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Un tiers perturbateur, les musulmans

Numéro 3 Mars 2013 par Henri Goldman

mars 2013

La créa­tion à la ren­trée sco­laire de 2013 d’une école secon­daire musul­mane pour­rait mar­quer le début d’un réseau d’écoles musul­manes, effet non vou­lu et non pré­vi­sible du Pacte sco­laire, mais résul­tat de la ségré­ga­tion dont sont vic­times les musul­mans. La seule manière d’endiguer une ségré­ga­tion accrue dans un ghet­to sco­laire, à défaut de révi­ser le Pacte sco­laire, est que les réseaux exis­tants optent pour une neu­tra­li­té inclu­sive et fassent place à la diver­si­té cultu­relle et religieuse.

Comme on le sait, la confi­gu­ra­tion actuelle du sys­tème d’enseignement en Bel­gique est le résul­tat impro­bable d’un armis­tice au terme d’une lutte sécu­laire entre le « pilier catho­lique », désor­mais puis­sance sociale bien plus que spi­ri­tuelle et dont l’école est le prin­ci­pal lieu d’affiliation, et les tenants
« laïques » de la pri­mau­té d’un ser­vice public neutre. Cet armis­tice s’est impo­sé au terme d’une bataille d’usure au fil de laquelle les pro­ta­go­nistes ont fini par se res­sem­bler de plus en plus. Aujourd’hui, ce qui dis­tingue l’enseignement libre de l’enseignement offi­ciel n’a plus grand-chose à voir avec la reli­gion. Comme l’hôpital, l’école est entrée de plain-pied dans la culture consu­mé­riste où pré­do­mine le réflexe com­pa­ra­tiste : de plus en plus de parents recherchent la meilleure école pos­sible, pas trop loin de chez eux et qu’importe le réseau. Le pro­blème prin­ci­pal que pose aujourd’hui cette confi­gu­ra­tion ne tient pas à la sépa­ra­tion des élèves sur une base confes­sion­nelle qu’elle entre­tien­drait, mais bien que la liber­té d’enseignement ren­force la ségré­ga­tion sociale dans le cadre du « qua­si-mar­ché » scolaire.

Mais, depuis quelques années, un tiers acteur s’est invi­té au débat et son irrup­tion force à revi­si­ter la per­ti­nence du modèle actuel avec un prisme « socio­re­li­gieux » qu’on ima­gi­nait dépas­sé au regard de l’évolution des cli­vages « bel­go-belges » tra­di­tion­nels : une popu­la­tion de reli­gion musul­mane, en crois­sance, et qui est aujourd’hui ten­tée d’exploiter pour son propre compte les oppor­tu­ni­tés offertes par le prin­cipe consti­tu­tion­nel de la liber­té d’enseignement. Cette popu­la­tion est issue de l’immigration. Son acces­sion à la citoyen­ne­té est récente. Elle n’a pas été par­tie pre­nante, et pour cause, aux mar­chan­dages qui ont débou­ché sur la signa­ture du Pacte sco­laire de 1959. Mais sa pré­ten­tion irré­cu­sable à inter­ve­nir dans le jeu oblige à exa­mi­ner l’évolution de cette liber­té sous un jour nouveau.

Jusqu’à aujourd’hui, d’autres pou­voirs orga­ni­sa­teurs se sont intro­duits dans les inter­stices du com­pro­mis sco­laire « catho-laïque » : quelques écoles libres non confes­sion­nelles à péda­go­gie alter­na­tive, quelques écoles juives à
Anvers et à Bruxelles, les écoles « turques » néer­lan­do­phones du réseau Lucer­na, quelques écoles mater­nelles et pri­maires isla­miques (Al-Gha­za­li à Etter­beek, La plume à Molen­beek)… Autant d’initiatives mar­gi­nales qui ne mena­çaient pas de per­tur­ber l’économie géné­rale du dis­po­si­tif. Mais le pro­ces­sus qui pour­rait s’enclencher avec l’ouverture d’une école secon­daire libre musul­mane à la ren­trée 2013 à l’initiative de la mos­quée Al Amal (Ander­lecht, Bruxelles) est d’une autre enver­gure : elle pour­rait bien être l’amorce d’un véri­table réseau d’écoles musul­manes qui répon­draient à une demande crois­sante éma­nant de la popu­la­tion d’origine marocaine.

On le sait : cette popu­la­tion pré­sente un pro­fil assez homo­gène. For­te­ment concen­trée dans cer­tains quar­tiers, elle est mas­si­ve­ment pré­sente dans les couches popu­laires mar­quées aujourd’hui par la pau­vre­té et le sous-emploi. Elle est en plus vic­time de dis­cri­mi­na­tions mas­sives dans tous les domaines de la vie sociale. Ces consi­dé­ra­tions expliquent dans une large mesure le déve­lop­pe­ment vigou­reux en son sein de pra­tiques com­mu­nau­taires de soli­da­ri­té ain­si que d’une pra­tique reli­gieuse qui peut ser­vir d’exutoire à l’enfermement dans un sta­tut social subal­terne. Mais aus­si, para­doxa­le­ment, pour­quoi l’injonction à la réus­site sco­laire est aus­si puis­sante, même dans des familles dont les parents n’ont pas fait d’études, la réus­site de leurs enfants tenant autant du défi que de la revanche.

Le « qua­si-mar­ché » sco­laire a ampli­fié les effets de la ségré­ga­tion ter­ri­to­riale puisque, dans ce qui reste à Bruxelles de quar­tiers d’habitation mixtes, les éta­blis­se­ments se font une concur­rence féroce pour atti­rer les « bons élèves » (ou plus exac­te­ment les « bonnes familles ») du coin et refi­ler les « mau­vais » à l’école concur­rente. Ces « mau­vaises familles » sont, en grande par­tie, des familles musul­manes. Ce pro­ces­sus de relé­ga­tion, au départ essen­tiel­le­ment basé sur de clas­siques consi­dé­ra­tions « de classe » moins direc­te­ment stig­ma­ti­santes, a été démul­ti­plié par l’interdiction géné­ra­li­sée — à de rares excep­tions près — du port du fou­lard isla­mique par les élèves. Cet inter­dit, qui a fonc­tion­né comme un élé­ment de sélec­tion du public sco­laire et qui fut bien res­sen­ti comme tel, a fini par deve­nir un abcès de fixa­tion obses­sion­nel engen­drant de toutes parts un rai­dis­se­ment qui pousse à la sur­en­chère, chaque éta­blis­se­ment se sen­tant obli­gé d’être plus poin­tu que le voi­sin1.

Vu de l’extérieur, il est dif­fi­cile d’apprécier le degré d’humiliation subie par les vic­times de ces stra­té­gies hypo­crites de relé­ga­tion, bles­sées dans leur atta­che­ment à une reli­gion qui est aujourd’hui l’objet de toutes les sus­pi­cions dans le cadre sco­laire exis­tant comme dans la socié­té glo­bale. Elle ne peut qu’encourager les musul­mans à ouvrir leurs propres éta­blis­se­ments où, au moins, ils ne se sen­ti­raient pas per­pé­tuel­le­ment obli­gés de don­ner des gages de leur bonne intégration.

Dans la popu­la­tion musul­mane, on n’a pas spon­ta­né­ment le réflexe de faire appel au finan­ce­ment public. On s’organise à côté. Ain­si, la plu­part des mos­quées bruxel­loises n’ont fait aucune demande de recon­nais­sance qui aurait pu pour­tant débou­cher sur la prise en charge publique du salaire des imams. De même, la pre­mière école secon­daire musul­mane bruxel­loise, Avi­cenne, a été fon­dée en 2007 par la mos­quée Al Kha­lil, à Molen­beek2, comme une école pure­ment pri­vée pré­pa­rant au jury cen­tral. Elle échappe ain­si à tout contrôle de conte­nu de la part de l’inspection sco­laire et, du coup, ne reçoit aucun sub- side. Consé­quence auto­ma­tique : elle est loin d’être gra­tuite puisqu’il faut s’ac- quit­ter d’un droit d’inscription de 1800 euros par élève3, ce qui est beau­coup trop éle­vé pour la plu­part des familles.

Un ghetto scolaire islamique

Mais avec l’initiative d’Al Amal, le franc est tom­bé : il n’y aucune rai­son pour que les musul­mans n’utilisent pas à leur pro­fit un dis­po­si­tif fait sur mesure à l’intention des pou­voirs orga­ni­sa­teurs catho­liques. L’argent public dis­po­nible doit béné­fi­cier équi­ta­ble­ment à toutes les confes­sions. Et, comme l’expriment les pro­mo­teurs du pro­jet, le besoin est réel et la cause par­faite- ment iden­ti­fiée : « Une telle école répond aus­si à une forte demande de la com­mu­nau­té musul­mane de Bruxelles qui est confron­tée à un véri­table di- lemme entre la pra­tique authen­tique de son culte et l’accès à l’éducation qui consti­tue un des fon­de­ments de notre démo­cra­tie. En Bel­gique, le port de signes reli­gieux à l’école dépend du règle­ment d’ordre inté­rieur de chaque éta­blis­se­ment et, à ce jour, les éta­blis­se­ments secon­daires qui les auto­risent ne sont pas très nom­breux. Ain­si, les per­sonnes dési­rant expri­mer visi­ble­ment leur foi se voient limi­tées dans leur choix d’école et d’options. Cer­taines seront même ame­nées à quit­ter le sys­tème sco­laire. Dans ce contexte, l’institut Al Amal veut pro­po­ser une alter­na­tive aux per­sonnes dési­rant por­ter des signes reli­gieux à l’école et leur per­mettre d’avoir accès à un ensei­gne­ment de qua­li­té per­met­tant à chaque élève d’atteindre les socles de com­pé­tences fixés par la fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles4. »

Le suc­cès de l’« école isla­mique Al Amal » semble assu­ré. Au-delà de la tolé­rance au port du fou­lard, d’un amé­na­ge­ment du temps sco­laire tenant compte du calen­drier musul­man et de la four­ni­ture de repas halal, les musul­mans dis­po­se­ront en propre d’une école où l’encadrement ne risque pas de leur man­quer de res­pect à cause de leur reli­gion. Qu’en sera-t-il de la mixi­té sur les bancs des classes, dans les pis­cines et dans les voyages sco­laires ? Quel sera le prix à payer en échange des indis­pen­sables finan­ce­ments com­plé­men­taires en pro­ve­nance de pays qui pro­fessent un islam peu com­pa­tible avec les droits de l’homme ? Le cours de bio­lo­gie et l’enseignement de la Shoah seront-ils assu- rés avec assez de convic­tion ? La lita­nie des inquié­tudes habi­tuelles repar­ti­ra de plus belle. Mais quoi qu’on puisse craindre ou fan­tas­mer, et sous réserve que l’inspection sco­laire fasse son tra­vail, il n’y a rien dans cette ini­tia­tive qui contre­di­rait la lettre du Pacte sco­laire, dont les rédac­teurs ne pou­vaient évi- dem­ment anti­ci­per ce développement.

Si l’expérience d’Al Amal se révèle concluante, d’autres sui­vront. Dans une ville comme Bruxelles où le boom démo­gra­phique exige l’ouverture ra- pide de nou­velles écoles pour les­quelles les fonds manquent, il serait mal venu de faire la fine bouche. Pour le coup, l’obsession d’une « neu­tra­li­té exclu­sive » ban­nis­sant tous les signes d’appartenance du péri­mètre sco­laire aura don­né corps à un « monstre de Fran­ken­stein », soit un ghet­to sco­laire isla­mique sé- parant radi­ca­le­ment les enfants musul­mans des autres enfants.

Dans sa conclu­sion, Mathias El Berhou­mi se demande « si la liber­té d’enseignement telle qu’elle est orga­ni­sée en Bel­gique n’est pas socia­le­ment dépas­sée. Il semble, en effet, hasar­deux de consi­dé­rer de nos jours que la réfé­rence, reli­gieuse ou autre, d’une école ins­pire l’ensemble des ensei­gne­ments dis­pen­sés ». Hasar­deux… sauf pour les nou­velles écoles musul­manes dont la rai­son d’être est bien que la reli­gion isla­mique imprègne, non pas les pro­grammes qui sont fixés par décret, mais l’ensemble de la culture sco­laire et para­sco­laire dans laquelle ces pro­grammes s’inscrivent.

La neutralité inclusive comme antidote

Sans doute cette ana­lyse force-t-elle le trait. Elle pré­sente comme une pro­ba­bi­li­té ce qui n’est qu’une hypo­thèse par­mi d’autres5. Mais celle-ci devrait suf­fire à faire réflé­chir les pro­ta­go­nistes habi­tuels de la contro­verse sco­laire, enfer­més dans leur numé­ro de duet­tistes qui tourne en boucle : voi­là la pente où nous conduit inexo­ra­ble­ment le main­tien en l’état de la liber­té d’ensei- gne­ment sub­si­diée. Si cette hypo­thèse devait se véri­fier, les uns et les autres pro­cla­me­ront sans doute, la main sur le cœur : « Nous n’avons pas vou­lu cela », tout en se réjouis­sant peut-être secrè­te­ment d’être débar­ras­sés d’une popu­la- tion à pro­blèmes. Cha­cun pour­ra alors faire son exa­men de conscience quant au pro­ces­sus qui aura enfer­mé les enfants musul­mans des classes popu­laires dans le cul-de-sac du déve­lop­pe­ment séparé.

Pour autant, per­sonne ne peut ima­gi­ner qu’une réforme d’envergure du Pacte sco­laire puisse abou­tir à brève échéance, même si l’ouverture de ce chan- tier ne devrait plus être dif­fé­rée. Mais si rien ne se passe, dans dix ans, le pro- ces­sus esquis­sé ici sera déjà irré­ver­si­ble­ment enga­gé. Pour conju­rer ce risque, il n’y a qu’un anti­dote : que les réseaux exis­tants — à com­men­cer par l’école publique qui est direc­te­ment tri­bu­taire de la déci­sion poli­tique — changent leur fusil d’épaule et se décident à pra­ti­quer la neu­tra­li­té inclu­sive, en ac- cueillant les attri­buts cultu­rels et reli­gieux par­ti­cu­liers dans l’espace par­ta­gé, en valo­ri­sant ces par­ti­cu­la­ri­tés, sources de digni­té pour les élèves et leurs pa- rents qui doivent être recon­nus pour se sen­tir « chez eux », et en orga­ni­sant simul­ta­né­ment leur conver­gence dans la copro­duc­tion de la socié­té com­mune. Cette pro­po­si­tion, qui rejoint la troi­sième sug­ges­tion for­mu­lée par Mathias El Berhou­mi, serait un pre­mier pas, immé­dia­te­ment pra­ti­cable, vers le dépasse- ment de réseaux cloi­son­nés dont la mise en concur­rence n’a plus rien à voir avec l’objectif de départ 6.

Le rejet actuel de l’islam qui pré­vaut dans l’espace dis­cur­sif ne pousse mal­heu­reu­se­ment pas dans ce sens. Pour­tant, le monde poli­tique, à tra­vers cer­taines déci­sions tou­jours pen­dantes7, garde la pos­si­bi­li­té d’inverser le cou­rant. Retrou­ve­ra-t-il ce cou­rage qui lui a si sou­vent man­qué sur ce ter­rain8 ?

  1. Der­nière péri­pé­tie : la volon­té, pas encore abou­tie, du col­lège de la Ville de Bruxelles d’adopter un règle­ment appli­cable à tous les éta­blis­se­ments sco­laires de la Ville sti­pu­lant que l’interdit de signes reli­gieux concerne, outre les élèves et les pro­fes­seurs, tout « inter­ve­nant externe ame­né à s’adresser aux élèves et aux étu­diants dans le cadre des cours et des acti­vi­tés extrascolaires ».
  2. Selon Felice Das­set­to (L’iris et le crois­sant, 2011), cette mos­quée serait la prin­ci­pale tête de pont à Bruxelles de l’islam d’état maro­cain. Elle semble très accueillante à l’égard du salafisme.
  3. Et encore : ce mon­tant ne couvre même pas tous les frais de la sco­la­ri­té esti­més à 3000 euros par élève par an, la dif­fé­rence étant sans doute prise en charge par de « géné­reux dona­teurs » dont on peut ima­gi­ner l’origine géographique.
  4. 4 http://www.islamic-events.be/2012/07/ecole-secondaire-islamique-amal/
  5. L’expérience d’Al Amal pour­rait res­ter unique, et il n’est même pas encore cer­tain que cette école ouvri­ra ses portes à la ren­trée 2013 comme elle l’annonce. Le cou­rant d’inspiration sala­fiste, qui est moteur dans cette créa­tion, n’a peut-être pas l’influence qu’on lui recon­nait géné­ra­le­ment (voir Felice Das­set­to, op. cit.). Et les ado­les­cents musul­mans pour­raient faire de la résis­tance à l’idée de se re- trou­ver dans un éta­blis­se­ment autre­ment plus rigo­riste que celui qu’ils fré­quentent actuellement.
  6. Le sou­hait for­mu­lé en octobre 2012 par Étienne Michel, direc­teur du Segec, que le réseau libre catho- lique puisse dis­pen­ser des cours de reli­gion isla­mique au même titre que l’enseignement offi­ciel montre bien que ce dont il est ques­tion, c’est bien d’augmenter ses parts de mar­ché au détri­ment de la concur- rence, et plus du tout de pro­di­guer un ensei­gne­ment à la lumière de l’Évangile. L’organisation de tels cours, s’il est com­bi­né avec le main­tien des actuels inter­dits visant les signes reli­gieux musul­mans (car on sup­pose que la croix catho­lique ne sera pas inter­dite…) attein­drait des som­mets de tartufferie
  7. On pense notam­ment au décret annon­cé qui doit prendre atti­tude sur le port de signes convic­tion­nels à l’école. Pour le moment, en Europe, seule la France — qui ne connait pas le régime de la liber­té d’enseignement sub­si­dié — a pro­cla­mé une inter­dic­tion géné­ra­li­sée en la matière (loi du 15 mars 2004). Si, en Bel­gique où cette liber­té est la règle, le légis­la­teur décré­tal devait arrê­ter une dis­po­si­tion « à la fran­çaise », celle-ci risque d’avoir des effets bien plus consi­dé­rables qu’en France.
  8. Voir sa fin de non-rece­voir presque una­nime aux pro­po­si­tions des Assises de l’interculturalité (2010).

Henri Goldman


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