tout cas indiquer que, jusqu’à son plus haut niveau, un tel milieu professionnel s’est montré propice à l’aveuglement spécifique d’un groupe de sexuellement séparés.
La compréhension d’une telle pathologie de la fonction demande que l’on fasse ici un bref détour par l’histoire, parce que dans son développement, le christianisme a très rapidement offert un terrain favorable à l’entretien d’une grave ambigüité, un arbitraire même, dans sa conception des rapports entre la sexualité et l’autorité détenue par son cadre hiérarchique.
En renouant avec la conception sacrificielle des sacerdoces antiques, on sait que le christianisme a réintroduit des éléments de pureté rituelle dans le culte et que ceux-ci ont pesé parmi les divers arguments qui, plus tard, ont conduit à l’obligation du célibat. On connait aussi l’influence déterminante et durable qu’eut la pensée de St Augustin dès le IVe siècle. Sans proscrire explicitement l’activité sexuelle dans le cadre de la procréation légitime, elle fait grand cas de la concupiscence qui infecterait l’humanité tout entière depuis le péché originel. Dans sa lutte contre les hérésies et la débauche antique, St Augustin a aussi stigmatisé l’impureté naturelle des femmes et ainsi orienté le christianisme non pas vers le dépassement, mais au contraire vers la relance d’une domination masculine qui questionne l’humanité depuis la nuit des temps. Certains ont vu dans la pensée augustinienne une véritable haine théologique du sexe, d’autres y ont dénoncé la source d’une ambigüité intime de la théologie catholique en matière de sexualité ainsi que la source d’un maintien des femmes en position seconde. Tout cela a caractérisé le cadre institutionnel du travail des prêtres, auxquels depuis plusieurs siècles, les séminaires inculquent une identification forte à leur mère et vraie famille qu’est l’Église. Aujourd’hui, lorsqu’en Belgique le rapport Adriaenssens croit pouvoir déceler un incestueux refus d’agir dans la passivité silencieuse de la hiérarchie religieuse vis-à-vis des abus sexuels de certains de ses fils, le clergé, ce cadre n’est-il pas agissant ?
Au XIIIe siècle, la Somme théologique, de Thomas d’Aquin n’a guère contribué à sortir de l’ambigüité. On s’y demande principalement comment la raison doit parvenir à discipliner les plaisirs excessifs de l’amour humain, cet appétit naturel à peu près pareil à celui des bêtes, où l’âme est encline à devenir l’esclave du corps et s’y souille d’une façon contraire à l’ordre. Les choses dites de cette façon ne pouvaient évidemment que fortifier le statut exemplaire de ceux que l’Église tient à écarter de l’abjection du sexe.
C’est sur la base de cette tradition, dont les effets disciplinaires se cristallisèrent durant la période posttridentine, que l’autorité romaine eut à rencontrer les défis de la progressive émancipation publique des consciences dans le monde moderne. Dès le XVIIIe siècle, elle chercha à réassurer la force disciplinaire de sa morale sexuelle à travers un principe qui serait capable de soumettre la liberté de conscience des individus à une instance plus impérieuse. Elle remit alors en avant le vieux concept gréco-romain de loi naturelle, que Thomas d’Aquin avait déjà exhumé de l’oubli, pour défendre le bien commun en exigeant la conformité et l’unanimité, c’est-à-dire l’obéissance. Du point de vue de la théologie romaine, on trouvait là une norme morale universelle et extérieure à l’homme, inséparable de la Révélation et dont le Décalogue serait la formulation la plus ancienne.
À l’époque, la question n’avait cependant pas encore l’urgence qu’allait lui conférer la révolution sexuelle du XXe siècle. Liée aux méthodes de contraception modernes, cette dernière rendit possible une radicale dissociation entre la procréation et la sexualité. Elle advint, en outre, dans un contexte culturel désormais axé sur l’autonomie du sujet. Comment l’Église allait-elle répondre à ce qui menaçait de réduire à rien l’instrument traditionnel de sa discipline ? En 1968, Paul VI opposa un refus intransigeant aux perspectives d’émancipation sexuelle qu’ouvraient les découvertes médicales. Ce fut l’encyclique Humanae vitae. L’ambigüité y resta entière, parce qu’en s’opposant frontalement à l’interventionnisme technologique de la rationalité moderne, elle laissait entendre que la foi chrétienne est une anthropologie qui n’admet pas que l’on puisse chercher à échapper aux déterminismes biologiques. Parmi les techniques d’intervention possibles dans les processus de la reproduction humaine, certaines y sont qualifiées de naturelles et licites tandis que d’autres y sont qualifiées d’artificielles et d’illicites. Or, des techniques peuvent-elles être dites intrinsèquement bonnes ou mauvaises ? Cette distinction est plus que discutable et, en réalité, sous ce nouvel habillage, trouve-t-on autre chose qu’une reprise du vieil argument de la concupiscence augustinienne ? Rien, sinon qu’aux yeux de Rome, c’est maintenant à l’aide des moyens sophistiqués de la science que l’humanité veut affirmer son autonomie au travers d’une jouissance immodérée des biens terrestres.
L’encyclique installa un malaise intellectuel et disciplinaire profond dans l’Église catholique. Depuis, il n’a jamais disparu. Il provoqua une dissidence morale parmi l’immense majorité des croyants, y compris parmi ceux qui n’étaient pas dupes des promesses de la révolution sexuelle dont, à l’époque déjà, la publicité faisait l’usage que l’on sait parce que le libéralisme économique y trouve son compte. On ne saurait donc confondre le rejet de l’encyclique avec le trivial conformisme de ceux qui, à n’importe quel prix, souhaitent une adaptation commode du christianisme au monde actuel. Le point de rupture se trouve ailleurs : dans le fossé qui s’est creusé entre la pensée romaine et la culture moderne au sujet de la place qui doit être reconnue à la conscience des individus dans la conduite de leur existence.
La rupture
Durant des siècles, l’Église catholique a développé un système d’emprise culpabilisant sur les corps en associant d’une manière arbitraire la sexualité à la question de son autorité. En ne discernant dans le sexe que bestialité et péché, la sexualité humaine a pu servir d’argument à une perpétuation de la subordination des femmes aux hommes et des fidèles à leurs prêtres. Au moment où s’est culturellement affirmé le mouvement d’émancipation des consciences individuelles, il n’est dès lors pas étonnant que cette nouvelle requête se soit manifestée en parlant d’une libération sexuelle, brandie comme l’héroïne de la modernité là où Rome ne parvenait à voir qu’un hédonisme débridé. Avec le raccourci d’une telle formule, ladite modernité était sans doute loin d’en avoir fini avec l’élucidation de ce que, dans la sexualité, l’humanité fait comme expérience de sa fragilité et de ce qu’elle peut charrier comme illusions et fantasmes. Mais à cet égard, il n’était en tout cas plus possible de maintenir dogmatiquement l’ambigüité de la position catholique en la matière. Avant de donner de leçons à quiconque, l’Église devait s’interroger sur les contradictions intimes de son discours. Elle s’est montrée incapable de le faire. Cet appareil religieux avait voulu s’imposer par son intransigeance face au sexe. Il est aujourd’hui contraint d’avouer avoir été capable de couvrir durablement les pratiques de ses ministres violeurs d’enfants. Est-il étonnant que certains disent que ne s’y manifeste que le degré zéro de la réflexion dans ce domaine ?
Face à l’aspiration humaine que, non sans contradiction sans doute, cherchait à exprimer l’idée de libération sexuelle, le plus haut niveau de la hiérarchie religieuse n’a pas été à la hauteur de ce que le nouveau contexte culturel exigeait d’elle. La théologie romaine, produite comme l’idéologie d’un système chargée de débusquer tout ce qui le mettrait en péril, n’a été qu’un discours d’appareil, inapte à saisir que la liberté de conscience était devenue axiale dans la culture contemporaine. Elle a ignoré que cette liberté nouvelle avait décisivement transformé les références intellectuelles de notre époque, qu’un nouvel universalisme prenait la succession de celui qu’avec le thomisme elle avait mis en place au moment de la féodalité. Et qu’en réponse à cela, il fallait bien autre chose que des injonctions dogmatiques devenues vaines parce qu’ayant perdu tout effet de croyance. Ce n’était plus la froide indifférence qu’affiche le dogme à l’égard du vécu des personnes qu’il fallait faire valoir, mais l’attention réelle aux situations humaines concrètes. Il s’agissait de prendre en considération la dignité de chaque individu, de promouvoir le respect reconnu à leur conscience et non de perpétuer les catégories théologiques bâtardes sur lesquelles la culture romaine avait construit son autorité. Les compromis obscurs sur lesquels cette culture d’institution s’est bâtie avaient suffisamment montré qu’ils n’engendrent pas les pratiques vertueuses qu’ils prétendent soutenir. Et à admettre ensuite une grande indulgence à l’égard du pécheur que l’on a ainsi soi-même fait naitre, on ne fait en réalité rien d’autre que le maintenir dans le porte-à-faux définitif de sa position coupable8. On préfère y sauver des principes — dont on dit qu’ils expriment la loi naturelle ou surnaturelle — qui contribuent moins à éclaircir ce dont on parle en invoquant Dieu qu’à obtenir la soumission à ceux qui se donnent pour ses représentants infaillibles. Telle est la trompeuse limite d’une pensée religieuse plus préoccupée du dire que du faire, de son orthodoxie plutôt que de son orthopraxie, et dont bien au-delà des questions de langage, de communication ou de pédagogie, le problème fondamental est celui du pouvoir que génère son paradigme théologique.
Pour conclure
L’une des manifestations décisives de la modernité face à laquelle le système intellectuel de l’Église catholique n’en finit pas de se casser les dents, se situe donc là : dans l’individuation des choix qui découle de l’affirmation d’une légitime liberté de conscience pour tous, privée et publique. À l’aube du XXIe siècle, obnubilée par l’éclatement des encadrements moraux dont elle avait jadis le monopole, l’Église demeure indisponible à l’idée que l’on est parvenu au crépuscule de la société dans laquelle la référence religieuse constituait la principale force de contention des pulsions sexuelles et où la famille était conceptualisée sous le paradigme de la vigueur patriarcale d’un Dieu mâle. Elle ne parvient pas à concevoir que le processus de civilisation d’Eros, auquel elle a intimement associé la notion de péché, puisse se poursuivre autrement que sous son joug. Et c’est cela que montre sa crispation viscérale à propos du contrôle des naissances, de l’avortement, des unions libres, de l’accès aux sacrements pour les divorcés remariés, de l’homosexualité active. Un ensemble de questions que vient théologiquement couronner l’abstention sexuelle que célèbre l’obligation du célibat ecclésiastique.
Car que cherche à faire le théologien Joseph Ratzinger lorsque, face à la modernité, il réaffirme que cette obligation fait partie du dépôt de la foi ? Continuer à lui conférer le rôle de cadenas symbolique qu’elle a virtuellement joué jusqu’ici comme garant de l’existence d’un espace religieux virginal. La distinction typiquement catholique entre clercs et laïcs peut y trouver sa légitimation. Par le biais du pouvoir sacramentel exclusif des premiers, c’est l’autorité tutélaire sur la conscience des seconds qui se trouve pérennisée. Une digue est ainsi opposée aux prétentions de la culture démocratique. Or, c’est précisément à partir de la fixation sur un pouvoir sacerdotal lié au célibat que la perversité structurelle de l’institution ecclésiale vient croiser la perversité psychique des individus abuseurs d’enfants. Les deux se renforcent mutuellement et font que la question des prêtres pédophiles apparait comme le miasme de la décomposition d’une caste aujourd’hui en plein désarroi.
Liée au fossé qui sépare la culture contemporaine de celle à laquelle continue de se référer l’Église, cette question se répercute dans l’écart croissant entre leurs codes juridiques respectifs9. L’évolution du droit qui organise les sociétés civiles modernes n’a en effet cessé d’accorder plus d’attention au respect des individus. Très logiquement dans l’évaluation des comportements du domaine sexuel, le consentement des partenaires y est ainsi devenu décisif. Tandis que s’il n’y est pas mutuel, comme dans le viol et la pédophilie, on y identifie de plus en plus un crime. Or, durant la même période, le droit canon et la justice ecclésiastique sont restés branchés sur les exigences du droit naturel, celui du respect de la vie, plutôt qu’aux exigences du respect des vivants qui aurait rendu l’Église attentive aux victimes des abus sexuels de son clergé. Enfermé dans sa logique, le droit canon n’a certes pas omis de voir un délit dans les abus sexuels commis par des prêtres sur des enfants. Mais non pas d’abord parce que de telles pratiques détruisent des jeunes vies, mais parce qu’ils entachent la dignité du sacerdoce. C’est pourquoi jusqu’il y a peu, le secret le plus strict a pu être exigé à leur propos.
Ainsi, la hiérarchie ecclésiastique en est restée à ne rien percevoir d’autre dans la quête moderne de la liberté de la conscience que l’expression d’une ambition prométhéenne des hommes de ce temps. Elle qui aime se présenter comme experte en humanité, n’a identifié dans le courant de la libération sexuelle aucune exigence de la dignité humaine. Pour établir ses certitudes, la représentation unilatérale d’un dévergondage sexuel généralisé lui a suffi. Comme si le mouvement d’affirmation de la liberté des consciences n’avait pas été aussi celui d’une nouvelle sensibilité à l’égard de l’intégrité physique de chacun et d’une répulsion profonde envers toutes les conduites de violence faites au corps des individus. Comme si l’opposition à sa marchandisation n’avait pas fait partie de ses combats et qu’il n’avait pas obtenu que des choses tolérées par l’ancienne sociabilité virile soient combattues et finalement reconnues comme criminelles : la violence mâle et le harcèlement sexuel, le viol des femmes ou des mineurs et la pédophilie.
Sans doute est-ce en raison de cette interminable cécité hiérarchique que nous sommes parvenus au moment où le silence se rompt, où le dévoilement public des pratiques sexuelles abusives du clergé s’opère. Pour un nombre de plus en plus grand de croyants, ces pratiques occultées sont devenues insupportables. Quoi que dise Benoit XVI des méfaits de la sécularisation, la culture moderne est celle qui a rendu nos contemporains capables de le dire.
- « Preti pedofili : un panico morale », Cesnur, 13 mars 2010, www.cesnur.org/2010/mi_preti_pedofili.html.
- On sait que le phénomène est très ancien puisque le concile d’Elvire au IVe siècle déjà et certains procès de l’Inquisition à partir du XIIe mentionnent ses méfaits. Mais on ne dispose évidemment pas de données chiffrées comparant ce que furent les abus sexuels dans le passé et ce qu’ils sont aujourd’hui. L’étude actuelle qui fait autorité est celle du John Jay College of Criminal Justice de la City University of New York (disponible en anglais sur Internet). Aux États-Unis, pour des faits ayant eu lieu entre 1950 et 2005, 5.000 prêtres ont été impliqués sur les 110000 qui furent en fonction durant la période, soit 4,5%. Les victimes sont évaluées à 13.000, dont un tiers d’enfants de moins de douze ans. En pourcentage, ces chiffres ne diffèrent guère de ceux qui concernent la société américaine tout entière. Ils ont atteint un pic à la fin des années septante, puis ont décliné sans toutefois s’éteindre. Ces données ne s’éloignent pas du nombre des plaintes recueillies en Belgique par la commission Adriaenssens : pour les faits s’étant passés entre 1950 et 2000, près de cinq-cents plaintes concernent quatre-cents prêtres, avec un pic durant les années soixante suivi d’un déclin.
- Doctrine relative à la sécurité publique, la tolérance zéro soutient que la façon efficace d’empêcher les infractions est d’agir répressivement, sévèrement et immédiatement. Elle fut mise en œuvre par la police de New York contre la petite délinquance de rue et ses réels succès expliquent qu’elle soit devenue un slogan des milieux politiques. En d’autres lieux, ils ne furent pourtant pas aussi évidents parce qu’elle suppose un important réseau de surveillance. Elle a aussi été sévèrement critiquée parce qu’elle se focalise sur la réponse pénale sans se soucier d’agir sur les sources des infractions. Elle n’enraye pas les causes de la délinquance, mais traite ses conséquences.
- C’est en ces termes que le sociologue R. Michels qualifie la tendance à l’œuvre dans toutes les organisations partisanes qui, au nom de la pérennité de leurs objectifs, en viennent à sécréter une élite oligarchique garante de l’avenir de l’institution qu’elle sert. Cette oligarchie exerce une domination sans contrôle sur l’ensemble des membres. Il y a là une captation du pouvoir par un petit groupe de personnes qui, finalement, ne pensent et n’agissent plus qu’en fonction de la perpétuation de l’appareil qu’elles dirigent.
- Dans Le christianisme. Ce qu’il est et ce qu’il est devenu dans l’histoire (Le Seuil, 1999). Si certains sont agacés par le ton catégorique qu’adopte H. Küng dans ses thèses critiques face à la Rome papale — on a pu dire de lui qu’il était un pape parallèle ou le faux jumeau de J. Ratzinger — il faut toutefois reconnaitre la puissante maitrise intellectuelle, philosophique et théologique des dossiers qu’il instruit.
- En Belgique, on dénombrait environ 10.500 prêtres diocésains en 1960. Ils sont 3.600 en 2010. Aux États-Unis pour la même période, on est passé de 65.000 à 40.000.
- Une bonne analyse des développements du problème des abus sexuels des prêtres dans ce pays, bien que l’auteur tende à atténuer les responsabilités spécifiquement catholiques, est fournie par Philip Jenkins, Pedophiles and Priests. Anatomy of a Contemporary Crisis, Oxford University Press, 2001.
- C’est le propre d’une pensée religieuse qui se meut dans ce que, en philosophie, on appelle le registre de la thèse et de l’hypothèse. La thèse est une proposition que l’on soutient sans la démontrer, mais dont on peut tirer une conséquence. Quant à l’hypothèse ou réponse subordonnée qu’on lui apporte, peu importe qu’elle soit conséquente ou pas, pourvu que la thèse demeure affirmée indépendamment d’elle.
- Charles Condamines, « Pédophilie : le droit canon est désormais inadapté », dans Le Monde du 26 mars 2010.