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Un Watergate ecclésiastique ?

Numéro 12 Décembre 2010 par Albert Bastenier

décembre 2010

Les vingt der­nières années n’ont pas été celles où le cler­gé catho­lique a mul­ti­plié des abus sexuels, mais celles au cours des­quelles est adve­nu le dévoi­le­ment public de pra­tiques anciennes. On n’est pas en face d’un évè­ne­ment ponc­tuel, la révé­la­tion d’un gigan­tesque et hon­teux fait divers, mais à un moment où la liber­té de conscience de nos contem­po­rains a ren­du pos­sible de dire publi­que­ment que ce mode de fonc­tion­ne­ment de l’ins­ti­tu­tion reli­gieuse est inac­cep­table. En cela, l’É­glise catho­lique est une nou­velle fois aux prises avec le défi que lui adresse la modernité.

De l’Amérique du Nord à l’Australie en pas­sant par l’Europe, la révé­la­tion des abus sexuels des prêtres catho­liques est deve­nue une affaire d’extension mon­diale. Pour l’Afrique et l’Asie, on s’interrogeait encore. Désor­mais, des voix auto­ri­sées indiquent que, mal­gré le tabou du silence qui conti­nue de s’y impo­ser, ces par­ties du monde sont aus­si concer­nées. Contrai­re­ment à ce que veut croire Benoît XVI, on ne se trouve donc pas face à une simple consé­quence de la sécu­la­ri­sa­tion limi­tée aux socié­tés occi­den­tales. Bien plus, les agis­se­ments dis­si­mu­la­teurs du centre romain lui-même ont contri­bué à un séisme moral tel qu’il a pu être com­pa­ré à un Water­gate ecclé­sias­tique.

Pour­tant, mal­gré le rôle que la presse y a indé­nia­ble­ment joué, s’agit-il vrai­ment d’un évè­ne­ment de ce type, de la décou­verte ponc­tuelle d’un scan­dale inad­mis­sible dans la conduite du per­son­nel ecclé­sias­tique et d’une illus­tra­tion du pou­voir déte­nu par les médias qui se seraient achar­nés à en débus­quer les moindres mani­fes­ta­tions ? Cette thèse est par trop sim­pli­fi­ca­trice. Car ce dévoi­le­ment mon­dial a, par ailleurs, ren­du per­cep­tible tout autre chose : le pro­ces­sus de décom­po­si­tion qui, actuel­le­ment, affecte visi­ble­ment le cler­gé catho­lique. Le pro­ces­sus s’est accé­lé­ré depuis la fin des années soixante, mais date d’au moins un siècle. C’est dire que la com­pré­hen­sion de ce qui se passe aujourd’hui requiert une plon­gée dans l’histoire de l’institution reli­gieuse catho­lique dans sa ren­contre avec le monde moderne.

La pédo­phi­lie est le plus sou­vent pla­cée au centre du dos­sier. Sous ce terme deve­nu géné­rique sont tou­te­fois amal­ga­mées des choses qu’il convient de dis­tin­guer. Pédo­phi­lie, pédé­ras­tie, viol de mineurs et mal­trai­tance d’enfants sont des agis­se­ments dis­tincts, même si l’opinion ne retient que les consé­quences gra­ve­ment des­truc­trices qu’ils ont tous pour les vic­times. Quant à la pédo­phi­lie elle-même — l’attirance sexuelle d’adultes pour des enfants pré­pu­bères — elle ne concerne pas la majo­ri­té des abus sexuels aujourd’hui publi­que­ment dévoi­lés qui, par ailleurs, ne sont pas une nou­veau­té. Ils consti­tuent une ances­trale patho­lo­gie dans les conduites humaines qui, il convient de le sou­li­gner, est loin de ne concer­ner que le cler­gé. On les retrouve au sein des familles ain­si que des autres lieux d’éducation de quelque obé­dience que ce soit. Bien enten­du, ils revêtent une gra­vi­té extrême dans l’institution reli­gieuse catho­lique parce que cette der­nière se trouve sous l’autorité exclu­sive des prêtres qui exercent une tutelle par­ti­cu­lière sur les enfants. Et qu’en outre, cette Église de prêtres se pose comme gar­dienne d’une mora­li­té qui ambi­tionne de pres­crire les normes de leur vie sexuelle à plus d’un mil­liard d’individus.

La thèse de cet article est dès lors la sui­vante : si, au cours des siècles, le cler­gé fut constam­ment asso­cié à diverses formes d’abus sexuels, les der­nières années ne furent en réa­li­té que celles où l’on est par­ve­nu au moment de leur dévoi­le­ment public. La ques­tion cen­trale étant de se deman­der pour­quoi il n’est adve­nu que main­te­nant ? Il s’agit de com­prendre les rai­sons d’une évo­lu­tion dans les mentalités.

En finir avec les banalisations

Même si l’on sait que des groupes d’intérêts dont les inten­tions ne sont pas toutes inno­centes sont inter­ve­nus pour impo­ser le grand débal­lage actuel, les abus sexuels sont la cause de trop d’effets irré­pa­rables pour que l’on cherche à en bana­li­ser la por­tée en invo­quant un quel­conque com­plot. L’ampleur incrus­tée du phé­no­mène inter­dit d’en réduire la gra­vi­té en invo­quant son abu­sive média­ti­sa­tion par des enne­mis de l’Église. Ou encore de pré­tex­ter de l’ancienneté de nombre de ces abus qui remon­te­raient à une époque où leur signi­fi­ca­tion cultu­relle n’était pas la même qu’aujourd’hui. Si de nom­breuses vic­times ne parlent que si tar­di­ve­ment de ce qu’elles ont vécu, c’est que leur bles­sure était intime et pro­fonde, tou­jours là bien que long­temps enfouie dans la honte et le secret. Pour­tant, une réac­tion fré­quente par­mi les catho­liques fer­vents est de n’admettre que dif­fi­ci­le­ment que leur Église soit à ce point conta­mi­née. Ils en viennent alors à étran­ge­ment inver­ser les termes du pro­blème : plu­tôt que les enfants abu­sés, ce serait l’Église la vic­time à défendre !

Une posi­tion plus irre­ce­vable encore est expri­mée par le socio­logue ita­lien Mas­si­mo Intro­vigne1. Après avoir mis en garde contre la panique morale pro­vo­quée par le lyn­chage média­tique dont le pape serait la cible, il affirme qu’il ne s’agit là rien moins que d’un com­plot de lob­bies maçon­niques qui, pour des rai­sons mal­thu­siennes, veulent rendre légales des choses contre les­quelles l’Église catho­lique s’insurge : l’avortement, l’administration de la pilule RU486, la recon­nais­sance des unions homo­sexuelles, etc. Pour cet intel­lec­tuel asso­cié à l’Alleanza Cat­to­li­ca (un grou­pe­ment poli­tique conser­va­teur proche de Ber­lus­co­ni), l’actuelle affaire des prêtres pédo­philes serait en grande par­tie un scan­dale arti­fi­ciel­le­ment recons­truit par l’amplification de faits remon­tant aux années sep­tante. Il n’y serait ques­tion que d’une pseu­do-décou­verte orches­trée par des entre­pre­neurs moraux qui exhument ces faits pour nuire à l’Église dans le cou­ra­geux com­bat qu’elle mène pour la défense de la famille chré­tienne. Cette inter­pré­ta­tion des choses passe cepen­dant sous silence ce que le poli­to­logue amé­ri­cain Edward Ban­field a appe­lé le fami­lisme amo­ral, par­ti­cu­liè­re­ment obser­vable dans l’Italie contem­po­raine. Proche du cla­nisme et de l’illégalité, ce fami­lisme mani­feste un zèle exclu­si­ve­ment dévoué aux avan­tages d’un lieu de soli­da­ri­té intime exempt de tout sens civique et qui fait sys­té­ma­ti­que­ment pré­va­loir l’intérêt pri­vé sur le public. Or, en rai­son du poids de la curie romaine, beau­coup de prises de posi­tion vati­canes mani­festent de la com­plai­sance à l’égard de ce phé­no­mène. Ain­si, Intro­vigne fait sem­blant d’ignorer qu’en par­lant de la famille chré­tienne, la papau­té n’a ces­sé de s’appuyer sur cette famille-là pour s’opposer au point de vue natio­nal-uni­fi­ca­teur de ce qu’elle consi­dère comme l’État usur­pa­teur dans un pays qu’elle ne voit que comme ter­ri­toire d’activité pas­to­rale enca­dré par le clergé.

En outre, en fai­sant appel à la notion de com­plot, l’intellectuel ita­lien concède tout à une théo­rie socio­lo­gique par­mi les plus fra­giles. Certes, il existe des com­plots. Mais même lorsque les preuves à leur sujet font défaut, leur simple évo­ca­tion suf­fit déjà pour rendre plau­sible n’importe quelle hypo­thèse de conve­nance. Au risque tou­te­fois de som­brer dans le ridi­cule. Ain­si, à suivre Intro­vigne, on devrait à la limite conclure que le pape lui-même, au tra­vers de ses abon­dantes décla­ra­tions de repen­tance et ses mul­tiples annonces média­ti­sées d’une nou­velle sévé­ri­té, figure par­mi ceux qui engendrent ladite panique morale.

Il ne sert à rien non plus de dire que seule une mino­ri­té d’individus dévoyés est en cause. Car quel que soit leur nombre, c’est du haut en bas de la hié­rar­chie reli­gieuse et par­tout dans le monde que der­rière le paravent d’un silence impo­sé, les choses ont pu dura­ble­ment se déve­lop­per avec l’ampleur que l’on com­mence à connaitre2. Sans crainte de se trom­per, on peut dire que qua­si­ment tout le monde dans le milieu sacer­do­tal par­ti­ci­pait à ce silence. La recon­nais­sance à pos­te­rio­ri de cet odieux mutisme devrait faire réflé­chir les res­pon­sables ecclé­siaux actuels sur l’emprise que les ins­ti­tu­tions et les idéo­lo­gies, reli­gieuses ou non, par­viennent à exer­cer sur la conscience des indi­vi­dus en vue de les faire taire. A cet égard, la situa­tion de l’Église catho­lique n’est pas sans rap­pe­ler celle des intel­lec­tuels com­mu­nistes occi­den­taux qui connais­saient les hor­reurs sta­li­niennes et le gou­lag, mais aux­quels Jean-Paul Sartre conseillait de ne pas en par­ler afin ne pas déses­pé­rer les ouvriers de Billancourt.

On a par ailleurs des rai­sons de pen­ser que si les cir­cons­tances créées par ladite média­ti­sa­tion ne l’y avait contrainte, la hié­rar­chie ecclé­sias­tique ne serait pro­ba­ble­ment pas entrée dans le pro­ces­sus de cla­ri­fi­ca­tion auquel elle consent enfin. Une laï­ci­té mili­tante se plait peut-être à décou­vrir une poutre plu­tôt qu’une paille dans l’œil de l’Église. Il y a cepen­dant un sou­ci apo­lo­gé­tique de trop chez ceux des com­men­ta­teurs catho­liques qui, plu­tôt que de sou­li­gner le rôle pro­phy­lac­tique des médias dans la recherche des faits, ont cru au contraire devoir mettre en avant le cou­rage de la hié­rar­chie affir­mant désor­mais adop­ter la tolé­rance zéro. A entendre cer­tains, il n’en aurait pas fal­lu beau­coup plus pour que les dis­po­si­tions nou­velles annon­cées par l’institution ecclé­sias­tique en fassent une sorte de modèle héroïque pour tous face à un drame qui, bien sûr, ne concerne pas qu’elle.

En recou­rant à l’expression tolé­rance zéro, hâti­ve­ment emprun­tée au voca­bu­laire de l’idéologie sécu­ri­taire, l’autorité romaine est loin d’être un modèle3. Le lexique uti­li­sé en dit plu­tôt long sur la vacui­té d’une pen­sée reli­gieuse qui per­sé­vère à se mou­voir dans le seul registre de la condam­na­tion de méfaits dont elle est elle-même lar­ge­ment res­pon­sable. Car à la source de ce qui est venu au grand jour, l’enquête his­to­rique fait voir bien autre chose que la seule tur­pi­tude d’individus pris iso­lé­ment. On a affaire à un appa­reil reli­gieux qui n’entend coop­ter que des indi­vi­dus céli­ba­taires et qui, en leur pro­cu­rant un sta­tut social valo­ri­sé non lié au mariage, attire inévi­ta­ble­ment dans ses rangs un cer­tain nombre de jeunes hommes habi­tés par la peur des femmes. Selon plus d’un ana­lyste, le dis­cours ambi­gu qui y est tenu en matière de sexua­li­té peut contri­buer à entre­te­nir leur imma­tu­ri­té sexuelle. Pré­oc­cu­pé d’abord de sa conser­va­tion, cet appa­reil se croit dis­pen­sé de toute régu­la­tion démo­cra­tique interne en ver­tu de prin­cipes don­nés pour sacrés. Il y a là un ensemble de fac­teurs qui rap­pelle la loi d’airain de l’oligarchie4 : au nom de la sain­te­té des sacre­ments et de la répu­ta­tion du corps qui les admi­nistre, l’élite au pou­voir est par­ve­nue à y exi­ger le secret sur ses per­ver­si­tés intimes. Comme le sou­lignent les études his­to­riques d’Emile Pou­lat, la culture du secret et de l’étouffement est une tra­di­tion dans l’Église, qui a tou­jours pré­fé­ré arran­ger ses affaires avec sa propre jus­tice, au nom de sa supré­ma­tie et de son autonomie.

Avant d’évoquer des dis­po­si­tions héroïques qui feraient de l’Église un modèle pour les autres, la modes­tie requise par les temps qui courent exige plu­tôt d’admettre que le vase clos du mode de fonc­tion­ne­ment catho­lique est deve­nu inac­cep­table pour nos contem­po­rains. Cet appa­reil n’obtenant plus la défé­rence que sa sacra­li­té par­ve­nait jadis à ins­pi­rer, ses digues sont en train de se rompre.

La réalité en face

Prendre la mesure de ce qui est en train de se pas­ser exige de quit­ter le registre évè­ne­men­tiel qui tend à ne nous faire voir presque rien d’autre dans la situa­tion actuelle que le dévoi­le­ment d’un fait divers gigan­tesque et hon­teux. Or, on n’est pas en face d’un simple acci­dent de par­cours dans l’histoire de l’institution reli­gieuse. Et la hié­rar­chie ecclé­sias­tique ne s’en sor­ti­ra pas par de simples demandes de par­don et une plus grande sévé­ri­té. Ni en affir­mant, comme le fait Benoît XVI, que le minis­tère est éter­nel tel qu’il a été enga­gé par son divin fon­da­teur, pour invi­ter ensuite le cler­gé à en reve­nir au modèle que reste à ses yeux le curé d’Ars, ce pro­fil pour­tant très situé de prêtre ima­gi­né par la Contre-Réforme catho­lique, qui menait la lutte contre le démon dans les cam­pagnes du XIXe siècle. Répé­ter que, dans sa réa­li­té mys­tique, l’Église demeure vir­gi­nale en impu­tant la faute à ce monde sécu­la­ri­sé contre lequel il faut lut­ter par l’adoration de l’eucharistie, c’est fuir la réa­li­té en atten­dant que les brèches se col­matent par un miracle. C’est là sans doute le dis­cours d’un pon­tife éga­ré dans ses pen­sées qui conti­nue de s’adresser à un monde qui n’existe plus.

Si la prin­ci­pale ins­ti­tu­tion ges­tion­naire du patri­moine évan­gé­lique veut sor­tir du marasme dans lequel elle se trouve et pen­ser un ave­nir pour le chris­tia­nisme, il fau­dra que sa direc­tion cesse de se mou­voir dans un décor intel­lec­tuel qui n’a plus grand-chose de com­mun avec la réa­li­té contem­po­raine. Tôt ou tard, elle devra bien se réin­ter­ro­ger sur ce qu’elle s’obstine à don­ner pour la tra­di­tion authen­tique qu’elle entend à tout prix pré­ser­ver, bien que nombre d’historiens ont mon­tré qu’elle s’enracine moins dans les ori­gines du chris­tia­nisme que dans dif­fé­rentes de ses formes his­to­riques contin­gentes. Ce n’est qu’en dépas­sant sa fixa­tion com­pul­sive sur ce que Hans Küng appelle son para­digme médié­val5 qu’elle par­vien­drait à com­prendre pour­quoi sa ren­contre avec la culture du monde contem­po­rain se passe si mal. Peut-être pour­rait-elle alors réflé­chir sur les rai­sons des odieuses pra­tiques de son cler­gé. Ses refus intel­lec­tuels l’ont enfer­mée dans un sys­tème où elle a cru long­temps légi­time de les dis­si­mu­ler. Elle en paye aujourd’hui le prix. Il s’agit donc de cer­ner ce qui struc­tu­rel­le­ment explique que les cadres men­taux et humains du catho­li­cisme aient abou­ti dans un tel délabrement.

Concer­nant le cler­gé, il ne sert à rien de refu­ser la dis­cus­sion à pro­pos des ori­gines de sa situa­tion actuelle. Les signes visibles de la crise qu’il tra­verse depuis des décen­nies s’expriment au sein des socié­tés occi­den­tales par le déclin de ses effec­tifs, son vieillis­se­ment spec­ta­cu­laire et le réflexe de sau­ve­garde d’eux-mêmes que les jeunes géné­ra­tions mani­festent en ne vou­lant plus s’y enga­ger6. La ques­tion de fond est celle de l’émergence d’une nou­velle culture que l’Église n’a pas accep­tée, bien qu’elle n’ait pas les moyens de la faire dis­pa­raitre. Il s’agit là des normes de conduite propres à la socié­té démo­cra­tique qui sont bien dif­fé­rentes de celles de la socié­té médié­vale que pou­vait pré­tendre régen­ter le corps sacer­do­tal. Sous les der­niers pon­ti­fi­cats, il y eut un constant déni de cette réa­li­té. On y a inlas­sa­ble­ment prié pour les voca­tions, mais en refu­sant toute dis­cus­sion sérieuse à son pro­pos. Curieux para­doxe tou­jours à l’œuvre chez le pape actuel qui ne cesse pour­tant d’affirmer la néces­saire ren­contre entre la foi et la raison !

C’est dans cette théo­lo­gie aveugle qu’il faut recher­cher les rai­sons de la situa­tion pré­sente. Il y a envi­ron 400.000 prêtres aujourd’hui dans le monde, mais selon les chiffres publiés par le Vati­can lui-même, de 1970 à ce jour plus de 70000 ont aban­don­né leur minis­tère et un bon mil­lier conti­nue de s’en éloi­gner chaque année. Les actuelles 9.000 ordi­na­tions sacer­do­tales annuelles de par le monde ne doivent pas faire illu­sion. Elles ont lieu pour la plu­part dans les pays du Sud où elles res­tent asso­ciées à des aspi­ra­tions d’ascension sociale qui ne tar­de­ront pas à s’effondrer et, de toute manière, elles ne suf­fisent abso­lu­ment pas à contrer le vieillis­se­ment géné­ral du cler­gé d’une Église dont le cadre ecclé­sias­tique sera de plus en plus mar­qué par les limites inhé­rentes à la séni­li­té. Dans le monde occi­den­tal, quel que soit le cou­rage de ceux qui demeurent en fonc­tion, le contexte psy­cho­lo­gique de leur exis­tence est déjà pro­fon­dé­ment mar­qué par la pers­pec­tive d’une absence de relève. La dépres­sion, l’alcoolisme, les doubles vies sexuelles, mais aus­si les affres du vieillis­se­ment et les sui­cides (dont jusqu’ici on parle peu) en font par­tie. C’est là la consé­quence de l’attitude ins­ti­tu­tion­nelle d’une hié­rar­chie aveugle qui, en la matière, se conduit d’une manière irres­pon­sable. Quant à la mise en lumière actuelle des abus sexuels de cer­tains prêtres, elle n’est que la mani­fes­ta­tion du déla­bre­ment d’un milieu qu’un nombre crois­sant de croyants sup­portent de plus en plus mal. Or, si ce der­nier dévoi­le­ment a certes des causes d’ordre ponc­tuel, il met aus­si en évi­dence des fac­teurs struc­tu­rels qui, eux, ne le sont pas. C’est ce qu’il s’agit d’éclaircir.

Un dossier qui émerge aux États-Unis

Le dos­sier s’ouvre aux États-Unis dans les années sep­tante7. Au sein d’une socié­té où l’emprise des médias est plus puis­sante qu’ailleurs et où s’observe une judi­cia­ri­sa­tion crois­sante des rap­ports sociaux, une pre­mière vague d’affaires éclate. Elles se mul­ti­plie­ront au fil des années et entrai­ne­ront des pro­cès cou­teux. Les bureaux d’avocats y jouent un rôle en rai­son des indem­ni­sa­tions finan­cières qui sont en jeu, mais aus­si d’une atti­tude nou­velle de la jus­tice vis-à-vis de la cré­di­bi­li­té du témoi­gnage des enfants. Divers groupes d’intérêts mettent ce contexte au ser­vice de leurs propres reven­di­ca­tions. Si la média­ti­sa­tion se concentre sur l’Église catho­lique alors que le pro­blème affecte aus­si les Églises pro­tes­tantes ain­si que de nom­breuses ins­ti­tu­tions pro­fanes, c’est à par­tir d’une opi­nion publique qui ne consi­dère plus les pra­tiques des prêtres abu­seurs comme des cas indi­vi­duels, mais comme la mani­fes­ta­tion des erre­ments d’un cler­gé à la dérive au sein d’une Église écla­tée par ses orien­ta­tions contradictoires.

Il y a aus­si là une vision des choses qui n’est pas dis­so­ciable de la socié­té nord-amé­ri­caine, cultu­rel­le­ment influen­cée par la Réforme qui a tou­jours été encline à consi­dé­rer le céli­bat ecclé­sias­tique comme contre-nature et sus­cep­tible de dis­si­mu­ler la lubri­ci­té des indi­vi­dus. Une hyper­bo­li­sa­tion anti­ca­tho­lique des affaires doit donc être prise en compte dans ce qui en a fait la ques­tion reli­gieuse la plus dis­cu­tée aux États-Unis au cours des trente der­nières années. Tou­te­fois, la démis­sion à laquelle, en 2002, fut accu­lé l’archevêque de Bos­ton qui avait dis­si­mu­lé bien des scan­dales, montre que l’on ne peut réduire à néant les motifs de cette méfiance pro­tes­tante prompte à dénon­cer les auto­ri­tés catho­liques qui défendent leurs prêtres et traitent sans consi­dé­ra­tion les fidèles.

La vague de dénon­cia­tion des prêtres abu­seurs fut asso­ciée aus­si à des conflits au sein de l’Église catho­lique amé­ri­caine elle-même où, dès la fin des années soixante, s’opposèrent, par­fois dure­ment, des groupes radi­caux et conser­va­teurs. Par­mi les conser­va­teurs, la pédo­phi­lie est vue comme la consé­quence du laxisme intro­duit dans l’Église depuis le concile Vati­can II et, en l’amalgamant sans nuance à l’homosexualité, à l’infiltration des homo­sexuels dans le corps sacer­do­tal. On entend réagir de cette façon à la com­plai­sance qu’une frac­tion du cler­gé mani­fes­te­rait à l’égard du monde moderne. Les radi­caux, pour leur part, cri­tiquent l’hypocrisie de l’Église. Le céli­bat des prêtres cris­tal­lise à leurs yeux ses contra­dic­tions parce qu’il sym­bo­lise un idéal reli­gieux sépa­ré du monde. On l’accuse non seule­ment de nour­rir le déni­gre­ment de la sexua­li­té, mais de bri­der l’autonomie de pen­sée des prêtres qui, dans leur iso­le­ment affec­tif, ne trouvent d’autre sou­tien que dans l’approbation de leurs supé­rieurs. Les fémi­nistes de leur côté, reven­di­ca­tives quant à l’accès des femmes à la prê­trise, dénoncent une ins­ti­tu­tion patriar­cale, sexiste et oppri­mant les faibles, les femmes comme les enfants. Sai­sir la jus­tice des affaires de pédo­phi­lie n’est plus per­çu comme une déloyau­té vis-à-vis de l’Église, mais comme un acte moral qui doit épar­gner de nou­velles vic­times. Ain­si, de part et d’autre, la sym­bo­lique très sen­sible de l’inno­cence pro­fa­née fut uti­li­sée comme un argu­ment pour ou contre le chan­ge­ment au sein de l’Église postconciliaire.

L’extension mondiale de l’affaire

A par­tir des années nonante, le dos­sier a connu un déve­lop­pe­ment mon­dial. Les choses se sont pas­sées comme si, dans de nom­breux pays, la révé­la­tion des abus sexuels en Amé­rique avait bri­sé la chape de plomb d’un silence long­temps impo­sé. En Irlande, en Alle­magne, en Bel­gique et ailleurs jusqu’en Aus­tra­lie ou aux Phi­lip­pines, par­tout des vic­times ou leurs porte-paroles se sont mis à récla­mer des comptes à la hié­rar­chie qui les avait dis­si­mu­lés. Une demande de jus­tice éma­nant d’en bas était res­tée long­temps impen­sable dans l’Église catho­lique. La nou­veau­té est qu’elle n’a plus éma­né de ceux que l’on peut qua­li­fier d’ennemis externes de l’Église, ni de la cri­tique de ses élites intel­lec­tuelles internes, mais de croyants qui ne se montrent plus dis­po­sés à res­ter muets face à l’autorité. Ce qui avait été long­temps accep­té, vu l’absence appa­rente du recours, est deve­nu into­lé­rable, et nombre de ceux qui dans leur enfance furent jadis vic­times de sévices se mirent à parler.

On peut voir dans cette rup­ture avec le pas­sé une consé­quence de l’élévation géné­rale du niveau d’instruction et d’information. Il s’agit en même temps d’une péné­tra­tion des droits démo­cra­tiques dans l’enceinte ecclé­siale, dont on voit mal com­ment elle ne s’élargirait pas dans le futur. En tout cas, les der­nières décen­nies auront été celles où nombre de simples croyants se sont orga­ni­sés, ont enre­gis­tré des doléances, consi­gné des dépo­si­tions, créé des sites inter­net, mis en place des groupes de sou­tien et déve­lop­pé des mani­fes­ta­tions que les auto­ri­tés n’ont plus été à même de réduire. Même face à Rome ils n’ont pas flé­chi et en sont venus à deman­der des comptes au pape lui-même : pour­quoi le futur Benoît XVI, qui pen­dant vingt-cinq ans (de 1981 à 2005) fut le pré­fet de la congré­ga­tion romaine ayant en charge les ques­tions liées au com­por­te­ment du cler­gé, n’a‑t-il pas adop­té une atti­tude plus claire face aux mil­liers de cas d’abus dont ses ser­vices eurent néces­sai­re­ment connais­sance ? Avec la direc­tive solen­nelle de mai 2001 qu’il a signée et qui place les abus sexuels des prêtres sous secret pon­ti­fi­cal, n’a‑t-il pas une res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle dans l’affaire ? Au niveau struc­tu­rel, le fonc­tion­ne­ment de l’institution romaine pose en tous cas des ques­tions graves. Le car­di­nal Rat­zin­ger fut l’artisan d’une inlas­sable traque contre les théo­lo­giens de la libé­ra­tion, prêtres et évêques pro­gres­sistes qui furent accu­sés d’enfreindre les dogmes reli­gieux lorsqu’ils ten­taient d’utiliser leur auto­ri­té en faveur des chan­ge­ments sociaux, alors qu’il n’entreprit aucune action com­pa­rable à l’égard de ceux qui, dans le cler­gé, fai­saient de leur auto­ri­té celle de pré­da­teurs sexuels. De même, l’Église qui pro­clame l’impérieux devoir de pro­té­ger la vie des enfants encore à naitre est aus­si celle qui néglige dis­trai­te­ment la pro­tec­tion de ceux bien vivants qui sont sou­mis à son autorité.

La révé­la­tion actuelle des abus sexuels du cler­gé conduit à se deman­der pour­quoi ils n’ont été dénon­cés que si tar­di­ve­ment alors qu’ils ne datent pas d’hier ? Pour­quoi la hié­rar­chie ne s’est jamais inter­ro­gée sur les condi­tions qui les ren­daient chro­niques et pour­quoi, une fois cette situa­tion mise en lumière, elle n’adopte qu’avec dif­fi­cul­té les dis­po­si­tions sus­cep­tibles de les conte­nir sinon d’y mettre un terme ? Cette der­nière ques­tion conduit en fait vers une autre, plus englo­bante que celle des abus eux-mêmes, mais qui éclaire les rai­sons du silence qui les a cou­vert. Il s’agit du fos­sé qui s’est creu­sé entre, d’une part, la culture actuelle qui valo­rise le res­pect de l’intégrité des indi­vi­dus et leur liber­té de conscience tant publique que pri­vée, et, d’autre part, la culture tra­di­tion­nelle — que l’on pour­rait appe­ler la culture de la conscience cap­tive — pour laquelle prime l’idée d’une subor­di­na­tion des indi­vi­dus à une chose plus grande qu’eux, sacrée même puisqu’elle concerne une ins­ti­tu­tion qui se consi­dère d’origine divine.

L’écart entre ces deux uni­vers ne s’est jamais réduit et on y retrouve, tou­jours en sus­pens, le pro­blème de la moder­ni­té intel­lec­tuelle qui, en ce qui concerne les­dits abus du cler­gé, se décline dans le registre des rap­ports entre la sexua­li­té et le pouvoir.

Le cœur du problème : la sexualité et le pouvoir

Le céli­bat des prêtres ne les trans­forme évi­dem­ment pas en vio­leurs d’enfants. C’est leur his­toire psy­cho­lo­gique indi­vi­duelle sou­vent incons­ciente qui conduit cer­tains à deve­nir tels. Néan­moins, ces des­ti­nées indi­vi­duelles sont insé­pa­rables du contexte ins­ti­tu­tion­nel où elles ont à se vivre. Et si le céli­bat n’est pas la cause directe des abus sexuels, on est néan­moins en droit de se deman­der pour­quoi ceux-ci ont conti­nuel­le­ment été dis­si­mu­lés dans une ins­ti­tu­tion diri­gée exclu­si­ve­ment par une mino­ri­té de sujets mas­cu­lins non mariés. Dans un milieu de ce type, qui jusqu’ici n’a pas eu grand sou­ci d’éviter la confu­sion entre céli­bat libre­ment choi­si et céli­bat obli­ga­toire, de quel libre arbitre ont réel­le­ment dis­po­sé les jeunes voca­tions mas­cu­lines ? Ce fac­teur n’est-il pas sus­cep­tible d’entretenir une sorte de patho­lo­gie de la fonc­tion ? Les faits semblent en tout cas indi­quer que, jusqu’à son plus haut niveau, un tel milieu pro­fes­sion­nel s’est mon­tré pro­pice à l’aveuglement spé­ci­fique d’un groupe de sexuel­le­ment sépa­rés.

La com­pré­hen­sion d’une telle patho­lo­gie de la fonc­tion demande que l’on fasse ici un bref détour par l’histoire, parce que dans son déve­lop­pe­ment, le chris­tia­nisme a très rapi­de­ment offert un ter­rain favo­rable à l’entretien d’une grave ambigüi­té, un arbi­traire même, dans sa concep­tion des rap­ports entre la sexua­li­té et l’autorité déte­nue par son cadre hiérarchique.

En renouant avec la concep­tion sacri­fi­cielle des sacer­doces antiques, on sait que le chris­tia­nisme a réin­tro­duit des élé­ments de pure­té rituelle dans le culte et que ceux-ci ont pesé par­mi les divers argu­ments qui, plus tard, ont conduit à l’obligation du céli­bat. On connait aus­si l’influence déter­mi­nante et durable qu’eut la pen­sée de St Augus­tin dès le IVe siècle. Sans pros­crire expli­ci­te­ment l’activité sexuelle dans le cadre de la pro­créa­tion légi­time, elle fait grand cas de la concu­pis­cence qui infec­te­rait l’humanité tout entière depuis le péché ori­gi­nel. Dans sa lutte contre les héré­sies et la débauche antique, St Augus­tin a aus­si stig­ma­ti­sé l’impu­re­té natu­relle des femmes et ain­si orien­té le chris­tia­nisme non pas vers le dépas­se­ment, mais au contraire vers la relance d’une domi­na­tion mas­cu­line qui ques­tionne l’humanité depuis la nuit des temps. Cer­tains ont vu dans la pen­sée augus­ti­nienne une véri­table haine théo­lo­gique du sexe, d’autres y ont dénon­cé la source d’une ambigüi­té intime de la théo­lo­gie catho­lique en matière de sexua­li­té ain­si que la source d’un main­tien des femmes en posi­tion seconde. Tout cela a carac­té­ri­sé le cadre ins­ti­tu­tion­nel du tra­vail des prêtres, aux­quels depuis plu­sieurs siècles, les sémi­naires inculquent une iden­ti­fi­ca­tion forte à leur mère et vraie famille qu’est l’Église. Aujourd’hui, lorsqu’en Bel­gique le rap­port Adriaens­sens croit pou­voir déce­ler un inces­tueux refus d’agir dans la pas­si­vi­té silen­cieuse de la hié­rar­chie reli­gieuse vis-à-vis des abus sexuels de cer­tains de ses fils, le cler­gé, ce cadre n’est-il pas agissant ?

Au XIIIe siècle, la Somme théo­lo­gique, de Tho­mas d’Aquin n’a guère contri­bué à sor­tir de l’ambigüité. On s’y demande prin­ci­pa­le­ment com­ment la rai­son doit par­ve­nir à dis­ci­pli­ner les plai­sirs exces­sifs de l’amour humain, cet appé­tit natu­rel à peu près pareil à celui des bêtes, où l’âme est encline à deve­nir l’esclave du corps et s’y souille d’une façon contraire à l’ordre. Les choses dites de cette façon ne pou­vaient évi­dem­ment que for­ti­fier le sta­tut exem­plaire de ceux que l’Église tient à écar­ter de l’abjection du sexe.

C’est sur la base de cette tra­di­tion, dont les effets dis­ci­pli­naires se cris­tal­li­sèrent durant la période post­tri­den­tine, que l’autorité romaine eut à ren­con­trer les défis de la pro­gres­sive éman­ci­pa­tion publique des consciences dans le monde moderne. Dès le XVIIIe siècle, elle cher­cha à réas­su­rer la force dis­ci­pli­naire de sa morale sexuelle à tra­vers un prin­cipe qui serait capable de sou­mettre la liber­té de conscience des indi­vi­dus à une ins­tance plus impé­rieuse. Elle remit alors en avant le vieux concept gré­co-romain de loi natu­relle, que Tho­mas d’Aquin avait déjà exhu­mé de l’oubli, pour défendre le bien com­mun en exi­geant la confor­mi­té et l’unanimité, c’est-à-dire l’obéissance. Du point de vue de la théo­lo­gie romaine, on trou­vait là une norme morale uni­ver­selle et exté­rieure à l’homme, insé­pa­rable de la Révé­la­tion et dont le Déca­logue serait la for­mu­la­tion la plus ancienne.

À l’époque, la ques­tion n’avait cepen­dant pas encore l’urgence qu’allait lui confé­rer la révo­lu­tion sexuelle du XXe siècle. Liée aux méthodes de contra­cep­tion modernes, cette der­nière ren­dit pos­sible une radi­cale dis­so­cia­tion entre la pro­créa­tion et la sexua­li­té. Elle advint, en outre, dans un contexte cultu­rel désor­mais axé sur l’autonomie du sujet. Com­ment l’Église allait-elle répondre à ce qui mena­çait de réduire à rien l’instrument tra­di­tion­nel de sa dis­ci­pline ? En 1968, Paul VI oppo­sa un refus intran­si­geant aux pers­pec­tives d’émancipation sexuelle qu’ouvraient les décou­vertes médi­cales. Ce fut l’encyclique Huma­nae vitae. L’ambigüité y res­ta entière, parce qu’en s’opposant fron­ta­le­ment à l’interventionnisme tech­no­lo­gique de la ratio­na­li­té moderne, elle lais­sait entendre que la foi chré­tienne est une anthro­po­lo­gie qui n’admet pas que l’on puisse cher­cher à échap­per aux déter­mi­nismes bio­lo­giques. Par­mi les tech­niques d’intervention pos­sibles dans les pro­ces­sus de la repro­duc­tion humaine, cer­taines y sont qua­li­fiées de natu­relles et licites tan­dis que d’autres y sont qua­li­fiées d’arti­fi­cielles et d’illicites. Or, des tech­niques peuvent-elles être dites intrin­sè­que­ment bonnes ou mau­vaises ? Cette dis­tinc­tion est plus que dis­cu­table et, en réa­li­té, sous ce nou­vel habillage, trouve-t-on autre chose qu’une reprise du vieil argu­ment de la concu­pis­cence augus­ti­nienne ? Rien, sinon qu’aux yeux de Rome, c’est main­te­nant à l’aide des moyens sophis­ti­qués de la science que l’humanité veut affir­mer son auto­no­mie au tra­vers d’une jouis­sance immo­dé­rée des biens terrestres.

L’encyclique ins­tal­la un malaise intel­lec­tuel et dis­ci­pli­naire pro­fond dans l’Église catho­lique. Depuis, il n’a jamais dis­pa­ru. Il pro­vo­qua une dis­si­dence morale par­mi l’immense majo­ri­té des croyants, y com­pris par­mi ceux qui n’étaient pas dupes des pro­messes de la révo­lu­tion sexuelle dont, à l’époque déjà, la publi­ci­té fai­sait l’usage que l’on sait parce que le libé­ra­lisme éco­no­mique y trouve son compte. On ne sau­rait donc confondre le rejet de l’encyclique avec le tri­vial confor­misme de ceux qui, à n’importe quel prix, sou­haitent une adap­ta­tion com­mode du chris­tia­nisme au monde actuel. Le point de rup­ture se trouve ailleurs : dans le fos­sé qui s’est creu­sé entre la pen­sée romaine et la culture moderne au sujet de la place qui doit être recon­nue à la conscience des indi­vi­dus dans la conduite de leur existence.

La rupture

Durant des siècles, l’Église catho­lique a déve­lop­pé un sys­tème d’emprise culpa­bi­li­sant sur les corps en asso­ciant d’une manière arbi­traire la sexua­li­té à la ques­tion de son auto­ri­té. En ne dis­cer­nant dans le sexe que bes­tia­li­té et péché, la sexua­li­té humaine a pu ser­vir d’argument à une per­pé­tua­tion de la subor­di­na­tion des femmes aux hommes et des fidèles à leurs prêtres. Au moment où s’est cultu­rel­le­ment affir­mé le mou­ve­ment d’émancipation des consciences indi­vi­duelles, il n’est dès lors pas éton­nant que cette nou­velle requête se soit mani­fes­tée en par­lant d’une libé­ra­tion sexuelle, bran­die comme l’héroïne de la moder­ni­té là où Rome ne par­ve­nait à voir qu’un hédo­nisme débri­dé. Avec le rac­cour­ci d’une telle for­mule, ladite moder­ni­té était sans doute loin d’en avoir fini avec l’élucidation de ce que, dans la sexua­li­té, l’humanité fait comme expé­rience de sa fra­gi­li­té et de ce qu’elle peut char­rier comme illu­sions et fan­tasmes. Mais à cet égard, il n’était en tout cas plus pos­sible de main­te­nir dog­ma­ti­que­ment l’ambigüité de la posi­tion catho­lique en la matière. Avant de don­ner de leçons à qui­conque, l’Église devait s’interroger sur les contra­dic­tions intimes de son dis­cours. Elle s’est mon­trée inca­pable de le faire. Cet appa­reil reli­gieux avait vou­lu s’imposer par son intran­si­geance face au sexe. Il est aujourd’hui contraint d’avouer avoir été capable de cou­vrir dura­ble­ment les pra­tiques de ses ministres vio­leurs d’enfants. Est-il éton­nant que cer­tains disent que ne s’y mani­feste que le degré zéro de la réflexion dans ce domaine ?

Face à l’aspiration humaine que, non sans contra­dic­tion sans doute, cher­chait à expri­mer l’idée de libé­ra­tion sexuelle, le plus haut niveau de la hié­rar­chie reli­gieuse n’a pas été à la hau­teur de ce que le nou­veau contexte cultu­rel exi­geait d’elle. La théo­lo­gie romaine, pro­duite comme l’idéologie d’un sys­tème char­gée de débus­quer tout ce qui le met­trait en péril, n’a été qu’un dis­cours d’appareil, inapte à sai­sir que la liber­té de conscience était deve­nue axiale dans la culture contem­po­raine. Elle a igno­ré que cette liber­té nou­velle avait déci­si­ve­ment trans­for­mé les réfé­rences intel­lec­tuelles de notre époque, qu’un nou­vel uni­ver­sa­lisme pre­nait la suc­ces­sion de celui qu’avec le tho­misme elle avait mis en place au moment de la féo­da­li­té. Et qu’en réponse à cela, il fal­lait bien autre chose que des injonc­tions dog­ma­tiques deve­nues vaines parce qu’ayant per­du tout effet de croyance. Ce n’était plus la froide indif­fé­rence qu’affiche le dogme à l’égard du vécu des per­sonnes qu’il fal­lait faire valoir, mais l’attention réelle aux situa­tions humaines concrètes. Il s’agissait de prendre en consi­dé­ra­tion la digni­té de chaque indi­vi­du, de pro­mou­voir le res­pect recon­nu à leur conscience et non de per­pé­tuer les caté­go­ries théo­lo­giques bâtardes sur les­quelles la culture romaine avait construit son auto­ri­té. Les com­pro­mis obs­curs sur les­quels cette culture d’institution s’est bâtie avaient suf­fi­sam­ment mon­tré qu’ils n’engendrent pas les pra­tiques ver­tueuses qu’ils pré­tendent sou­te­nir. Et à admettre ensuite une grande indul­gence à l’égard du pécheur que l’on a ain­si soi-même fait naitre, on ne fait en réa­li­té rien d’autre que le main­te­nir dans le porte-à-faux défi­ni­tif de sa posi­tion cou­pable8. On pré­fère y sau­ver des prin­cipes — dont on dit qu’ils expriment la loi natu­relle ou sur­na­tu­relle — qui contri­buent moins à éclair­cir ce dont on parle en invo­quant Dieu qu’à obte­nir la sou­mis­sion à ceux qui se donnent pour ses repré­sen­tants infaillibles. Telle est la trom­peuse limite d’une pen­sée reli­gieuse plus pré­oc­cu­pée du dire que du faire, de son ortho­doxie plu­tôt que de son ortho­praxie, et dont bien au-delà des ques­tions de lan­gage, de com­mu­ni­ca­tion ou de péda­go­gie, le pro­blème fon­da­men­tal est celui du pou­voir que génère son para­digme théologique.

Pour conclure

L’une des mani­fes­ta­tions déci­sives de la moder­ni­té face à laquelle le sys­tème intel­lec­tuel de l’Église catho­lique n’en finit pas de se cas­ser les dents, se situe donc là : dans l’individuation des choix qui découle de l’affirmation d’une légi­time liber­té de conscience pour tous, pri­vée et publique. À l’aube du XXIe siècle, obnu­bi­lée par l’éclatement des enca­dre­ments moraux dont elle avait jadis le mono­pole, l’Église demeure indis­po­nible à l’idée que l’on est par­ve­nu au cré­pus­cule de la socié­té dans laquelle la réfé­rence reli­gieuse consti­tuait la prin­ci­pale force de conten­tion des pul­sions sexuelles et où la famille était concep­tua­li­sée sous le para­digme de la vigueur patriar­cale d’un Dieu mâle. Elle ne par­vient pas à conce­voir que le pro­ces­sus de civi­li­sa­tion d’Eros, auquel elle a inti­me­ment asso­cié la notion de péché, puisse se pour­suivre autre­ment que sous son joug. Et c’est cela que montre sa cris­pa­tion vis­cé­rale à pro­pos du contrôle des nais­sances, de l’avortement, des unions libres, de l’accès aux sacre­ments pour les divor­cés rema­riés, de l’homosexualité active. Un ensemble de ques­tions que vient théo­lo­gi­que­ment cou­ron­ner l’abstention sexuelle que célèbre l’obligation du céli­bat ecclésiastique.

Car que cherche à faire le théo­lo­gien Joseph Rat­zin­ger lorsque, face à la moder­ni­té, il réaf­firme que cette obli­ga­tion fait par­tie du dépôt de la foi ? Conti­nuer à lui confé­rer le rôle de cade­nas sym­bo­lique qu’elle a vir­tuel­le­ment joué jusqu’ici comme garant de l’existence d’un espace reli­gieux vir­gi­nal. La dis­tinc­tion typi­que­ment catho­lique entre clercs et laïcs peut y trou­ver sa légi­ti­ma­tion. Par le biais du pou­voir sacra­men­tel exclu­sif des pre­miers, c’est l’autorité tuté­laire sur la conscience des seconds qui se trouve péren­ni­sée. Une digue est ain­si oppo­sée aux pré­ten­tions de la culture démo­cra­tique. Or, c’est pré­ci­sé­ment à par­tir de la fixa­tion sur un pou­voir sacer­do­tal lié au céli­bat que la per­ver­si­té struc­tu­relle de l’institution ecclé­siale vient croi­ser la per­ver­si­té psy­chique des indi­vi­dus abu­seurs d’enfants. Les deux se ren­forcent mutuel­le­ment et font que la ques­tion des prêtres pédo­philes appa­rait comme le miasme de la décom­po­si­tion d’une caste aujourd’hui en plein désarroi.

Liée au fos­sé qui sépare la culture contem­po­raine de celle à laquelle conti­nue de se réfé­rer l’Église, cette ques­tion se réper­cute dans l’écart crois­sant entre leurs codes juri­diques res­pec­tifs9. L’évolution du droit qui orga­nise les socié­tés civiles modernes n’a en effet ces­sé d’accorder plus d’attention au res­pect des indi­vi­dus. Très logi­que­ment dans l’évaluation des com­por­te­ments du domaine sexuel, le consen­te­ment des par­te­naires y est ain­si deve­nu déci­sif. Tan­dis que s’il n’y est pas mutuel, comme dans le viol et la pédo­phi­lie, on y iden­ti­fie de plus en plus un crime. Or, durant la même période, le droit canon et la jus­tice ecclé­sias­tique sont res­tés bran­chés sur les exi­gences du droit natu­rel, celui du res­pect de la vie, plu­tôt qu’aux exi­gences du res­pect des vivants qui aurait ren­du l’Église atten­tive aux vic­times des abus sexuels de son cler­gé. Enfer­mé dans sa logique, le droit canon n’a certes pas omis de voir un délit dans les abus sexuels com­mis par des prêtres sur des enfants. Mais non pas d’abord parce que de telles pra­tiques détruisent des jeunes vies, mais parce qu’ils entachent la digni­té du sacer­doce. C’est pour­quoi jusqu’il y a peu, le secret le plus strict a pu être exi­gé à leur propos.

Ain­si, la hié­rar­chie ecclé­sias­tique en est res­tée à ne rien per­ce­voir d’autre dans la quête moderne de la liber­té de la conscience que l’expression d’une ambi­tion pro­mé­théenne des hommes de ce temps. Elle qui aime se pré­sen­ter comme experte en huma­ni­té, n’a iden­ti­fié dans le cou­rant de la libé­ra­tion sexuelle aucune exi­gence de la digni­té humaine. Pour éta­blir ses cer­ti­tudes, la repré­sen­ta­tion uni­la­té­rale d’un déver­gon­dage sexuel géné­ra­li­sé lui a suf­fi. Comme si le mou­ve­ment d’affirmation de la liber­té des consciences n’avait pas été aus­si celui d’une nou­velle sen­si­bi­li­té à l’égard de l’intégrité phy­sique de cha­cun et d’une répul­sion pro­fonde envers toutes les conduites de vio­lence faites au corps des indi­vi­dus. Comme si l’opposition à sa mar­chan­di­sa­tion n’avait pas fait par­tie de ses com­bats et qu’il n’avait pas obte­nu que des choses tolé­rées par l’ancienne socia­bi­li­té virile soient com­bat­tues et fina­le­ment recon­nues comme cri­mi­nelles : la vio­lence mâle et le har­cè­le­ment sexuel, le viol des femmes ou des mineurs et la pédophilie.

Sans doute est-ce en rai­son de cette inter­mi­nable céci­té hié­rar­chique que nous sommes par­ve­nus au moment où le silence se rompt, où le dévoi­le­ment public des pra­tiques sexuelles abu­sives du cler­gé s’opère. Pour un nombre de plus en plus grand de croyants, ces pra­tiques occul­tées sont deve­nues insup­por­tables. Quoi que dise Benoit XVI des méfaits de la sécu­la­ri­sa­tion, la culture moderne est celle qui a ren­du nos contem­po­rains capables de le dire.

  1. « Pre­ti pedo­fi­li : un pani­co morale », Ces­nur, 13 mars 2010, www.cesnur.org/2010/mi_preti_pedofili.html.
  2. On sait que le phé­no­mène est très ancien puisque le concile d’Elvire au IVe siècle déjà et cer­tains pro­cès de l’Inquisition à par­tir du XIIe men­tionnent ses méfaits. Mais on ne dis­pose évi­dem­ment pas de don­nées chif­frées com­pa­rant ce que furent les abus sexuels dans le pas­sé et ce qu’ils sont aujourd’hui. L’étude actuelle qui fait auto­ri­té est celle du John Jay Col­lege of Cri­mi­nal Jus­tice de la City Uni­ver­si­ty of New York (dis­po­nible en anglais sur Inter­net). Aux États-Unis, pour des faits ayant eu lieu entre 1950 et 2005, 5.000 prêtres ont été impli­qués sur les 110000 qui furent en fonc­tion durant la période, soit 4,5%. Les vic­times sont éva­luées à 13.000, dont un tiers d’enfants de moins de douze ans. En pour­cen­tage, ces chiffres ne dif­fèrent guère de ceux qui concernent la socié­té amé­ri­caine tout entière. Ils ont atteint un pic à la fin des années sep­tante, puis ont décli­né sans tou­te­fois s’éteindre. Ces don­nées ne s’éloignent pas du nombre des plaintes recueillies en Bel­gique par la com­mis­sion Adriaens­sens : pour les faits s’étant pas­sés entre 1950 et 2000, près de cinq-cents plaintes concernent quatre-cents prêtres, avec un pic durant les années soixante sui­vi d’un déclin.
  3. Doc­trine rela­tive à la sécu­ri­té publique, la tolé­rance zéro sou­tient que la façon effi­cace d’empêcher les infrac­tions est d’agir répres­si­ve­ment, sévè­re­ment et immé­dia­te­ment. Elle fut mise en œuvre par la police de New York contre la petite délin­quance de rue et ses réels suc­cès expliquent qu’elle soit deve­nue un slo­gan des milieux poli­tiques. En d’autres lieux, ils ne furent pour­tant pas aus­si évi­dents parce qu’elle sup­pose un impor­tant réseau de sur­veillance. Elle a aus­si été sévè­re­ment cri­ti­quée parce qu’elle se foca­lise sur la réponse pénale sans se sou­cier d’agir sur les sources des infrac­tions. Elle n’enraye pas les causes de la délin­quance, mais traite ses conséquences.
  4. C’est en ces termes que le socio­logue R. Michels qua­li­fie la ten­dance à l’œuvre dans toutes les orga­ni­sa­tions par­ti­sanes qui, au nom de la péren­ni­té de leurs objec­tifs, en viennent à sécré­ter une élite oli­gar­chique garante de l’avenir de l’institution qu’elle sert. Cette oli­gar­chie exerce une domi­na­tion sans contrôle sur l’ensemble des membres. Il y a là une cap­ta­tion du pou­voir par un petit groupe de per­sonnes qui, fina­le­ment, ne pensent et n’agissent plus qu’en fonc­tion de la per­pé­tua­tion de l’appareil qu’elles dirigent.
  5. Dans Le chris­tia­nisme. Ce qu’il est et ce qu’il est deve­nu dans l’histoire (Le Seuil, 1999). Si cer­tains sont aga­cés par le ton caté­go­rique qu’adopte H. Küng dans ses thèses cri­tiques face à la Rome papale — on a pu dire de lui qu’il était un pape paral­lèle ou le faux jumeau de J. Rat­zin­ger — il faut tou­te­fois recon­naitre la puis­sante mai­trise intel­lec­tuelle, phi­lo­so­phique et théo­lo­gique des dos­siers qu’il instruit.
  6. En Bel­gique, on dénom­brait envi­ron 10.500 prêtres dio­cé­sains en 1960. Ils sont 3.600 en 2010. Aux États-Unis pour la même période, on est pas­sé de 65.000 à 40.000.
  7. Une bonne ana­lyse des déve­lop­pe­ments du pro­blème des abus sexuels des prêtres dans ce pays, bien que l’auteur tende à atté­nuer les res­pon­sa­bi­li­tés spé­ci­fi­que­ment catho­liques, est four­nie par Phi­lip Jen­kins, Pedo­philes and Priests. Ana­to­my of a Contem­po­ra­ry Cri­sis, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2001.
  8. C’est le propre d’une pen­sée reli­gieuse qui se meut dans ce que, en phi­lo­so­phie, on appelle le registre de la thèse et de l’hypothèse. La thèse est une pro­po­si­tion que l’on sou­tient sans la démon­trer, mais dont on peut tirer une consé­quence. Quant à l’hypothèse ou réponse subor­don­née qu’on lui apporte, peu importe qu’elle soit consé­quente ou pas, pour­vu que la thèse demeure affir­mée indé­pen­dam­ment d’elle.
  9. Charles Conda­mines, « Pédo­phi­lie : le droit canon est désor­mais inadap­té », dans Le Monde du 26 mars 2010.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.