Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Un recensement select

Numéro 9 Septembre 2009 par Joëlle Kwaschin

mai 2015

De cha­grins cher­cheurs déplorent la sup­pres­sion de l’«Enquête socioé­co­no­mique géné­rale » qui, depuis 2001, rem­place le recen­se­ment. D’autres bases de don­nées devraient four­nir les infor­ma­tions démo­gra­phiques, sociales, éco­no­miques… sur la popu­la­tion, mais ces outils, si l’on en croit les scien­ti­fiques, ne semblent pas pou­voir se sub­sti­tuer au recen­se­ment. Pour­tant, disent-ils, son uti­li­té n’est plus à démon­trer pour […]

De cha­grins cher­cheurs déplorent la sup­pres­sion de l’«Enquête socioé­co­no­mique géné­rale » qui, depuis 2001, rem­place le recen­se­ment. D’autres bases de don­nées devraient four­nir les infor­ma­tions démo­gra­phiques, sociales, éco­no­miques… sur la popu­la­tion, mais ces outils, si l’on en croit les scien­ti­fiques, ne semblent pas pou­voir se sub­sti­tuer au recen­se­ment1. Pour­tant, disent-ils, son uti­li­té n’est plus à démon­trer pour les firmes pri­vées ou publiques, notam­ment. Com­ment ces esprits éclai­rés n’ont-ils pas vu le par­ti qu’ils pou­vaient tirer de l’enquête de la Poste ?

L’entreprise doit faire face à une dimi­nu­tion du volume de cour­rier ache­mi­né et doit donc aug­men­ter ses recettes (après avoir com­pri­mé ses coûts en sup­pri­mant des bureaux de poste et — il n’y a pas de petits pro­fits — des boîtes aux lettres). « Socia­le­ment res­pon­sable », La Poste rend « pos­sible la com­mu­ni­ca­tion entre les citoyens, les entre­prises, les orga­ni­sa­tions. Nous rap­pro­chons les per­sonnes, en garan­tis­sant un “ser­vice uni­ver­sel” (dis­tri­bu­tion du cour­rier, tous les jours ouvrables, dans tous les foyers) et en exer­çant nos tâches de ser­vice public (par exemple, le paie­ment des pen­sions, la dis­tri­bu­tion de jour­naux…)», affirme-t-elle sur son site internet.

Ins­pi­rée sans aucun doute par sa res­pon­sa­bi­li­té sociale et ses mis­sions de ser­vice public, La Poste, depuis 2005, met en rela­tion des consom­ma­teurs et des entre­prises via de grandes enquêtes qui, en une dou­zaine de pages, cernent les habi­tudes de consom­ma­tion dans tous les domaines. Dans la lettre d’accompagnement, Select Post, le label créé pour l’occasion, fait miroi­ter au consom­ma­teur l’inestimable avan­tage qu’il y a à ne rece­voir que des publi­ci­tés dési­rées. « À La Poste, nous sommes sou­cieux de répondre au mieux à vos attentes. Par expé­rience, nous savons que vous rece­vez de nom­breux cour­riers et qu’ils ne sus­citent pas for­cé­ment tous votre inté­rêt. Notre ser­vice Select Post a été conçu pour que, désor­mais, vous rece­viez davan­tage de cour­riers publi­ci­taires qui vous inté­ressent réel­le­ment. Vous aug­men­tez ain­si vos chances de rece­voir les infor­ma­tions que vous atten­dez. » Cette der­nière phrase est en carac­tères gras pour que le consom­ma­teur soit bien conscient que rece­voir de la publi­ci­té ciblée s’apparente à une lote­rie où il ne peut que gagner.

Le temps est loin où la réclame le pre­nait pour un gogo ; désor­mais, il est intel­li­gent, fait des choix libres puisqu’il « décide de son cour­rier publi­ci­taire ». Ne recu­lant devant aucun sacri­fice, La Poste s’engage à divul­guer les coor­don­nées des répon­dants « uni­que­ment : 1) à des socié­tés qui veulent vous pro­po­ser des produits/services qui pour­raient cor­res­pondre à vos inté­rêts ; 2) à des socié­tés cou­vrant les caté­go­ries de pro­duits et de ser­vices pour les­quelles vous ne dési­rez pas rece­voir d’offres. Ceci per­met­tra à ces socié­tés d’éliminer vos coor­don­nées de leurs listes ». De la même manière, les numé­ros de télé­phone por­table et fixe sont deman­dés, mais, juste en des­sous, une case peut être cochée si l’on ne sou­haite pas être contac­té par télé­phone… Répon­dez, vous serez de toute façon gagnant.

Le ques­tion­naire de La Poste res­semble furieu­se­ment à celui du recen­se­ment ; la par­ti­ci­pa­tion vaut affi­lia­tion (« Nous atten­dons votre réponse dans les quinze jours », est-il inti­mé sur l’enveloppe d’envoi). Il est tout de même pré­ci­sé que répondre est facul­ta­tif, mais, pour les dis­traits, un rap­pel est pré­vu et deux pour les nou­veaux contacts. « Aidez-nous à vous aider », cela « vous per­met­tra de faire entendre votre voix ! ». Voi­là que la lote­rie devient démo­cra­tique puisque, comme les élec­tions, elle vous donne la parole. Si cela ne suf­fit pas à inci­ter le consom­ma­teur-citoyen à répondre, la pos­si­bi­li­té de rece­voir des bons d’achat et des échan­tillons devrait vaincre ses der­nières résistances.

Benoî­te­ment, dans sa com­mu­ni­ca­tion à des­ti­na­tion des socié­tés, La Poste pré­cise que le taux de réponse est de 30%, soit près de dix fois supé­rieur au taux habi­tuel, en rai­son de la confiance dont elle béné­fi­cie. « Le fait que La Poste soit l’initiatrice du pro­jet influence posi­ti­ve­ment le taux et la qua­li­té des réponses. » Le consom­ma­teur qu’elle sup­pose cre­vant d’envie de rece­voir des cour­riers per­son­na­li­sés est tout compte fait pris pour un imbé­cile qui, de bonne foi, rem­plit son ques­tion­naire à l’air si offi­ciel parce qu’il se fie à La Poste. Cette confiance doit dater d’avant l’ère Géo­route où les fac­teurs n’étaient pas astreints à faire du chiffre et pou­vaient prendre part au rôle social de leur entre­prise en par­lant avec les gens — vous pren­drez bien un petit quelque chose, fac­teur ? De plus, les entre­prises par­te­naires peuvent appo­ser le logo Select Post sur tous leurs cour­riers pro­mo­tion­nels qui béné­fi­cie­ront ain­si de la légi­ti­mi­té offi­cielle. Abu­ser de la confiance des hon­nêtes gens pour en tirer un béné­fice : n’y a‑t-il pas un mot pour qua­li­fier cela ? Un mot sûre­ment dépla­cé face aux néces­si­tés de l’heure. « La Poste est dans les temps pour sa pré­pa­ra­tion à la libé­ra­li­sa­tion du mar­ché » en 2011, annonce-t-elle fiè­re­ment dans un com­mu­ni­qué de presse le 19 mars 2009, « puisque le mar­ke­ting direct est un sec­teur d’avenir » et que, entre 2005 et 2009, elle « est pas­sée à l’offensive afin de se pro­cu­rer encore d’avantage d’adresses ciblées ».

La Poste ne le pré­cise pas parce que cela va de soi : le trai­te­ment des infor­ma­tions est scien­ti­fique, mais un échan­tillon per­met d’en juger. Pas loin de deux cent mille per­sonnes disent « J’aime rece­voir et lire mon cour­rier », réponse tout à fait éton­nante puisque les deux ques­tions ne concernent que le cour­rier publi­ci­taire et les toutes boîtes.

Répon­dant à une ques­tion de la séna­trice Mia De Scham­phe­laere qui éprou­vait des inquié­tudes en ce qui concerne la pro­tec­tion de la vie pri­vée et les men­tions en petits carac­tères à la fin du docu­ment, le secré­taire d’État adjoint à la ministre du Bud­get et de la Pro­tec­tion de la consom­ma­tion — et non des consom­ma­teurs… — répon­dait que « Le mar­ché pos­tal est carac­té­ri­sé par une baisse des volumes trai­tés. Un opé­ra­teur his­to­rique qui omet de diver­si­fier son offre de ser­vices se trou­ve­ra tôt ou tard pla­cé devant le fait accom­pli avec toutes les consé­quences que cela implique en termes de finan­ce­ment du ser­vice uni­ver­sel et d’emploi. » La menace est très claire : rem­plis­sez gen­ti­ment le ques­tion­naire, soyez de bons consom­ma­teurs qui ont la liber­té de choi­sir ce qu’ils vont ache­ter, sinon votre fac­teur va perdre son emploi et vous serez Gros Jean avec votre cour­rier pos­tal. Qui donc sera res­pon­sable de la crise ? De là à rendre l’enquête aus­si obli­ga­toire que le recen­se­ment, il n’y a pas trop loin à aller.

La Poste vend donc les bases de don­nées ain­si col­lec­tées aux entre­prises (tarif sur son site). Mais sa plus belle trou­vaille est d’insérer dans le ques­tion­naire des « ques­tions spon­so­ri­sées » par les entre­prises et faites sur mesure (à par­tir de 2.500 euros), ce qui explique la pré­sence d’un item du genre : « Quels pro­duits vous arrive-t-il d’acheter chez Aldi et/ou Lidl ? ». Être éclai­ré sur les cri­tères évite de faire un méchant pro­cès stig­ma­ti­sant l’arbitraire des ques­tions et per­met de com­prendre que la gamme des « maga­sins pré­fé­rés » est res­treinte, les maga­sins d’habillement se concen­trant, par exemple, dans le cré­neau d’entrée de gamme (« bas de gamme » ne se dit plus).

Au citoyen qui s’offusquerait du coût pour la col­lec­ti­vi­té de pareille opé­ra­tion, il faut pré­ci­ser que cette enquête rap­porte des sous alors que le recen­se­ment offi­ciel en coûte (25 cen­times par habi­tant et par an, ce qui, concèdent les éco­no­mistes, sur dix ans — la pério­di­ci­té — et 10 mil­lions d’habitants repré­sente un gros paquet de thunes). Mais au fond ne peut-on joindre l’utile recen­se­ment au pro­fi­table ques­tion­naire ? La solu­tion est simple : il suf­fi­rait aux ins­tances fédé­rales de spon­so­ri­ser quelques ques­tions, quitte à pas­ser un contrat avec l’un ou l’autre mar­chand — quel ven­deur d’autos ne serait pas content de connaître le nombre de kilo­mètres par­cou­rus pour se rendre de son domi­cile à son lieu de tra­vail ? En outre, contrat de ges­tion aidant, La Poste-De Post consen­ti­rait bien un rabais à l’État.

Mais les spé­cia­listes qui craignent la fin du recen­se­ment ont mau­vais esprit : ne voi­là-t-il pas qu’ils sus­pectent d’étranges visées : « Mais à l’image de la poli­tique, peut-être est-ce une volon­té de tout vou­loir décli­ner en trois moyennes régio­nales, qui ne sont qu’artificielles et ne révèlent en rien le véri­table fonc­tion­ne­ment socioé­co­no­mique du pays. » On ne pour­rait, par exemple, plus « mesu­rer la “per­méa­bi­li­té” de la fron­tière lin­guis­tique à tra­vers les navettes ». Qu’ils se ras­surent, c’est écrit en grand sur l’enveloppe, l’enquête de Select Post est natio­nale, et le « n » se fait majus­cule. Et l’on pour­rait aisé­ment per­fec­tion­ner le sys­tème et accroître sa ren­ta­bi­li­té « dans l’intérêt de tous, qu’ils soient annon­ceurs ou clients » et même de l’appareil sta­tis­tique fédé­ral : il suf­fi­ra désor­mais de rendre le ques­tion­naire obli­ga­toire. En Grande-Bre­tagne où sem­blable enquête est éga­le­ment menée, plus de neuf per­sonnes sur dix se déclarent « heu­reuses de l’impact sur le cour­rier qu’elles reçoivent ». Le bon­heur est déci­dé­ment fait de peu de chose, autant le rendre obli­ga­toire pour ne pri­ver per­sonne. Ou com­ment rendre un recen­se­ment fédé­ral vrai­ment select et chic.

  1. Isa­belle Tho­mas, Ann Verhet­sel et Vincent Lorant, « Le recen­se­ment de la popu­la­tion : un requiem ? », Regards éco­no­miques, mars 2009, n°67.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie