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Un remède à la résignation ?
« Nous voulons et nous devons faire acte de confiance dans le présent et dans l’avenir. Par cette confiance, l’homme s’affirme dans l’existence. » Les fondateurs de La Revue nouvelle, lorsqu’ils se sont lancés dans ce pari fou d’éditer une revue avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont justifié ce « départ » en insistant sur […]
« Nous voulons et nous devons faire acte de confiance dans le présent et dans l’avenir. Par cette confiance, l’homme s’affirme dans l’existence. »
Les fondateurs de La Revue nouvelle, lorsqu’ils se sont lancés dans ce pari fou d’éditer une revue avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont justifié ce « départ » en insistant sur la nécessité d’un acte de confiance. Et de préciser : il ne s’agit pas d’une confiance aveugle, d’une profession de foi déconnectée du réel, comme en feraient « trop souvent les chrétiens » : non, il s’agit d’examiner le présent avec rigueur et en profondeur, d’aller aux causes des maux et d’y chercher des remèdes radicalement nouveaux, pour pouvoir construire des propositions pour un avenir meilleur. Par ce processus, ils entendaient renforcer la capacité humaine à faire société, cette capacité dans laquelle ils continuaient à affirmer leur confiance, malgré les atrocités de la Seconde Guerre mondiale.
Un tel programme témoigne sans doute à la fois d’une ambition folle et d’un optimisme démesuré. Mais si les fondateurs de La Revue nouvelle (qui n’étaient pas vraiment de doux rêveurs) se le sont donnés, c’est parce qu’ils ont pu constater à quelles conséquences extrêmes mènent la résignation, le renoncement au fait d’être simultanément empathiques et réflexifs.
En Europe et en Belgique, nous vivons aujourd’hui une « période de crise1 ». Nous sortons à peine d’une pandémie qui a en particulier meurtri les quartiers populaires, sans qu’un véritable bilan des séquelles n’ait encore été posé. Une guerre abominable a lieu à moins de deux-mille kilomètres du territoire belge, entrainant une spirale de conséquences — dont une flambée des prix de l’énergie et de denrées alimentaires de base. Les températures caniculaires comme les phénomènes météorologiques violents (orages, grêles, crues, etc.) dus aux changements climatiques ont provoqué la destruction d’hectares de forêt, ont pris de trop nombreuses vies parmi les ainé·es et les personnes les plus vulnérables. Sur le trottoir de la capitale, des familles entières dorment à même les pavés, parce que les infrastructures d’accueil ont été réduites jusqu’à être « saturées ». On peut continuer longtemps cette énumération glauque.
Parallèlement, dans un discours récent à Bormes-les-Mimosas, Emmanuel Macron a proposé, entre deux énumérations de sinistres et de décès, une sorte de changement d’orientation officielle dans la lutte contre le réchauffement climatique. « L’accent est mis sur la gestion des conséquences plus que la prévention » souligne Le Monde, qui commente : « à propos de ce qu’il nomme des “cataclysmes climatiques dévastateurs”, le chef de l’État a semblé presque résigné2 ». Et dans le même discours, Emmanuel Macron a aussi annoncé des lourdes conséquences de la guerre en Ukraine sur les finances des citoyen·nes, précisant « penser à notre peuple, auquel il faudra de la force d’âme pour regarder en face le temps qui vient, résister aux incertitudes, parfois à la facilité et à l’adversité, et, unis, accepter de payer le prix de notre liberté et de nos valeurs ». Comme le développe le président français, le prix à payer concerne surtout les couts de l’énergie, qui vont augmenter drastiquement, impliquant que « l’Europe doive retrouver son autonomie énergétique3 ».
Dans un autre registre, le Premier ministre belge a annoncé lors de sa rentrée politique sous forme de visite conjointe avec le patronat flamand à l’International Car Automotive, le hub d’import/export de voitures de Zeebruge4, que « les cinq à dix prochains hivers seront difficiles », pointant en particulier les couts de l’énergie, avant de résumer sa ligne par « Hope for the best, prepare for the worst5 ».
Prepare for the worst
Il y a quelque chose d’évident dans ces deux évènements médiatiques : les deux chefs d’État continuent à penser que l’industrie doit fonctionner as usual. L’un pose fièrement face à une voiture ornée d’une plaque d’immatriculation personnalisée à son nom, l’autre, s’il ne manque pas de louanges pour les soldats du feu, s’inquiète avant tout de la compétitivité des industries. Tous les deux renvoient le même message : tout ira de plus en plus mal, mais nous ne changerons rien. Nous ne penserons pas un autre avenir énergétique. Nous ne penserons pas une alternative au système d’accumulation capitaliste. Nous ne sortirons pas du consumérisme.
Il y a là, à n’en pas douter, une parfaite résignation. Nous aurons le pire… au mieux pouvons-nous espérer quelque chose qui ne soit pas si catastrophique, si un miracle advient. Il n’y a pas, finalement, de discours plus démobilisateur que celui qui annonce que l’on va devoir se contenter de gérer au mieux les conséquences de la catastrophe qui vient et… que l’on s’en remet à la Providence pour qu’elle soit la plus limitée possible.
Mais en fait, qu’est-ce que cela signifie, se « préparer au pire » ? C’est accepter qu’à chaque canicule, les personnes plus fragiles (ainé·es, jeunes enfants, etc.) décèdent à cause de la chaleur ? C’est accepter qu’à chaque orage, des familles entières soient ruinées, leur maison emportée par un torrent de boue ? C’est accepter qu’à chaque hiver, les prix de l’énergie deviennent si prohibitifs que des personnes ne puissent plus payer leurs charges, qu’elles vivent dans le froid au détriment de leur santé ? C’est accepter qu’à chaque été, des hectares de forêts soient réduits en fumée, des pompiers emportés dans les flammes de brasiers de plus en plus incontrôlables ? C’est accepter que des vies humaines ne comptent plus vraiment, que certain·es seront abandonné·es ?
Se préparer au pire sans même se donner des moyens d’agir sur les causes, c’est en fait renoncer à l’idée que les humain·es sont tou·tes égaux·ales, que la survie du train de vie de quelques-un·es justifie les sacrifices des autres…
Nous sommes en train de nous habituer chaque jour davantage à ce que des personnes soient considérées comme des choses, dans le meilleur des cas comptabilisées dans des tableurs de « victimes regrettées d’un phénomène regrettable… mais que pouvions-nous faire ? ».
Ce processus d’habituation à la réification de groupes d’êtres humains n’est évidemment pas neuf. C’est contre lui que l’idée fondamentale d’une obligation d’être empathiques et réflexifs est une clé indispensable.
Devant le Petit-Château
À l’heure actuelle, nombreux sont toutefois les gouvernants de partis européens qui se résignent à la réification. En Belgique, il paraît, par exemple, incompréhensible qu’Écolo et le PS acceptent de participer à un gouvernement dont les secrétaires d’État à l’Asile et aux Migrations successifs ont organisé concrètement un dispositif qui maltraite des migrant·es pour les décourager d’exercer leur droit fondamental à demander l’asile. Pourtant, c’est ce qui est en train de se passer. Chaque jour, devant le Petit-Château à Bruxelles, les files s’allongent, le désespoir devient de plus en plus tangible. « La tension monte » commentent certains médias. Évidemment : quand on force des familles entières à dormir dans la rue plusieurs soirs d’affilée, cela devient difficile pour des personnes épuisées de garder leur calme. Rien n’est mis en place en urgence, pourtant, et bien que l’État belge ait déjà été condamné en justice pour irrespect de ses obligations internationales en la matière, le gouvernement fédéral laisse les choses dégénérer encore.
Or de quoi parle-t-on ? D’êtres humains, d’hommes, de femmes, d’enfants. Auxquel·les on arrache leur dignité humaine, leurs droits fondamentaux. Et doucement, surement, la médiatisation des « tensions » qui résultent de cette violence institutionnelle illégitime, prépare une forme de résignation à la réification. « Finalement, commente une lectrice sur Facebook, si ces gens se comportent comme ça, méritent-ils vraiment d’être considérés autrement que comme des animaux ? »
Face aux conséquences dramatiques du dérèglement climatique, l’enjeu est tout aussi important : se résigner, « gérer les conséquences » plutôt que d’attaquer les causes, c’est paver la voie, d’une part, aux atrocités que l’accaparement des ressources énergétiques impliquent forcément, d’autre part à l’explosion des inégalités sociales et de la violence de classe.
Voilà comment la résignation pave le renoncement à l’empathie et à la réflexivité, voilà comment elle ouvre des failles dans le principe d’égalité. Voilà comment les politiques de « gestion » qui refusent d’attaquer les problèmes à la racine, qui refusent d’interroger en profondeur nos systèmes sociaux, préparent la montée des partis qui défendent que la résignation est la seule attitude normale et que, finalement, réifier des humain·es est absolument acceptable voire souhaitable. Et ces partis connaissent, presque partout en Europe, une ascension qui semble parfois irrésistible.
S’il y a un sens à la construction d’une revue telle que La Revue nouvelle, cela me semble précisément de lutter chaque jour contre cette insupportable résignation et ses conséquences. Parce que le discours de la résignation morbide est l’antithèse, en fait, de l’énoncé fondateur de La Revue nouvelle, cette déclaration de confiance dans l’avenir… qui se traduit par l’examen des causes des crises et la formulation de propositions parfois radicales pour construire cet avenir.
À l’heure où vous lisez ces lignes, je ne suis plus rédacteur en chef de La Revue nouvelle. Si, bien sûr, c’est en partie un changement de carrière, ce n’est absolument pas pour moi un renoncement à l’acte de confiance des fondateurs : je pars juste contribuer autant que je le puisse à construire des propositions ailleurs. Mais cela ne change finalement pas grand-chose, car ce qui fait la richesse d’une revue comme celle-ci, ce ne sont pas les fonctions, mais bien le collectif des auteurs et autrices, d’une part, des lecteurs et lectrices, d’autre part. Et je crois que ce qui nous réunit, c’est le même acte de confiance, ce même refus de la résignation. La même exigence d’analyser en profondeur les causes pour construire des solutions, avec toute la radicalité que cela peut parfois nécessiter, pour que cet avenir commun puisse exister.
- À vrai dire, étant né en 1982, j’ai entendu depuis ma plus tendre enfance que nous vivions une « époque de crise ». Je ne me souviens pas d’avoir jamais entendu un Premier ministre déclarer « nous sommes entrés dans une période de prospérité et de partage de l’opulence ».
- Fischer S., « À Bormes-les-Mimosas, Emmanuel Macron soucieux face aux menaces de la guerre et du dérèglement climatique », Le Monde (en ligne), 20 aout 2022, consulté le 25 aout 2022.
- L’intégralité du discours est disponible en ligne, sur la chaine Youtube de PFF TV, consultée le 25 aout 2022.
- L’International Car Automotive de Zeebruge est l’un des leadeurs mondiaux dans la logistique de transport automobile. Il s’agit d’une filiale de la multinationale Nippon Yusen Kaisha – NYK Line, armateur qui fait lui-même partie du conglomérat Mitsubishi.
- Mouton O., « Alexander De Croo : “Les cinq à dix prochains hivers seront difficiles”», Le Vif (en ligne), 22 aout 2022, consultée le 25 aout 2022.