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Un voyage en autocar

Numéro 5 - 2015 par Naulin

juillet 2015

À Nantes, plus aucune trace des légen­daires auto­cars bleu et argent de la mai­son Drouin Frères ran­gés le long du quai de Turenne avec, au front, leurs grands pan­neaux arbo­rant des pro­messes de vil­lages aux par­fums d’iode ou de paille. Je me sou­viens de gros véhi­cules aux formes lourdes, arron­dies, per­cés de petites fenêtres. Sur […]

Italique

À Nantes, plus aucune trace des légen­daires auto­cars bleu et argent de la mai­son Drouin Frères ran­gés le long du quai de Turenne avec, au front, leurs grands pan­neaux arbo­rant des pro­messes de vil­lages aux par­fums d’iode ou de paille.

Je me sou­viens de gros véhi­cules aux formes lourdes, arron­dies, per­cés de petites fenêtres. Sur leurs toits s’entassaient des vélos à l’envers, des bagages hété­ro­clites piqués d’épuisettes, de cannes à pêche, des mâts de tentes jaillis­saient de gros sacs en nylon d’un vert mili­taire. À l’intérieur, en été, la tem­pé­ra­ture y était inte­nable. Uni­que­ment deux fenêtres se bas­cu­laient à demi et, seul, le chauf­feur, grâce à une ouver­ture laté­rale, pou­vait béné­fi­cier d’un léger cou­rant d’air. Le soleil cui­sait la tôle et échauf­fait le simi­li cuir des chaises qui exha­lait une odeur par­ti­cu­lière qui sou­le­vait le cœur.

La pre­mière fois que je fis seule le tra­jet Nantes-Piriac, je venais d’avoir juste dix ans. J’avais écou­té, conscien­cieu­se­ment, les jours pré­cé­dents, les expli­ca­tions de mes parents qui avaient déci­dé de me ran­ger dans la caté­go­rie des grands. Trop âgée, il était temps, main­te­nant, que je laisse à mon frère la place sur la moby­lette. J’étais sur­prise de ce pro­jet, mais s’y mêlait, à la fois, un sen­ti­ment d’exclusion et d’excitation.

La grande valise, en car­ton bouilli, d’un mar­ron brillant, que por­tait ma mère, lui don­nait une démarche irré­gu­lière. Le poids du bagage incli­nait son corps vers la droite, mais au bout de son bras gauche en balan­cier, sa main agi­tée me hous­pillait. Pour la énième fois, en remon­tant la colonne des auto­cars, elle me répé­tait de res­ter polie, de ne pas rêvas­ser sur le pay­sage afin de ne pas rater mon arrêt.

Une fois repé­ré le car qui annon­çait ma des­ti­na­tion, j’eus un pin­ce­ment au cœur. Je consta­tais qu’elle n’avait aucun scru­pule à m’abandonner, à un par­fait incon­nu, contre un billet glis­sé dans une main moite, afin qu’on veille à me faire des­cendre à Piriac-sur-mer et non à Piriac vil­lage. Elle racon­tait au chauf­feur que mon père, par­ti en moby­lette avec mon frère, deux heures plus tôt, m’attendrait sur le port. En cas de pro­blème, Yvonne, que tous connais­saient, la ser­veuse du Café des Pêcheurs où s’arrêtaient les rou­tiers, pren­drait soin de moi. Je ne com­pre­nais pas ce sou­ci du détail que ma mère répè­te­ra, chaque année, pen­dant encore quatre ans, chaque fin du mois de juin. Dis­cus­sion qui me gêne­rait, de plus en plus, au fur et à mesure que je gran­di­rai. Il me sem­blait que le conduc­teur, béret enfon­cé sur la tête, approu­vait, dis­trai­te­ment, occu­pé qu’il était à ras­sem­bler les bagages des vacan­ciers qui se bousculaient.

À peine avait-elle posé un bai­ser fur­tif sur ma joue, que d’une pres­sion ferme dans le dos, ma mère me pous­sait promp­te­ment vers l’intérieur. La pre­mière marche était si haute que je devais sai­sir, en rou­gis­sant, la grosse main du chauf­feur pour me his­ser. Je me fau­fi­lais entre les pas­sa­gers afin de pou­voir m’installer près d’une fenêtre. Le nez dépas­sant à peine le bord de la vitre, anxieuse, je pro­je­tais : si le tra­jet Nantes-Piriac fai­sait envi­ron 80 kilo­mètres, si l’autocar avait une vitesse limi­tée à 90 kilo­mètres par heure, mais devait faire de nom­breux arrêts, est-ce qu’il y aurait une chance que je puisse rece­voir une gre­na­dine d’Yvonne en atten­dant mon père ? Peu douée en cal­cul, je n’arrivais pas à répondre, trou­blée par d’autres ques­tions qui se bous­cu­laient dans ma tête d’enfant. Com­bien de fois mon père s’arrêterait-il ? Est-ce qu’un auto­car était tou­jours à l’heure ?

Ma mère s’agitait sur le trot­toir. À tra­vers le car­reau, je voyais ses lèvres bou­ger. Je com­pris qu’elle devrait éga­le­ment voya­ger seule sur sa vieille moby­lette. Je m’inquiétais pour elle. J’avais envie qu’elle parte, tant son angoisse était com­mu­ni­ca­tive. Avais-je bien com­pris que mon arrêt « sur mer » était celui avant le ter­mi­nus ? Qu’arriverait-il si je des­cen­dais à l’autre bout du vil­lage ? L’autocar ren­tre­rait-il dans un han­gar et devrais-je attendre là, une puni­tion que mes parents ne man­que­raient pas de me don­ner le pre­mier jour des vacances.

Le chauf­feur annon­çait le départ d’une voix forte. Je pin­çais les lèvres. Il grim­pait sur son fau­teuil per­choir et la porte se refer­mait dans un long sou­pir pneu­ma­tique. Je me recro­que­villais au fond du siège. Le moteur tous­so­tait, cra­cho­tait, se met­tait à bour­don­ner secouant le véhi­cule qui pié­ti­nait encore. Je ser­rais les poings et me concen­trais pour l’encourager. Après plu­sieurs manœuvres chao­tiques, le monstre s’ébrouait bruyam­ment et s’extirpait de la longue file for­mée par ses congé­nères. Puis dans la cha­leur de juin, il pre­nait la route en exha­lant des relents d’essence. Le sou­rire aux lèvres, je me redres­sais, fière de cette prouesse com­mune. En route pour l’aventure !

Les mains cris­pées sur les accou­doirs en lai­ton, mon regard dévo­rait la ville que je quit­tais pour deux mois. Je me sen­tais impor­tante et lisais, avec atten­tion, les pan­neaux indi­ca­teurs. Bien­tôt le tra­jet en cam­pagne deve­nait mono­tone, je com­men­çais à m’ennuyer. Je lor­gnais d’un air morne, l’autre côté de la tra­vée, où des enfants accom­pa­gnés me fixaient avec curio­si­té. Après une heure de route, le ron­ron­ne­ment du moteur et les mou­ve­ments de l’autocar me don­naient mal au cœur. Je me tor­tillais et tirais sur mon short, la sueur de mes cuisses col­lait sur le skaï du siège.

Plus tard, impa­tiente, à genoux sur la ban­quette, je ten­tais d’apercevoir une sil­houette noire, gon­flée par le vent sur une moby­lette bleu gitane. Si mes parents avaient un acci­dent sur la route, est-ce que je vivrais pour tou­jours à la mer me disais-je le sou­rire aux lèvres ? Ce serait chouette d’être en vacances toute l’année.

Après avoir dépas­sé Saint-Nazaire, les arrêts deve­naient plus fré­quents. Le chauf­feur suait en récu­pé­rant les bagages. Il grim­pait l’échelle étroite, pes­tant et souf­flant, avant d’atteindre le toit. Dos rond, légè­re­ment pen­ché, il pro­gres­sait mal­ai­sé­ment à tra­vers les colis jusqu’à l’objet dési­ré qu’il fal­lait encore déta­cher et extir­per du lot. Ensuite, debout, jambes écar­tées, il pré­sen­tait le tro­phée. Quand le pas­sa­ger concer­né approu­vait, d’un hoche­ment de tête, sans un mer­ci, gogue­nard, il criait, en jetant le bal­lot vers les bras qui se ten­daient, « j’espère que ce n’est pas fra­gile ». Chaque fois je crai­gnais qu’il se trompe et laisse ma valise sur le bord du che­min. Ima­gi­ner que je pour­rais perdre mon pyja­ma cor­saire sur le pan­ta­lon duquel ma grand-mère avait cou­su un ruban de den­telle blanche m’obligeait à l’épier atten­ti­ve­ment, avec crainte.

Quelques kilo­mètres plus tard, le pay­sage chan­geait, les champs deve­naient plus petits, bor­dés de bocages. Je com­men­çais à recon­naitre les lieux. Les fermes aux portes de bois et au toit de chaume furent rem­pla­cées par de coquettes vil­las blanches au toit d’ardoises grises. Elles étaient bâties à quelques kilo­mètres du vil­lage, et ne pou­vaient riva­li­ser, à mes yeux, avec les petites mai­sons basses tra­di­tion­nelles devant les­quelles séchaient, sur le mur de pierre, des filets parés de car­rés de liège humides et de grosses boules de verre émeraude.

Enfin, l’itinéraire lon­geait la côte. Le lourd auto­car pre­nait des ailes. Il dan­sait sur la route ser­pen­tine. La mer appa­rais­sait sou­dain après un virage et aus­si­tôt se déro­bait. Le pachy­derme ambu­lant sem­blait nous rame­ner vers les champs, mais on n’y croyait plus. La magie avait fait son œuvre. Tel un trait de Klee devant nos yeux, tous nos sens appe­laient le bleu mou­vant, plon­geant, puis­sant, lumi­neux, la mer. On la guet­tait en sou­riant au gré des virages. Les regards glis­saient sur les buis­sons de genêts. On se sur­pre­nait à se his­ser sur la pointe des pieds, pour la gui­gner au-des­sus des tertres. Puis, quand on s’était las­sé d’attendre, et qu’on fai­sait mine de bou­der, elle nous offrait une voile blanche, un goé­land kami­kaze. Dès qu’elle se dévoi­lait, entière, j’ouvrais grand les yeux, je sen­tais mon cœur gon­flé dans ma poi­trine. Je n’avais qu’une hâte, aller me réfu­gier dans mon coin pré­fé­ré pour l’écouter chan­ter nos retrouvailles.

L’autocar s’arrêtait sur le port dans un long gémis­se­ment. Les der­niers voya­geurs se dégour­dis­saient les jambes, le nez au vent salé. Le chauf­feur enle­vait son béret, essuyait une der­nière fois son front d’un grand mou­choir qua­drillé. J’attendais de rece­voir ma valise en fai­sant sem­blant de ne pas voir mon père qui m’observait, le sou­rire aux lèvres, tran­quille, à la ter­rasse du Café des Pêcheurs, un verre de vin blanc frais devant lui.

Naulin


Auteur

Retraitée, elle travaillait au bureau d'aide sociale de l'université Saint-Louis.