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Un rituel de déboulonnage de statue

Numéro 7 – 2021 - colonialisme décolonialisme Mémoire par Derek Moss

novembre 2021

Quelques notes prises le wee­kend der­nier lors d’une pro­me­nade au Parc royal de Bruxelles. Il est midi trente, dimanche 31 octobre. Un attrou­pe­ment autour de la sta­tue équestre de Léo­pold II, une pos­ture virile et domi­na­trice cou­lée dans un bronze jadis pro­duit au Congo belge. Une cen­taine de per­sonnes. Des offi­ciels en rang ser­ré. Il […]

Billet d’humeur

Quelques notes prises le wee­kend der­nier lors d’une pro­me­nade au Parc royal de Bruxelles. Il est midi trente, dimanche 31 octobre. Un attrou­pe­ment autour de la sta­tue équestre de Léo­pold II, une pos­ture virile et domi­na­trice cou­lée dans un bronze jadis pro­duit au Congo belge. Une cen­taine de per­sonnes. Des offi­ciels en rang ser­ré. Il me semble recon­naitre le roi. Mes­dames et Mes­sieurs, Sa Majes­té Le Roi des Belges est ici pré­sente ! À ses côtés, la ministre Pré­si­dente de la Région bruxel­loise, mais aus­si la ministre de la Culture, de la Petite enfance, des Droits des femmes, de la San­té et des Médias (rien que ça…). D’autres femmes et hommes qui ont l’air impor­tant, en tailleur et cos­tume. Des mili­taires bar­dés de médailles. Beau­coup d’Afrodescendants venus en famille. Un célèbre foot­bal­leur d’origine congo­laise a fait le dépla­ce­ment. Des repré­sen­tants d’associations cultu­relles. Il y a un imam, un rab­bin et un prêtre. Des jour­na­listes en très grand nombre, avec leurs camé­ras. Je les entends par­ler dans toutes les langues. Un camion grue de chan­tier, de cou­leur jaune, est sta­tion­né à côté du colosse.

La ministre Pré­si­dente prend la parole, la voix dans le micro­phone un peu cou­verte par le vent, je sai­sis au vol : colo­ni­sa­tion bru­tale du Congo, racisme, exploi­ta­tion, faute ; puis, par­don, recon­nais­sance, négro­pho­bie, vivre ensemble. Applau­dis­se­ments sou­te­nus. Le gru­tier se dirige vers sa machine. Les bou­lons d’ancrage ont été des­ser­rés, tan­dis qu’une sangle est pas­sée sous le ventre du che­val. La sta­tue se sou­lève péni­ble­ment, à l’image du poids de cette his­toire qui nous hante. Des bra­vos et des cris de joie dans l’assemblée. Le bronze est posé dans un camion, direc­tion le Musée de Ter­vu­ren où il sera expo­sé comme une relique. Une œuvre réa­li­sée conjoin­te­ment par deux artistes, dont l’un est afro­des­cen­dant, rem­pla­ce­ra l’ancien monu­ment. Fin du rituel. Un vieux mon­sieur se tourne vers moi et me dit, tout sou­rire : « S’il fal­lait débou­lon­ner tous les bâti­ments qui ont été finan­cés par le colo­nia­lisme, que res­te­rait-il ? Bruxelles serait un sacré gruyère ! »

Plus tard, j’apprends que ce rite n’est pas des­ti­né à être répé­té. Un unique évè­ne­ment, sym­bo­lique et cathar­tique. Poser un geste poli­tique pour qu’une lente répa­ra­tion puisse s’opérer et que les des­cen­dants des vic­times des abus, des vio­la­tions et des mas­sacres, qui évo­luent tous les jours dans un espace mar­qué par les figures du colo­nia­lisme, se sentent enfin reconnus.

Il était plus que temps1.

  1. Le lec­teur aura com­pris que ce texte relève de la fic­tion spé­cu­la­tive, un exer­cice cher à Don­na Haraway.

Derek Moss


Auteur

anthropologue