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Un traducteur au pays des poètes

Numéro 2 Février 2010 par Xavier Luffin

février 2010

Pas­ser une semaine dans la pro­vince du Nil Bleu et dans la Buta­na, patrie de nom­breux poètes popu­laires, en com­pa­gnie d’un roman­cier et d’un poète sou­da­nais, avant de ren­con­trer une kyrielle d’au­teurs à Khar­toum — le modeste tra­duc­teur que je suis pou­­vait-il envi­sa­ger un séjour plus agréable ? Pen­dant quinze jours, je n’ai pu m’empêcher de lier chaque quartier, […]

Italique

Soudan_carte-APPLAT_-_copie.jpgPas­ser une semaine dans la pro­vince du Nil Bleu et dans la Buta­na, patrie de nom­breux poètes popu­laires, en com­pa­gnie d’un roman­cier et d’un poète sou­da­nais, avant de ren­con­trer une kyrielle d’au­teurs à Khar­toum — le modeste tra­duc­teur que je suis pou­vait-il envi­sa­ger un séjour plus agréable ? Pen­dant quinze jours, je n’ai pu m’empêcher de lier chaque quar­tier, chaque scène quo­ti­dienne, chaque monu­ment à des pas­sages de romans et de nou­velles sou­da­nais que j’a­vais lus, voire tra­duits aupa­ra­vant. Et ce dès mon arri­vée à l’aé­ro­port de Khar­toum, scène clé du roman de Yagoub Adam Saed Al-Nour, Un regard plein de désir

Il y a quelques mois, j’a­vais déci­dé de concré­ti­ser un rêve vieux de plu­sieurs années : me rendre au Sou­dan, et enfin voir de mes propres yeux les pay­sages et les scènes de la vie quo­ti­dienne décrits par ces auteurs dont j’ai tra­duit quelques nou­velles et romans : Ahmad Al-Malik, Amir Tagel­sir, Abde­la­ziz Bara­ka Sakin, Rania Mamoun… Il faut dire que mon inté­rêt presque obses­sion­nel pour une contrée que je n’a­vais jamais visi­tée avait fini par deve­nir sus­pect, même pour mes proches : com­ment expli­quer ma pas­sion pour la lit­té­ra­ture sou­da­naise, mes échanges presque quo­ti­diens de coups de télé­phone et de cour­riels avec des écri­vains ins­tal­lés à Khar­toum, Dama­zin ou Wad Mada­ni, voire Dubaï ou Amsterdam ?

Une fois au Sou­dan, je réa­li­sai que cette pas­sion parut tout aus­si étrange aux auteurs en ques­tion ! J’a­vais bien sûr pré­pa­ré quelques expli­ca­tions qui me parais­saient très ration­nelles, dont la plus satis­fai­sante à mes yeux était la sui­vante : le Sou­dan se trouve à la croi­sée des che­mins entre le monde arabe et l’A­frique, deux régions du monde qui sus­citent par­ti­cu­liè­re­ment mon inté­rêt, c’est donc une manière pour moi de com­bi­ner deux pas­sions. Mais l’un de mes inter­lo­cu­teurs sur place me fit remar­quer, à juste titre d’ailleurs, que cette expli­ca­tion n’a­vait en fait rien de ration­nel. Soit. Après tout, le mot a été lâché main­te­nant : pas­sion. Or, une pas­sion ne s’ex­plique pas, elle se vit tout simplement.

J’a­vais donc déci­dé d’es­sayer de voir durant ces quinze jours le plus de scènes pos­sible par­mi celles que j’a­vais lues, sou­vent tra­duites aus­si — et je ne fus pas déçu. Par­mi les per­son­nages récur­rents dans la lit­té­ra­ture sou­da­naise, il y a la ven­deuse de thé. Métier fémi­nin par excel­lence, pra­ti­qué sur les trot­toirs de Khar­toum : une femme noyée dans son tob — le vête­ment tra­di­tion­nel fémi­nin, un grand tis­su aux cou­leurs vives — a devant elle un petit étal avec du thé, du sucre, du lait en poudre, des épices, des petits bei­gnets, et pro­pose aux pas­sants un verre de thé pour un prix modique. Dès le pre­mier jour à Khar­toum, mon ami Abde­la­ziz Bara­ka Sakin m’emmena boire un thé chez l’une de ses ven­deuses pré­fé­rées, au centre-ville, non loin du Centre cultu­rel fran­çais. Quel bon­heur ! Jamais un thé ne m’a­vait paru aus­si bon : d’un beau rouge, sucré juste comme il faut — je parle bien sûr d’un point de vue stric­te­ment gus­ta­tif et non pas dié­té­tique — à une tem­pé­ra­ture n’ayant rien à envier aux qua­rante-six degrés ambiants.

Je croi­sai encore bien d’autres per­son­nages direc­te­ment sor­tis des nou­velles de Stel­la Gae­ta­no ou des romans de Man­sour Elsoyem, comme les jeunes men­diants et les ven­deurs de mou­choirs en papier ins­tal­lés aux car­re­fours du centre-ville. L’im­pres­sion qui se déga­gea de ces ren­contres était bien moins douce que le thé dégus­té aupa­ra­vant, et hélas!, comme je m’y atten­dais, les auteurs n’a­vaient rien exa­gé­ré : de jeunes enfants en gue­nilles, sales et sou­vent estro­piés, contraints de pas­ser la jour­née à res­pi­rer les gaz d’é­chap­pe­ment des innom­brables voi­tures encom­brant les moindres rues de la capi­tale, avant d’al­ler cher­cher un abri pour pas­ser la nuit, sous le mur d’une mos­quée ou dans l’un des nom­breux bidon­villes encer­clant la ville.

Au-delà des per­son­nages, il y avait aus­si les lieux à décou­vrir, et ils étaient nom­breux : la rue de l’U­ni­ver­si­té, la rue du Nil, le mar­ché arabe, le mar­ché euro­péen, le mar­ché d’Om­dour­man… Je les décou­vris tous avec la même impa­tience et le même bon­heur, au point que mon sou­rire béat devant une simple ave­nue embou­teillée, sans cachet par­ti­cu­lier, devait encore une fois paraître bien sus­pect aux yeux des pas­sants. J’a­vais deman­dé à Moham­med, un chauf­feur de taxi dont la gen­tillesse résume à elle seule l’hos­pi­ta­li­té des Sou­da­nais, de m’emmener au mar­ché d’Om­dour­man. Sur le retour, je lui deman­dai de pas­ser par le quar­tier d’Oum­bed­da. « Oum­bed­da ? Mais il n’y a rien à voir à Oum­bed­da. » Je lui expli­quai alors que j’a­vais tra­duit un pas­sage d’un roman de Kha­led Eways, et que ce pas­sage s’ou­vrait avec le nom de ce quar­tier — un amas de mai­sons en terre crue en péri­phé­rie de la capi­tale, habi­té notam­ment par des « dépla­cés », les cen­taines de mil­liers de Sou­da­nais chas­sés par la guerre civile durant les der­nières décen­nies. Je cher­chai la mai­son de Mary, l’une des pro­ta­go­nistes du roman. Ce pou­vait être n’im­porte laquelle des construc­tions en terre crue que croi­sait notre regard, je pris dis­crè­te­ment quelques pho­tos, gêné par mon propre voyeu­risme lâche­ment dis­si­mu­lé par ma quête de lecteur-traducteur.

Cette même curio­si­té ne ces­sa de m’ha­bi­ter une fois en dehors de Khar­toum, depuis les vil­lages aux huttes cir­cu­laires des Bila­la — ces gens venus autre­fois du Tchad pour effec­tuer le pèle­ri­nage à LaMecque et qui finirent par s’ins­tal­ler dans la région de Gada­ref, sur le che­min du retour, à une époque où un tel voyage pre­nait plu­sieurs décen­nies, et dont j’ai tra­duit deux contes recueillis par Abde­la­ziz Bara­ka Sakin — aux nom­breux oushars, bao­babs et autres mar­gou­siers, omni­pré­sents dans la lit­té­ra­ture sou­da­naise. J’a­vais bien sûr déjà vu à quoi res­sem­blait le mar­gou­sier sur Inter­net, mais le contem­pler en vrai, cares­ser son écorce, admi­rer ses feuilles ber­cées par le vent fut encore l’un des petits plai­sirs de ce voyage.

Bien sûr, je fus quelque peu déçu par cer­tains endroits : naï­ve­ment je l’ad­mets, j’a­vais ima­gi­né le mar­ché arabe comme l’un des souks ani­més pré­sents dans la plu­part des villes du monde arabe. En réa­li­té, il s’a­git d’une série de rues qua­drillées à l’é­poque colo­niale, sans charme par­ti­cu­lier, et sou­vent embou­teillées comme le reste de la ville. Mais ces petites décep­tions furent vite oubliées, tant mes yeux se rem­plis­saient d’i­mages presque à chaque instant.

Je visi­tai aus­si cer­tains lieux que je ne comp­tais pas voir, mais qui me replon­gèrent eux aus­si dans les pages de l’un ou l’autre roman sou­da­nais. Ain­si, Abde­la­ziz et moi avions ren­dez-vous avec un jour­na­liste de Radio-Omdour­man, dont les stu­dios se trouvent dans les bâti­ments de la radio-télé­vi­sion natio­nale. Je me rap­pe­lai aus­si­tôt que les pre­mières pages du roman Safa ou la sai­son des pluies décri­vaient les pre­mières d’un coup d’É­tat, durant les­quelles le futur pré­sident se ren­dait dans le bâti­ment en ques­tion : « Dans le der­nier tiers de la nuit, il revê­tit son uni­forme mili­taire et cir­cu­la dans les rues de la capi­tale, et il s’a­per­çut que toute la ville était endor­mie […]. Il prit d’as­saut la radio, sans que les gardes endor­mis sur leurs sièges ne mani­festent la moindre résis­tance. À l’in­té­rieur, il ne trou­va qu’un seul ani­ma­teur, plon­gé lui aus­si dans un pro­fond som­meil. Il le pous­sa d’un coup de pied et prit le micro­phone, réveillant la nation de sa voix rocailleuse : “Ceci est un sou­lè­ve­ment militaire”.»

À Gada­ref, une jolie ville consti­tuée de huttes cir­cu­laires à perte de vue, située dans une grande plaine dont la mono­to­nie est à peine gâchée par une mon­tagne au nom étrange, « Tewa­wa » — le pre­mier relief que l’on voit en s’ap­pro­chant de la ville, en même temps qu’un immense silo — je fis aus­si une décou­verte inat­ten­due : je visi­tai avec Abde­la­ziz et d’autres amis une hutte en par­ti­cu­lier, celle qu’a­vait habi­tée Patri­cia, une femme qui lui a ins­pi­ré il y a quelques années l’une de ses plus jolies nou­velles « Deux enfants et Patri­cia ». Je ne savais pas que Patri­cia avait réel­le­ment exis­té, et encore moins que sa hutte et l’en­clos qui l’en­tou­rait étaient tou­jours pré­sents. C’est dans les envi­rons de Gada­ref éga­le­ment que nous eumes l’oc­ca­sion de pas­ser un après-midi inou­bliable, assis sur des nattes au beau milieu des champs, à écou­ter quelques poètes locaux de la tri­bu des Shu­kriyya. L’un d’entre eux, accom­pa­gné d’un rab­bab, un ins­tru­ment à cordes tra­di­tion­nel pré­sent éga­le­ment en Égypte, nous chan­ta de longs dobet, poèmes en arabe dia­lec­tal local qui font la fier­té des tri­bus arabes des plaines de la Buta­na. Voi­ci ce que dit Al-Har­dal­lo, l’un des plus célèbres auteurs de dobet :

« Ses che­veux noirs rap­pellent le plu­mage de l’autruche,

son beau visage brille,

Son cou, tel les jolies fioles souf­flées à Istan­bul, est bien allongé,

Ses mains sont douces, ses épaules sont arrondies,

Sa taille est par­faite, ni trop petite ni trop élancée. »

Et puis, il y eut aus­si les lieux que je n’ai pas pu voir, les per­son­nages que je n’ai pas pu ren­con­trer. Cer­tains ont dis­pa­ru. Ain­si, j’ap­pris avec sur­prise et non sans une once de tris­tesse que le zoo de Khar­toum, dans lequel se déroule une scène cocasse de Safa ou la sai­son des pluies, d’Ah­mad Al-Malik, et une autre scène tout aus­si amu­sante du der­nier roman d’un écri­vain éry­thréen, Abou Bakr Kah­hal, a été rasé depuis quelques années : je ne ver­rai donc jamais le fameux lion héros mal­gré lui de quelques pages de ces deux livres. J’au­rais aus­si beau­coup aimé croi­ser un train lors de mes dépla­ce­ments dans l’est du pays, ce train bon­dé de pas­sa­gers jusque sur le toit dont la des­crip­tion ouvre le roman de Man­sour Elsoyem, Mémoires d’un mau­vais gar­çon. Las, j’ai sou­vent croi­sé des rails, à Wad Mada­ni ou ailleurs, mais je n’ai pas vu de loco­mo­tive — la plu­part des lignes de che­min de fer sont désor­mais hors d’é­tat de marche, et du coup, je com­prends mieux la phrase pleine d’i­ro­nie et d’a­mer­tume d’Ah­mad Al-Malik : « Il aper­çut les rails du der­nier train à avoir tra­ver­sé le pays, trans­por­tant les sol­dats de Lord Kit­che­ner à la fin du XIXe siècle. »

J’au­rais vou­lu voir aus­si les pêcheurs à la ligne ten­tant d’at­tra­per des tila­pias au bord du Nil Bleu, comme ceux dont parle le même auteur. Des amis m’ex­pli­quèrent qu’ils n’a­vaient pas dis­pa­ru, eux, mais que tout sim­ple­ment ce n’é­tait pas la sai­son, les eaux du fleuve étant trop gon­flées par la crue. J’au­rais aus­si vou­lu gou­ter la maris­sa pré­pa­rée en contre­bande par les dépla­cées et les réfu­giées, aus­si pré­sente dans la lit­té­ra­ture sou­da­naise que les ven­deuses de thé, mais ce sera pour un pro­chain voyage…

Xavier Luffin


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