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Un seul mot et je serai guérie

Numéro 1 - 2019 par Marta Gracia Blanco David Moreno Soria

janvier 2019

Synop­sis
Les mots sont comme l’air. Ils sont néces­saires à la vie.
Les mots sont comme l’eau : mal­gré nos ten­ta­tives pour les rete­nir, ils finissent tôt ou tard par rega­gner leur cours.
Les mots sont des ins­tru­ments, puis­sants et magiques, à la fois causes de mala­dies et remèdes.

Italique

SÉQUENCE 1

Inté­rieur, jour. Salle d’hôpital.

À son bureau, un méde­cin prend des notes, une patiente est assise sur une table d’examen, les pieds sur le tabou­ret qui lui a ser­vi à s’y his­ser et une infir­mière volu­bile et sym­pa­thique, parle à flot conti­nu et ges­ti­cule. Un mou­lin à paroles.

Ils sont dans une pièce qui pour­rait être un cabi­net médi­cal d’un hôpi­tal pri­vé. Il y a des plantes, un cru­ci­fix, des por­traits de saints, des pho­tos de cou­chers de soleil et d’autres choses dans ce gout-là.

L’infirmière prend la ten­sion de la patiente, mais elle s’interrompt constam­ment car ce qui lui importe le plus c’est de par­ler. Son regard tombe sur le pos­ter sus­pen­du au mur où des colombes volent vers un soleil couchant.

Infir­mière :

Quelle hor­reur, non ? Vrai­ment hor­rible ! Des colombes qui volent vers le soleil cou­chant. C’est d’un rin­gard ! Enfin, dans le genre, il y a pire : des empreintes de pas sur le rivage ou le Christ ver­sion hip­pie de l’ile de Wight. Ahhhh… quel manque d’imagination !

Quelle indi­ges­tion de cou­chers de soleil, quelle over­dose de miè­vre­rie ! Fran­che­ment, on dirait que les évêques com­mandent les affiches à l’ennemi. Ils ont clai­re­ment un pro­blème de com’. Hon­nê­te­ment qui com­prend encore la sym­bo­lique chré­tienne ? De nos jours, si les enfants connaissent Joseph, c’est parce qu’ils le voient dans la crèche. Et les nou­velles repré­sen­ta­tions n’intéressent per­sonne parce que c’est d’un gnangnan.

Le mes­sage de l’Église a subi le même sort que celui des contes. La sor­cière de Blanche Neige main­te­nant, c’est plus une sor­cière, mais une pauvre femme frus­trée. Et le Grand méchant loup du Petit Cha­pe­ron rouge, il a juste effrayé mère-grand. Du coup, il finit ses jours à gam­ba­der, libre et heu­reux, par monts et par vaux, sous le regard atten­tif du garde fores­tier parce que, vous com­pre­nez, c’est un ani­mal en voie d’extinction. Tout ça, c’est très moderne et très poli­ti­que­ment cor­rect. Sauf qu’à la fin, les enfants finissent quand même par être trau­ma­ti­sés parce que les méchants ne meurent plus et que les contes finissent mal. Eh bien, avec le mes­sage de l’Église, c’est pareil. À force de le « déca­féi­ner », l’audience a chu­té. Faut recon­naitre que, ques­tion publi­ci­té, le baroque, son sang, sa pas­sion et ses mar­tyres, était bien plus efficace.

L’infirmière reprend son souffle tout en pres­sant à plu­sieurs reprises la poire du ten­sio­mètre. Mais elle se remet à par­ler en mani­pu­lant l’appareil.

Infir­mière :

Ça ne m’étonne pas que les gens n’aillent plus à la messe, la stra­té­gie de com­mu­ni­ca­tion des curés est un vrai fias­co. C’est comme pour les cloches des églises. Vous ne vous en ren­dez peut-être pas compte, mais elles conti­nuent d’appeler à la messe. Tous les jours, à la même heure. Ding dong, ding dong. Vous croyez vrai­ment que quelqu’un dans ce pays a besoin d’entendre les cloches son­ner pour se dire qu’il est l’heure d’y aller. Mon Dieu ! Quand il n’y avait ni réveils, ni radio, ni rien, là, ça avait du sens. Mais main­te­nant ? En pleine ère numé­rique ? Ne serait-il pas plus simple que le curé envoie un mes­sage Whats­App ? Ça, ce serait révo­lu­tion­naire ! Ou pour­quoi pas une appli­ca­tion iPhone qui affi­che­rait tout le pro­gramme des messes, vous aler­te­rait une demi-heure avant et rap­pel­le­rait à quand remonte votre der­nière confes­sion… Pfou ! C’est pas les pos­si­bi­li­tés qui manquent. L’application pour­rait même être payante… C’est sûr, elle le serait.

La patiente, décon­cer­tée, regarde l’infirmière ne sachant que dire. L’infirmière conti­nue à par­ler en s’asseyant sur le tabou­ret et com­mence à ban­der le pied de la patiente.

Infir­mière :

Je parle beau­coup, n’est-ce pas ? Pour moi, par­ler c’est comme res­pi­rer. Non, plus que ça. C’est une libé­ra­tion. Bien plus effi­cace que n’importe quel cachet. Par­ler me gué­rit de tous mes maux. Vous devriez essayer. D’ailleurs, vous savez bien ce qu’on dit, les femmes parlent trois fois plus que les hommes. Il parait que c’est dû à la confi­gu­ra­tion de notre cer­veau. Un truc lié à l’évolution : les hommes par­taient chas­ser et devaient res­ter long­temps silen­cieux afin de ne pas effrayer les mam­mouths. Du coup, les femelles homo sapiens devaient en avoir ras le bol d’attendre leur retour de la chasse aux mam­mouths. Et quand on est ten­due, ce qui sou­lage le plus, c’est de par­ler à une amie. « Ça fait six jours que mon Jean-Mi court à gauche et à droite. Ça me fait une belle jambe ! Et pen­dant ce temps-là, c’est moi qui reste ici, à tri­mer toute la jour­née entre les enfants, le bois, les poules et le pota­ger. Parce que si je devais attendre les mam­mouths qu’il me rap­porte, j’te dis pas ce qu’on mangerait. »

L’infirmière apporte la touche finale au ban­dage du pied de la patiente.

Infir­mière :

Et voi­là ! Une bonne chose de faite ! Et main­te­nant, mon­trez-moi l’autre.

Je dois tout de même vous dire… Il y a des choses dont les femmes parlent beau­coup, mais il y en a d’autres dont elles ne parlent pas. Le sexe, par exemple. Le sexe est par­tout, dans les pubs, dans les films, dans les maga­zines… et pour­tant, en par­ler, mais en par­ler vrai­ment, eh bien, on en parle peu. Et on s’étonne de ce qui arrive. Vous saviez que selon l’Institut scien­ti­fique de la san­té publique, un pour­cen­tage éle­vé de femmes n’a jamais eu d’orgasme ? Ça vous laisse sans voix, hein ? Des femmes en couple depuis une éter­ni­té ! Mais voi­là, les femmes ne parlent pas de ces choses-là, sur­tout celles d’un cer­tain âge. L’autre jour, j’en ai par­lé avec une très bonne amie et elle m’a avoué que oui, que ça lui arrive aus­si. Ou plu­tôt que ça ne lui arrive pas, qu’elle n’atteint pas l’orgasme. Mais figu­rez-vous qu’elle me disait qu’elle n’en par­le­rait pas à son petit ami, parce que ça l’embarrasserait et le gêne­rait beau­coup. Du coup, elle s’est ache­té un livre de déve­lop­pe­ment per­son­nel, his­toire de voir si elle peut s’en sor­tir seule. Le sexe du point A au point G, c’est le titre du livre. Comme elle ne veut pas que son petit ami tombe des­sus, elle l’a camou­flé sous la cou­ver­ture d’un roman de Danielle Steel. Fran­che­ment, je ne sais pas ce qui est pire. Son petit ami n’a sur­ement jamais lu de sa vie un roman de Danielle Steel parce que s’il l’avait fait, il pré­fè­re­rait de loin voir le livre Le sexe du point A au point G sur la table de nuit. Bref, moi, ce que je dis à mon amie, c’est moins de théo­rie et plus de pra­tique. Parce que le sexe c’est quelque chose de phy­sique et d’instinctif. Et là, elle me lâche qu’elle l’a déjà lu dans le livre et qu’elle s’est ache­té un vibro pour s’entrainer à trou­ver son point G. Eh bien, ma fille, je ne sais pas toi, mais moi j’ai l’impression que tu prends ça en mode cours de gym, non ? Genre les lun­dis, j’ai alle­mand, les jeu­dis, yoga et les mer­cre­dis, je cherche mon point G.

L’infirmière ter­mine de ban­der l’autre pied et s’absorbe quelques secondes dans la contem­pla­tion de son tra­vail. Silen­cieuse elle aus­si, la patiente pose sur l’infirmière un regard où la stu­pé­fac­tion se mêle à une cer­taine ten­dresse. L’infirmière prend déli­ca­te­ment les pieds de la patiente, les pose sur ses genoux et conti­nue à par­ler, de plus en plus absor­bée dans ses pensées.

Infir­mière :

N’allez pas croire que les choses ont tel­le­ment chan­gé. Avant, les femmes se confiaient à leur direc­teur de conscience. Mais, de nos jours, comme le confes­seur est tom­bé en désué­tude, elles trouvent refuge dans les livres de self-help, dans les cours de rei­ki ou dans les bras d’un gou­rou de déve­lop­pe­ment per­son­nel. Et dire que je me plai­gnais des pos­ters de soleils cou­chants dans les écoles de bonnes sœurs, mais il faut voir le fléau des pages d’épanouissement per­son­nel qui inondent Face­book avec leurs petites images et leurs petits mes­sages d’encouragement. Ou encore ces sem­pi­ter­nelles pré­sen­ta­tions Power Point sur fond sonore et tout le tra­la­la. Tu passes une dia « L’amour c’est », tu passes l’autre dia, « Tout don­ner sans espoir de retour », argh ! Vous pen­sez réel­le­ment que ça pour­rait ins­pi­rer quelqu’un ? Vous croyez vrai­ment que l’on peut espé­rer chan­ger de vie en lisant des phrases de cent-qua­rante caractères ?

Quand on y pense, après des mil­liers d’années, on conti­nue à res­sas­ser les mêmes ques­tions. On par­tage des publi­ca­tions comme des cin­glées pour voir si on trou­ve­ra la véri­té, le bout de l’arc-en-ciel, un man­tra pour nous gui­der dans la quête de notre véri­table moi. Le véri­table moi…, mais c’est quoi au juste ? Com­ment savoir lequel est mon véri­table moi?… Ça veut dire que j’en ai un vrai et un faux ? Je dois les com­pa­rer ? Et si j’ai deux moi, com­ment savoir lequel des deux est le vrai ? Et que se passe-t-il si je découvre que mon moi, celui que je suis chaque jour depuis ma nais­sance, n’est pas le vrai, mais bien un impos­teur ? Qu’est-ce que je fais ? Je fuis de moi-même ? Je m’échappe de mon propre corps ?

Inté­rieur, jour, la même chambre d’hôpital.

SÉQUENCE 2

Méde­cin :

Bon, Gre­go­ria, il est temps de conclure.

Infir­mière :

Déjà ?

Le méde­cin acquiesce le visage triste.

Infir­mière : (angois­sée davan­tage pour elle-même que pour le méde­cin, elle met ses mains sur la poitrine)

C’est qu’il y a encore tel­le­ment de choses enfouies là-dedans.

Méde­cin :

Je sais bien, Gre­go­ria. Mais nous ne pou­vons pas pour­suivre aujourd’hui. Nous revien­drons la semaine pro­chaine, soyez-en certaine.

L’infirmière se retire en ôtant sa blouse qu’elle dépose sur les genoux de la patiente et passe der­rière un paravent. Tan­dis qu’elle se change, le méde­cin et la patiente parlent à voix basse, presque en chu­cho­tant. Ils ras­semblent leurs affaires (ils mettent des fardes dans une ser­viette, ils ramassent les effets de l’infirmière, et la patiente met sa blouse blanche).

Patiente :

Mais d’où elle sort tout ça, cette femme ?

Méde­cin :

Aucune idée, d’Internet, je sup­pose. Je ne vois rien d’autre, je ne pense pas qu’elles regardent beau­coup la télé ici… C’est incroyable ce qu’elle peut lâcher.

Patiente :

Vous direz ce que vous vou­drez, Doc­teur, mais elle est com­plè­te­ment fêlée.

Méde­cin :

Je sup­pose que oui. Mais qui ne per­drait pas la tête s’il vivait cloi­tré avec quinze autres per­sonnes ayant fait vœu de silence ?

À ce moment-là, l’infirmière sort de der­rière le paravent. Elle porte un habit de sœur. Son main­tien, son expres­sion, tout a chan­gé. C’est main­te­nant une femme sou­mise et souf­frante. L’infirmière jette un œil sup­pliant au méde­cin sans pro­non­cer une parole.

Méde­cin :

Bien évi­dem­ment, Sœur Gre­go­ria, j’informerai votre supé­rieure que nous conti­nue­rons votre trai­te­ment. Et ne vous inquié­tez pas, la nature de votre thé­ra­pie reste entre vous, mon infir­mière et moi-même.

L’infirmière-nonne acquiesce timi­de­ment et quitte la chambre.

SÉQUENCE 3

Exté­rieur, jour, porte d’un couvent

On voit et on entend une lourde porte se refer­mer. Le couvent est ver­rouillé à double tour.

Le méde­cin et sa patiente-infir­mière s’en éloignent en silence.

Marta Gracia Blanco


Auteur

licenciée en droit et en théorie du droit. Elle a travaillé pendant dix ans dans des PME et, depuis mai 2015, est bourgmestre de La Almunia de Doña Godina (Saragosse - Espagne)

David Moreno Soria


Auteur

éducateur, scénariste et acteur, il a écrit et réalisé plusieurs pièces de théâtre et courts métrages, il utilise le cinéma comme outil innovant dans le secteur pédagogique. Ses projets ont obtenu de nombreux prix.