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Un traducteur au pays des poètes
Passer une semaine dans la province du Nil Bleu et dans la Butana, patrie de nombreux poètes populaires, en compagnie d’un romancier et d’un poète soudanais, avant de rencontrer une kyrielle d’auteurs à Khartoum — le modeste traducteur que je suis pouvait-il envisager un séjour plus agréable ? Pendant quinze jours, je n’ai pu m’empêcher de lier chaque quartier, […]
Passer une semaine dans la province du Nil Bleu et dans la Butana, patrie de nombreux poètes populaires, en compagnie d’un romancier et d’un poète soudanais, avant de rencontrer une kyrielle d’auteurs à Khartoum — le modeste traducteur que je suis pouvait-il envisager un séjour plus agréable ? Pendant quinze jours, je n’ai pu m’empêcher de lier chaque quartier, chaque scène quotidienne, chaque monument à des passages de romans et de nouvelles soudanais que j’avais lus, voire traduits auparavant. Et ce dès mon arrivée à l’aéroport de Khartoum, scène clé du roman de Yagoub Adam Saed Al-Nour, Un regard plein de désir…
Il y a quelques mois, j’avais décidé de concrétiser un rêve vieux de plusieurs années : me rendre au Soudan, et enfin voir de mes propres yeux les paysages et les scènes de la vie quotidienne décrits par ces auteurs dont j’ai traduit quelques nouvelles et romans : Ahmad Al-Malik, Amir Tagelsir, Abdelaziz Baraka Sakin, Rania Mamoun… Il faut dire que mon intérêt presque obsessionnel pour une contrée que je n’avais jamais visitée avait fini par devenir suspect, même pour mes proches : comment expliquer ma passion pour la littérature soudanaise, mes échanges presque quotidiens de coups de téléphone et de courriels avec des écrivains installés à Khartoum, Damazin ou Wad Madani, voire Dubaï ou Amsterdam ?
Une fois au Soudan, je réalisai que cette passion parut tout aussi étrange aux auteurs en question ! J’avais bien sûr préparé quelques explications qui me paraissaient très rationnelles, dont la plus satisfaisante à mes yeux était la suivante : le Soudan se trouve à la croisée des chemins entre le monde arabe et l’Afrique, deux régions du monde qui suscitent particulièrement mon intérêt, c’est donc une manière pour moi de combiner deux passions. Mais l’un de mes interlocuteurs sur place me fit remarquer, à juste titre d’ailleurs, que cette explication n’avait en fait rien de rationnel. Soit. Après tout, le mot a été lâché maintenant : passion. Or, une passion ne s’explique pas, elle se vit tout simplement.
J’avais donc décidé d’essayer de voir durant ces quinze jours le plus de scènes possible parmi celles que j’avais lues, souvent traduites aussi — et je ne fus pas déçu. Parmi les personnages récurrents dans la littérature soudanaise, il y a la vendeuse de thé. Métier féminin par excellence, pratiqué sur les trottoirs de Khartoum : une femme noyée dans son tob — le vêtement traditionnel féminin, un grand tissu aux couleurs vives — a devant elle un petit étal avec du thé, du sucre, du lait en poudre, des épices, des petits beignets, et propose aux passants un verre de thé pour un prix modique. Dès le premier jour à Khartoum, mon ami Abdelaziz Baraka Sakin m’emmena boire un thé chez l’une de ses vendeuses préférées, au centre-ville, non loin du Centre culturel français. Quel bonheur ! Jamais un thé ne m’avait paru aussi bon : d’un beau rouge, sucré juste comme il faut — je parle bien sûr d’un point de vue strictement gustatif et non pas diététique — à une température n’ayant rien à envier aux quarante-six degrés ambiants.
Je croisai encore bien d’autres personnages directement sortis des nouvelles de Stella Gaetano ou des romans de Mansour Elsoyem, comme les jeunes mendiants et les vendeurs de mouchoirs en papier installés aux carrefours du centre-ville. L’impression qui se dégagea de ces rencontres était bien moins douce que le thé dégusté auparavant, et hélas!, comme je m’y attendais, les auteurs n’avaient rien exagéré : de jeunes enfants en guenilles, sales et souvent estropiés, contraints de passer la journée à respirer les gaz d’échappement des innombrables voitures encombrant les moindres rues de la capitale, avant d’aller chercher un abri pour passer la nuit, sous le mur d’une mosquée ou dans l’un des nombreux bidonvilles encerclant la ville.
Au-delà des personnages, il y avait aussi les lieux à découvrir, et ils étaient nombreux : la rue de l’Université, la rue du Nil, le marché arabe, le marché européen, le marché d’Omdourman… Je les découvris tous avec la même impatience et le même bonheur, au point que mon sourire béat devant une simple avenue embouteillée, sans cachet particulier, devait encore une fois paraître bien suspect aux yeux des passants. J’avais demandé à Mohammed, un chauffeur de taxi dont la gentillesse résume à elle seule l’hospitalité des Soudanais, de m’emmener au marché d’Omdourman. Sur le retour, je lui demandai de passer par le quartier d’Oumbedda. « Oumbedda ? Mais il n’y a rien à voir à Oumbedda. » Je lui expliquai alors que j’avais traduit un passage d’un roman de Khaled Eways, et que ce passage s’ouvrait avec le nom de ce quartier — un amas de maisons en terre crue en périphérie de la capitale, habité notamment par des « déplacés », les centaines de milliers de Soudanais chassés par la guerre civile durant les dernières décennies. Je cherchai la maison de Mary, l’une des protagonistes du roman. Ce pouvait être n’importe laquelle des constructions en terre crue que croisait notre regard, je pris discrètement quelques photos, gêné par mon propre voyeurisme lâchement dissimulé par ma quête de lecteur-traducteur.
Cette même curiosité ne cessa de m’habiter une fois en dehors de Khartoum, depuis les villages aux huttes circulaires des Bilala — ces gens venus autrefois du Tchad pour effectuer le pèlerinage à LaMecque et qui finirent par s’installer dans la région de Gadaref, sur le chemin du retour, à une époque où un tel voyage prenait plusieurs décennies, et dont j’ai traduit deux contes recueillis par Abdelaziz Baraka Sakin — aux nombreux oushars, baobabs et autres margousiers, omniprésents dans la littérature soudanaise. J’avais bien sûr déjà vu à quoi ressemblait le margousier sur Internet, mais le contempler en vrai, caresser son écorce, admirer ses feuilles bercées par le vent fut encore l’un des petits plaisirs de ce voyage.
Bien sûr, je fus quelque peu déçu par certains endroits : naïvement je l’admets, j’avais imaginé le marché arabe comme l’un des souks animés présents dans la plupart des villes du monde arabe. En réalité, il s’agit d’une série de rues quadrillées à l’époque coloniale, sans charme particulier, et souvent embouteillées comme le reste de la ville. Mais ces petites déceptions furent vite oubliées, tant mes yeux se remplissaient d’images presque à chaque instant.
Je visitai aussi certains lieux que je ne comptais pas voir, mais qui me replongèrent eux aussi dans les pages de l’un ou l’autre roman soudanais. Ainsi, Abdelaziz et moi avions rendez-vous avec un journaliste de Radio-Omdourman, dont les studios se trouvent dans les bâtiments de la radio-télévision nationale. Je me rappelai aussitôt que les premières pages du roman Safa ou la saison des pluies décrivaient les premières d’un coup d’État, durant lesquelles le futur président se rendait dans le bâtiment en question : « Dans le dernier tiers de la nuit, il revêtit son uniforme militaire et circula dans les rues de la capitale, et il s’aperçut que toute la ville était endormie […]. Il prit d’assaut la radio, sans que les gardes endormis sur leurs sièges ne manifestent la moindre résistance. À l’intérieur, il ne trouva qu’un seul animateur, plongé lui aussi dans un profond sommeil. Il le poussa d’un coup de pied et prit le microphone, réveillant la nation de sa voix rocailleuse : “Ceci est un soulèvement militaire”.»
À Gadaref, une jolie ville constituée de huttes circulaires à perte de vue, située dans une grande plaine dont la monotonie est à peine gâchée par une montagne au nom étrange, « Tewawa » — le premier relief que l’on voit en s’approchant de la ville, en même temps qu’un immense silo — je fis aussi une découverte inattendue : je visitai avec Abdelaziz et d’autres amis une hutte en particulier, celle qu’avait habitée Patricia, une femme qui lui a inspiré il y a quelques années l’une de ses plus jolies nouvelles « Deux enfants et Patricia ». Je ne savais pas que Patricia avait réellement existé, et encore moins que sa hutte et l’enclos qui l’entourait étaient toujours présents. C’est dans les environs de Gadaref également que nous eumes l’occasion de passer un après-midi inoubliable, assis sur des nattes au beau milieu des champs, à écouter quelques poètes locaux de la tribu des Shukriyya. L’un d’entre eux, accompagné d’un rabbab, un instrument à cordes traditionnel présent également en Égypte, nous chanta de longs dobet, poèmes en arabe dialectal local qui font la fierté des tribus arabes des plaines de la Butana. Voici ce que dit Al-Hardallo, l’un des plus célèbres auteurs de dobet :
« Ses cheveux noirs rappellent le plumage de l’autruche,
son beau visage brille,
Son cou, tel les jolies fioles soufflées à Istanbul, est bien allongé,
Ses mains sont douces, ses épaules sont arrondies,
Sa taille est parfaite, ni trop petite ni trop élancée. »
Et puis, il y eut aussi les lieux que je n’ai pas pu voir, les personnages que je n’ai pas pu rencontrer. Certains ont disparu. Ainsi, j’appris avec surprise et non sans une once de tristesse que le zoo de Khartoum, dans lequel se déroule une scène cocasse de Safa ou la saison des pluies, d’Ahmad Al-Malik, et une autre scène tout aussi amusante du dernier roman d’un écrivain érythréen, Abou Bakr Kahhal, a été rasé depuis quelques années : je ne verrai donc jamais le fameux lion héros malgré lui de quelques pages de ces deux livres. J’aurais aussi beaucoup aimé croiser un train lors de mes déplacements dans l’est du pays, ce train bondé de passagers jusque sur le toit dont la description ouvre le roman de Mansour Elsoyem, Mémoires d’un mauvais garçon. Las, j’ai souvent croisé des rails, à Wad Madani ou ailleurs, mais je n’ai pas vu de locomotive — la plupart des lignes de chemin de fer sont désormais hors d’état de marche, et du coup, je comprends mieux la phrase pleine d’ironie et d’amertume d’Ahmad Al-Malik : « Il aperçut les rails du dernier train à avoir traversé le pays, transportant les soldats de Lord Kitchener à la fin du XIXe siècle. »
J’aurais voulu voir aussi les pêcheurs à la ligne tentant d’attraper des tilapias au bord du Nil Bleu, comme ceux dont parle le même auteur. Des amis m’expliquèrent qu’ils n’avaient pas disparu, eux, mais que tout simplement ce n’était pas la saison, les eaux du fleuve étant trop gonflées par la crue. J’aurais aussi voulu gouter la marissa préparée en contrebande par les déplacées et les réfugiées, aussi présente dans la littérature soudanaise que les vendeuses de thé, mais ce sera pour un prochain voyage…