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Un pont entre les deux rives. La musique arabo-andalouse

Numéro 2 - 2017 par Mostafa Chebbak

mars 2017

La musique ara­bo-anda­louse est un phé­no­mène cultu­rel spé­ci­fique à un espace géo­gra­phique, une durée his­to­rique et une esthé­tique propres à un peuple sou­dé par une com­mu­nau­té d’œuvre et de des­tin. Al-Anda­lus, cette civi­li­sa­tion raf­fi­née, est un creu­set de coexis­tence eth­nique et de métis­sage cultu­rel dont la musique est l’une des expres­sions les plus remar­quables, entre la musique arabe venue d’Orient, la musique afro-ber­bère du Magh­reb et celle de la Pénin­sule ibé­rique d’avant la conquête musulmane.

Article

La Médi­ter­ra­née a tou­jours été une mer de ren­contres et d’échanges. Elle n’a jamais consti­tué une fron­tière qui sépare irré­mé­dia­ble­ment les com­mu­nau­tés qui peuplent ses rivages. Chaque rive appelle l’autre, constam­ment, néces­sai­re­ment, depuis la haute Anti­qui­té. Et la séduc­tion que son flanc sud exerce sur son flanc nord, et vice-ver­sa, n’a jamais ces­sé mal­gré les aléas de l’histoire et les aven­tures sou­vent bel­li­queuses et témé­raires des hommes. Dérives des conti­nents ? Plu­tôt, affi­ni­tés des sen­ti­ments ; au-delà de toutes les pos­tures insu­laires. Les évè­ne­ments tra­giques que connait de nos jours le monde arabe, ren­for­cés par un flux migra­toire que d’aucuns jugent intense et inquié­tant, créent un malaise. Ne faut-il pas, pour apai­ser ce malêtre, lever le voile sur cette indé­fec­tible et mul­ti­sé­cu­laire rela­tion entre les peuples qui a mar­qué le deve­nir et le des­tin d’une Médi­ter­ra­née ouverte et altière. Bien évi­dem­ment, il ne s’agit pas de cogi­ter dans l’abstrait, mais de pré­sen­ter un fait cultu­rel qui a mar­qué l’histoire et qui montre à quel point l’art et la culture peuvent consti­tuer des ponts de ren­contre loin des cris­pa­tions iden­ti­taires et des fana­tismes reli­gieux. La musique ara­bo-anda­louse opère dans ce sillage comme un para­digme dont il faut médi­ter la signi­fi­ca­tion et rap­pe­ler la valeur. Ce rap­pel exige la réha­bi­li­ta­tion d’une mémoire sou­vent occultée. 

La mémoire comme repère 

Car, et qu’on le veuille ou non, un lieu com­mun imprègne aujourd’hui nos consciences à l’orée de ce nou­veau mil­lé­naire : le conflit des appar­te­nances et des iden­ti­tés, réelles ou fan­tas­mées, sape les assises de nos struc­tures sym­bo­liques tout autant que les équi­libres de nos ter­ri­toires géos­tra­té­giques. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer, sur­tout par ces « sombres temps » (Les­sing) où le désen­chan­te­ment du monde, dû au retrait du divin, s’est para­doxa­le­ment accom­pa­gné d’un retour de l’obscurantisme char­rié par le pathos des replis iden­ti­taires et des mémoires hypertrophiées. 

Désordre des iden­ti­tés, mal­en­ten­du des langues et des idiomes, conflits des récits et des mémoires résonnent pêle­mêle comme un cha­ri­va­ri pré­sa­geant, dans l’effroi et l’inquiétude, l’irruption d’un nou­veau Babel. Aus­si avons-nous besoin d’un long et labo­rieux tra­vail de décryp­tage de la mémoire. À condi­tion de par­tir de l’idée que la mémoire n’est pas une enti­té abs­traite, homo­gène, immuable, mais qu’elle consti­tue au contraire un fait pal­pable qui se mani­feste dans la concré­tude de notre vie. Elle nous étreint et nous har­cèle de toute part : mémoire sainte ou sécu­lière, autoch­tone ou étran­gère, offi­cielle ou mar­gi­nale ; mémoire de la culture savante ou de l’âme popu­laire, mémoire déli­rante des vain­queurs ou mémoire hon­teuse et bal­bu­tiante des vain­cus et des sans-paroles. La mémoire est donc plu­rielle, mul­ti­di­men­sion­nelle. Aus­si est-elle constam­ment zébrée de fêlures, de fis­sures, de grif­fures qui opèrent comme autant de lignes de fuite qui ouvrent, tou­jours et de loin en loin, sur l’ailleurs, le dehors, l’étranger, l’altérité, le loin­tain, tout en révé­lant, de proche en proche, ce qui demeure en nous figé dans les failles de l’impensé.

Aux origines d’une musique multiséculaire 

En quoi consistent l’unité et la sin­gu­la­ri­té de la musique ara­bo-anda­louse ? Dans le lien solide et indé­fec­tible que cette musique entre­tient depuis tou­jours avec l’espace et le temps ; autre­ment dit, la géo­gra­phie et l’histoire. N’étaient ce lien avec le lieu et cet atta­che­ment à la mémoire, la musique ara­bo-anda­louse ne nous serait peut-être pas par­ve­nue telle quelle et n’aurait pas pu avoir le pro­fond effet que l’on sait sur des géné­ra­tions depuis plus d’un mil­lé­naire. Le cor­pus musi­co­lo­gique anda­lou est en effet l’un des rares au monde qui a su, avec bon­heur, main­te­nir vivante et intem­pes­tive la mémoire d’un peuple, d’une civi­li­sa­tion et d’une terre natale. Aus­si oscille-t-il constam­ment entre pas­sé et pré­sent, main­tien per­ma­nent de la mémoire et du sou­ve­nir, et ins­crip­tion achar­née, fron­tale dans le monde actuel quelles qu’en soient les époques, les condi­tions et les contraintes. 

Par­ti­cu­liè­re­ment mélan­co­lique, nim­bée d’airs et de tona­li­tés qui exhalent la détresse et la dou­leur d’un peuple exi­lé, cette musique est de bout en bout une musique de la nos­tal­gie ; nos­tal­gie du sol natal quit­té à contre­cœur et à jamais ; nos­tal­gie d’une vie heu­reuse, har­mo­nieuse vécue dans le sérail fœtal pro­tec­teur d’une Anda­lou­sie qui fut elle-même axée, comme socié­té et comme civi­li­sa­tion, sur l’ethos d’une coexis­tence har­mo­nieuse entre groupes eth­niques, com­mu­nau­tés reli­gieuses et for­ma­tions sociales. D’où la pas­sion sin­cère et incan­des­cente de l’Andalousie musul­mane pour le gout inimi­table du bon­heur ter­restre. D’où aus­si la per­sis­tance d’une mémoire enflam­mée de ce para­dis per­du chez les géné­ra­tions issues de et dans l’exil depuis un mil­lé­naire (Cheb­bak, 2013). 

Al Andalus, terre de diversité 

Espace

Al-Anda­lus, ou l’Andalousie musul­mane, est un ter­ri­toire géo­gra­phique bien cir­cons­crit et déli­mi­té. Il cor­res­pond actuel­le­ment au sud-ouest de l’Espagne avec les pro­vinces d’Almeria, Mala­ga, Cadix, Huel­va, Séville, Cor­doue, Jaén, Gre­nade et Mur­cie. On y dis­tingue trois uni­tés mor­pho­lo­giques : au centre la val­lée fer­tile et ver­doyante de Gua­dal­qui­vir ; au nord, la Sier­ra More­na, le Pié­mont méri­dio­nal de la Mese­ta ibé­rique, pay­sage mon­ta­gneux où la popu­la­tion se fait rare ; au sud, les puis­santes mon­tagnes bétiques dont l’étendue s’étire de l’emblématique et immé­mo­rial Gibral­tar à l’ouest, jusqu’à Cap Nao, à l’est. Les chaines sous-bétiques coupent la val­lée de Gua­dal­qui­vir d’un ensemble de val­lées inté­rieures sèches à l’est, vers Gua­dix et Baza, mais soi­gneu­se­ment irri­guées et for­cé­ment riches et fer­tiles du côté de la Vega, arrière-pays pros­père et ver­doyant de la séré­nis­sime Gre­nade. Dans le sud, les hautes chaines de mon­tagnes (Sier­ra de Ron­da, Sier­ra Neva­da et Sier­ra de los Filabres) mordent sur le rivage ne lais­sant ain­si que peu d’espace à des plaines exigües, mais abon­dam­ment irriguées. 

Notons qu’à l’origine « al-Anda­lus » dési­gnait toute l’Espagne cultu­rel­le­ment ara­bi­sée qui s’étendait en plein essor de la puis­sance musul­mane, du VIIIe au Xe siècle, sur la plus grande par­tie de la pénin­sule ibé­rique. En gros, les fron­tières sep­ten­trio­nales de ce vaste ter­ri­toire sou­mis alors à l’autorité des princes musul­mans, sui­vaient bon an mal an le cours du Dou­ro, tan­dis que les Pyré­nées consti­tuaient sa fron­tière orien­tale. La nomen­cla­ture dont nous allons faire usage tout au long de notre éclai­rage suit scru­pu­leu­se­ment celle uti­li­sée par les his­to­riens les plus auto­ri­sés (Éva­riste Lévi-Pro­ven­çal, notam­ment). Ain­si « anda­lou » est pour nous syno­nyme de « isla­mo-ibé­rique » ou « isla­mo-his­pa­nique » alors qu’«Andalousie » désigne la pénin­sule ibé­rique isla­mi­sée (Lévi-Pro­ven­çal, 1950 ; Sénac, 2000). 

Temps

Au seuil du VIIIe siècle, le déli­te­ment du royaume wisi­go­thique ne fai­sait plus de doute. Jadis puis­sant et pros­père, il devint subi­te­ment faible et chan­ce­lant. Cette situa­tion s’explique, selon beau­coup d’historiens, par des causes inhé­rentes à la struc­ture poli­tique de ce royaume médié­val. Les fac­teurs exo­gènes, la conquête musul­mane notam­ment, ne consti­tuent, selon eux, qu’un élé­ment aggra­vant qui va avoir comme effet de don­ner le coup de grâce à un sys­tème éta­tique déjà à la dérive. Résu­mons les faits. 

Le royaume wisi­go­thique était ron­gé par les dis­sen­sions et les divi­sions à par­tir de la deuxième moi­tié du VIIe siècle déjà. La socié­té his­pa­nique qu’il gou­ver­nait était scin­dée en deux. Il y avait, d’une part, une classe supé­rieure res­treinte for­mée par une élite riche et pros­père, essen­tiel­le­ment consti­tuée par l’aristocratie ger­ma­nique et les des­cen­dants de la noblesse de l’administration ibé­ro-romaine. Il y avait, d’autre part, une popu­la­tion rurale pauvre et inculte, et une masse de serfs vic­times d’une exploi­ta­tion sans limite. Cette situa­tion n’a pas man­qué d’exacerber les ten­sions sociales et éco­no­miques et s’est tra­duite, de sur­croit, par un anti­ju­daïsme pétri de réflexes de rejet et de xéno­pho­bie. Les per­sé­cu­tions deve­naient mon­naie cou­rante, et le désordre com­men­ça, len­te­ment mais sur­ement, à faire tache d’huile. Bien évi­dem­ment, le monarque était riche, mais il n’avait aucun pou­voir exé­cu­tif effi­cace et il ne dis­po­sait pas d’une armée régu­lière orga­ni­sée. Le sys­tème gothique de monar­chie élec­to­rale, dont le prin­cipe d’éligibilité exi­geait comme condi­tion la seule appar­te­nance à la noblesse gothique, était en grande par­tie res­pon­sable de cette situa­tion. En somme, le ver était bel et bien dans le fruit. En ce sens que le prin­cipe d’éligibilité ouverte a exci­té les appé­tits des membres de la noblesse, ce qui n’a pas man­qué d’accentuer les riva­li­tés entre les clans qui avaient cha­cun ses propres pré­ten­dants et clients. Chaque clan devient de plus en plus sec­taire et autiste ne cher­chant au bout du compte que la défaite à tout prix de ses rivaux. En 711, les musul­mans vont trou­ver une socié­té ibé­rique frag­men­tée, ron­gée par la haine et les riva­li­tés. Un fruit mûr à cueillir (Gui­chard, 2000). 

Depuis la conquête de l’Espagne, en 711, par les armées musul­manes sous le com­man­de­ment de Tariq Ibn Ziyad jusqu’à la chute du royaume Nas­ride de Gre­nade, en 1492, sous les coups des rois catho­liques, le sort de ce vaste ter­ri­toire, euro­péen par la géo­gra­phie, mais ara­bo-musul­man désor­mais par la culture, fut fon­da­men­ta­le­ment lié à celui des Umayyades. En effet, c’est en al-Anda­lus que se réfu­gia en 756 le prince Umayyade Abd al-Rah­man qui fut tra­qué en Orient par les Abbas­sides. Il devint aus­si­tôt émir ouvrant ain­si la voie à une des civi­li­sa­tions les plus flam­boyantes du Moyen Âge. Pen­dant plus d’un siècle et demi, en effet, l’émirat Umayyade de Cor­doue n’a eu de cesse d’assoir et de péren­ni­ser la pré­sence de la civi­li­sa­tion ara­bo-musul­mane en Andalousie. 

Les Umayyades règne­ront sur al-Anda­lus de 756 à 976. Deux siècles en somme. Une durée fruc­tueuse et suf­fi­sante pour mar­quer cette période d’une empreinte indé­lé­bile. Les chro­niques de l’époque tout autant que les écrits des his­to­riens modernes affirment que l’arrivée des califes Umayyades en al-Anda­lus fut incon­tes­ta­ble­ment à l’origine d’un essor cultu­rel éblouis­sant. Les princes Umayyades étaient par­ti­cu­liè­re­ment ambi­tieux et cher­chaient à mettre en place un para­digme de civi­li­sa­tion ara­bo-musul­mane qui dépas­se­rait en finesse et en raf­fi­ne­ment celui de leurs enne­mis jurés, les Abbas­sides, ins­tal­lés en Orient. Pour les Umayyades, désor­mais anda­lous, l’Occident musul­man n’avait pas à être une pâle copie de l’Orient, ni à se conten­ter d’être son ser­vile vas­sal. Sous le règne de al-Hakam Ier (796 – 822) et plus par­ti­cu­liè­re­ment sous celui de Abder­rah­mân II (821 – 852), archi­tec­ture, art des jar­dins, déco­ra­tion d’intérieur, bijou­te­rie, poé­sie, musique vont connaitre un rayon­ne­ment jamais atteint dans la pénin­sule ibé­rique (Al-Anda­lus, Antho­lo­gie, 2009).

C’est incon­tes­ta­ble­ment sous le règne d’Abd al-Rah­man III, intro­ni­sé calife en 929, que l’Andalousie musul­mane va connaitre son plus haut essor. Les sciences et la phi­lo­so­phie, la théo­lo­gie et la juris­pru­dence, les arts et les lettres, l’architecture et la déco­ra­tion d’intérieur, l’artisanat et les dif­fé­rents métiers manuels, l’hydraulique et l’art des jar­dins, la poé­sie et la musique…, toute cette pano­plie d’activités de la main et de l’esprit va opé­rer en osmose et en har­mo­nie pour mettre en forme et en sens une cer­taine façon d’exister, d’agir, de pen­ser et de se délec­ter esthé­ti­que­ment des belles et sublimes choses tant mon­daines que spi­ri­tuelles (Ter­rasse, 1957). 

Comme toute pro­duc­tion humaine, l’Andalousie musul­mane n’avait rien d’un long fleuve tran­quille. Aus­si l’essor de la civi­li­sa­tion Umayyade en al-Anda­lus fut-il blo­qué et désta­bi­li­sé par des roi­te­lets, les fameux Muluk al-Tawa’if (chefs de guerre auto­pro­cla­més et sec­taires). L’apparition de ces princes de guerre cla­niques coïn­cide avec les débuts de la Recon­quête chré­tienne. Al-Anda­lus ris­quait sérieu­se­ment l’éclatement, voire la dis­pa­ri­tion n’était l’arrivée mas­sive des Almo­ra­vides, dynas­tie ori­gi­naire du sud maro­cain. La pré­sence almo­ra­vide en al-Anda­lus s’étend de 1091 à 1145. Mal­gré quelques suc­cès notables dans bien des domaines, les Almo­ra­vides n’ont pas pu mettre fin aux incur­sions agres­sives et répé­ti­tives de la Recon­quis­ta chré­tienne. Les Almo­hades, ori­gi­naires du Haut-Atlas maro­cain, ren­versent les Almo­ra­vides en 1145. Leur règne conti­nue jusqu’à 1269, mais sans pou­voir redres­ser la situa­tion. Peut-être est-ce leur puri­ta­nisme et leur atta­che­ment dog­ma­tique aux rudes dogmes d’un islam tra­di­tion­nel pur et dur qui furent à l’origine de leur échec. Tou­jours est-il que leur chute en 1269 coïn­cide avec la vic­toire de la Recon­quête catho­lique sur la tota­li­té du ter­ri­toire d’al-Andalus, à l’exception du royaume nas­ride de Gre­nade. Ce royaume va résis­ter vaille que vaille pen­dant plus de deux siècles. 

Peine per­due ! Des dis­putes et des conflits pour le pou­voir au sein du sérail même de la famille nas­ride causent l’affaiblissement du royaume de Gre­nade. D’une manière conco­mi­tante, la Recon­quête enta­mée par les rois catho­liques accu­mule les suc­cès et les vic­toires à un rythme effré­né. L’unification de l’Aragon et de la Cas­tille, grâce au mariage de Fer­di­nand et d’Isabelle en 1469, donne le coup de grâce à un sul­ta­nat déjà à la dérive. Ante­que­ra tombe dès 1410, Gibral­tar et Archi­do­na avant 1464, Mala­ga en 1487, Alme­ria en 1489. Le der­nier prince nas­ride, Abu ‘Abd Allah Muham­mad XII, plus connu par les Espa­gnols sous le sur­nom de Boab­dil, meur­tri, quitte défi­ni­ti­ve­ment Alham­bra en jan­vier 1492 (Gui­chard, 2000). 

Si l’histoire poli­tique de la pré­sence musul­mane en al-Anda­lus s’achève avec le départ tra­gique de Boab­dil, son influence cultu­relle allait cepen­dant res­ter pré­gnante pen­dant des siècles, non seule­ment en Afrique du Nord, où le royaume nas­ride de Gre­nade demeure, pour les rares milieux éclai­rés, un para­digme de civi­li­sa­tion et de culture jusqu’à nos jours, mais aus­si et sur­tout dans l’Espagne catho­lique, où l’art mudé­jar a pu trou­ver une inépui­sable source d’inspiration. S’ensuit une sombre période d’intolérance et de per­sé­cu­tion qui atteint des som­mets d’horreur avec l’Inquisition et finit par l’éradication défi­ni­tive de l’islam de la pénin­sule ibé­rique avec la pro­mul­ga­tion des édits d’expulsion de 1609 et 1614 (Lévi-Pro­ven­çal, 1950). 

Structures sociétales et pratiques culturelles 

Nul doute que sur le plan socioé­co­no­mique et intel­lec­tuel, l’Andalousie musul­mane a connu un degré de déve­lop­pe­ment et de raf­fi­ne­ment remar­quable. Bien évi­dem­ment, une telle réus­site s’explique par un style de gou­ver­nance fon­dé sur une concep­tion posi­tive de la diver­si­té. Mais il ne faut pas oublier que l’élément éco­no­mique a contri­bué à rendre plus aisée une telle démarche. Al-Anda­lus béné­fi­ciait de richesses maté­rielles ines­ti­mables. Son agri­cul­ture repo­sait sur un sys­tème com­plexe d’irrigation, et l’exploitation des mines était fruc­tueuse. En outre, une cer­taine pros­pé­ri­té urbaine due à la sta­bi­li­té et à la sécu­ri­té a favo­ri­sé le déve­lop­pe­ment de l’artisanat et du com­merce (Lévi-Pro­ven­çal, 1947). 

Les dif­fé­rents groupes de peu­ple­ment, qu’ils soient sociaux, eth­niques ou reli­gieux, ont fini par se fondre dans une uni­té certes rela­tive, mais assez homo­gène pour per­mettre une meilleure coexis­tence. Il va sans dire que la classe supé­rieure n’a pas hési­té à impo­ser sa reli­gion, sa langue et sa culture. Der­rière le gou­ver­ne­ment appa­rem­ment uni­taire et cen­tra­li­sé que furent, à par­tir de la seconde moi­tié du VIIIe siècle, l’émirat indé­pen­dant puis le cali­fat de Cor­doue, une grande diver­si­té de situa­tions locales ou régio­nales, de popu­la­tions, de groupes sociaux, de modes d’activité et de vie, de cou­rants cultu­rels, consti­tue la mosaïque anda­louse. C’est cette diver­si­té eth­no-reli­gieuse et socioé­co­no­mique qui est à l’origine de la grande mos­quée de Cor­doue, de la Giral­da de Séville ou de l’Alhambra de Gre­nade. C’est elle qui a don­né nais­sance à la phi­lo­so­phie d’Ibn Rochd (Aver­roès pour les Latins), au pan­théisme d’Ibn Ara­bi ou à la musique ara­bo-anda­louse de Ziryab (Mar­ti­nez-Gros, 1997 ; de Pré­mare, 1985). 

L’élément his­pa­nique ori­gi­nel anté­rieur à la conquête ara­bo-ber­bère était lui-même fort divers dans sa com­po­si­tion et ses ori­gines. Une par­tie non négli­geable (ceux que l’on appel­le­ra les Moza­rabes) res­ta d’appartenance chré­tienne tout en s’arabisant pro­gres­si­ve­ment dans le lan­gage et sou­vent dans les mœurs. Elle avait son orga­ni­sa­tion propre sous la sur­veillance du pou­voir isla­mique et payait à celui-ci l’impôt « par tête » de la dim­ma. Une autre par­tie des autoch­tones, qui devien­dra même pro­gres­si­ve­ment majo­ri­taire en rai­son du sta­tut social, poli­tique et idéo­lo­gique plus favo­rable dont jouis­saient de plein droit les conver­tis, s’islamisa. Au terme de Musâh­ma (contri­bu­tion) qui dési­gnait les conver­tis aux pre­miers temps de la conquête se sub­sti­tua le terme de Muwal­la­dûn (des­cen­dants de chré­tiens conver­tis à l’islam) par lequel furent nom­més les géné­ra­tions pos­té­rieures des musul­mans de souche euro­péenne, très sou­vent mêlées d’ailleurs par le mariage aux élé­ments d’origine ber­bère. Ces Muwal­la­dûn n’aspiraient en réa­li­té qu’à une meilleure recon­nais­sance et fai­saient tout pour prou­ver leur bonne foi et donc faci­li­ter leur inté­gra­tion. Enfin, la mino­ri­té juive. Celle-ci, ayant eu à souf­frir du pou­voir wisi­go­thique, favo­ri­sa la péné­tra­tion ara­bo-ber­bère, et arri­va tant bien que mal à main­te­nir sa pré­sence et la cohé­sion de sa com­mu­nau­té sous le pou­voir isla­mique. Elle était tou­te­fois orga­ni­sée selon les mêmes prin­cipes et avait le même sta­tut de dim­mi que la com­mu­nau­té moza­rabe (de Pré­mare, 1985). 

À ces élé­ments ori­gi­nels s’ajoutèrent d’abord les contin­gents mili­taires arabes de la conquête (les Bala­diyyun : les enfants du pays), et les troupes ber­bères de Târiq Ibn Ziyâd ; puis les contin­gents syriens qui inter­vinrent lors de la révolte ber­bère du Magh­reb et de l’Espagne du milieu du VIIIe siècle, et que l’on nom­ma les Cha­miyyûn (les ori­gi­naires du Cham syro-liba­nais). Ces conqué­rants implan­tés n’avaient cepen­dant pas une uni­té cohé­rente : outre les Ber­bères, ins­tal­lés plu­tôt dans les régions mon­ta­gneuses, il y avait les Arabes du nord de l’Arabie (les Hid­ja­ziens : ori­gi­naires du Hijaz ara­bique) et ceux de l’Arabie du sud (les Yémé­nites). Les élé­ments de cette popu­la­tion furent ins­tal­lés en feu­da­taires dans les ter­ri­toires de plaines mis en valeur pour leur compte par des autoch­tones his­pa­niques. Al-Anda­lus a connu par la suite de nou­velles vagues d’immigration ber­bère ou arabe, notam­ment lors de la fon­da­tion par Abd-al-Rah­mân Ier de l’émirat omeyyade indé­pen­dant de Cor­doue en 756. 

Un autre groupe social va jouer un rôle non négli­geable dans la consti­tu­tion de la civi­li­sa­tion ara­bo-anda­louse. Ce sont les esclaves, hommes et femmes, d’origines diverses, mais sur­tout de souche euro­péenne, et que l’on nom­mait les escla­vons (Saqâ­li­ba). Cer­tains étaient cap­tu­rés lors des incur­sions et des com­bats en Espagne du nord, en France et en Ita­lie. D’autres étaient issus du grand com­merce inter­na­tio­nal des esclaves et donc « impor­tés » de Tur­quie, des pays slaves, de Hon­grie ou d’autres régions de l’Europe. Ils pou­vaient être affec­tés au ser­vice de cours prin­cières et des mai­sons aris­to­cra­tiques dans les cités, ou aux rudes tra­vaux des champs dans les grandes exploi­ta­tions rurales. Les sources lit­té­raires mettent par ailleurs en lumière le rôle joué par les esclaves femmes (les jawâ­ri, sorte d’accompagnatrices de charme) tant dans la vie domes­tique que dans la vie cultu­relle et dans l’imaginaire éro­ti­co-sen­ti­men­tal de la haute socié­té urbaine anda­louse. Elles étaient par­ti­cu­liè­re­ment actives dans le domaine du chant et de la danse. Ibn-Hazm fait allu­sion à elles dans son joyau, Le col­lier de la colombe. Pré­ci­sons tou­te­fois que l’intenable et inhu­maine condi­tion des esclaves sera, entre autres fac­teurs, à l’origine de l’affaiblissement de l’Andalousie musul­mane et, plus tard, de sa dis­pa­ri­tion pure et simple. Cela étant pré­ci­sé, il était dans la nature des choses que la mul­ti­pli­ci­té encou­ra­gée par les gou­ver­nants anda­lous se mani­feste concrè­te­ment dans les mœurs et dans les dif­fé­rentes formes d’activité cultu­relle. La musique ara­bo-anda­louse en sera une des expres­sions les plus mar­quantes (Mar­ti­nez-Gros, 1997 ; Sénac, 2000). 

Une musique et ses figures 

Une socié­té aisée, pros­père, cherche néces­sai­re­ment à fuir l’ennui, l’inertie, l’abattement dépri­mant. Elle veut vivre. Elle veut sen­tir, et sen­tir pro­fon­dé­ment, l’air pur et vivi­fiant que lui offrent les élixirs frais et envou­tants des arts. Ces arts, cette socié­té a su les créer et les magni­fier : des villes luxu­riantes, une archi­tec­ture monu­men­tale et signi­fiante, des jar­dins doux et ver­doyants des­ti­nés au repos et à la médi­ta­tion loin du cha­ri­va­ri quo­ti­dien, des demeures belles et spa­cieuses, un arti­sa­nat sub­til et créa­tif dans tous les corps de métier. Pas éton­nant que tout ce raf­fi­ne­ment soit accom­pa­gné, au sens musi­cal, par une belle poé­sie, une phi­lo­so­phie ingé­nieuse, une musique tout en finesse. Le tout doit contri­buer à conso­li­der l’édifice d’ensemble. Une âme oisive, inoc­cu­pée est comme défunte, anni­hi­lée. Mieux vaut l’éveiller, lui offrir des mélo­dies atten­dries, des tona­li­tés exquises, des airs sal­va­teurs. En ce sens la musique ara­bo-anda­louse serait un écho, un sublime écho, d’une tota­li­té socié­tale vivant, un art unique qui a duré contre vents et marées. 

À l’origine, tout fut une affaire de fon­da­tion, celle d’une socié­té presque nou­velle. Tout doit ser­vir pour atteindre l’horizon esquis­sé : l’économie et le com­merce, l’administration et la gou­ver­nance, les arts et les métiers. Rien ne devait res­ter au gré du hasard. Le hasard n’est-il pas l’ennemi juré de toute socié­té orga­ni­sée ? Construire une nou­velle socié­té exi­geait la for­ma­tion d’un nou­veau type d’individualité humaine. C’est tout natu­rel­le­ment que la musique ara­bo-anda­louse se voit assi­gner une fonc­tion psy­cho­lo­gique et sociale où pré­do­minent les valeurs d’ouverture aux autres, les règles de dis­ci­pline, de silence et d’écoute. Seules ces valeurs et ces règles confèrent à celle ou à celui qui les assi­mile cet ins­tant unique d’effervescence émo­tive. Mais cet ins­tant d’émoi est for­cé­ment par­ta­gé avec les autres qui assistent in vivo à une nou­ba (par­ti­tion) offerte par un orchestre. C’est dans ce cadre qu’il faut ins­crire l’apparition de ce genre musi­cal dans l’Andalousie umayyade. 

Mais qu’entend-on par « musique ara­bo-anda­louse » ? La musique ara­bo-anda­louse est le résul­tat d’un métis­sage entre la musique arabe venue de l’Orient, la musique afro-ber­bère du Magh­reb et la musique pra­ti­quée dans la Pénin­sule ibé­rique avant la conquête musul­mane en 711. Après l’installation des califes umayyades en Anda­lou­sie, la vie cultu­relle se déve­lop­pa d’une manière rapide grâce à des rois et des princes épris de belles lettres et de musique raf­fi­née qui vou­laient y implan­ter la civi­li­sa­tion ara­bo-musul­mane qu’ils avaient aban­don­née en Orient (Shi­loah, 1985). 

Tout indique en effet que l’émirat Umayyade de Cor­doue s’est confron­té au début de son règne à une dif­fi­cul­té majeure : l’impossibilité de pou­voir créer ex nihi­lo une civi­li­sa­tion et une culture d’inspiration ara­bo-musul­mane sur une terre déjà habi­tée par un peuple et mar­quée par une reli­gion, une langue et une culture autres. Cet émi­rat, dyna­mique et ambi­tieux, s’est trou­vé donc dans l’obligation de se réfé­rer à des apports orien­taux et d’y pui­ser pour pou­voir un jour inno­ver et créer par soi et sans béquilles. On com­men­ça alors par faire appel à des chan­teurs de Syrie ou d’Irak. C’est dans ce contexte que Ziryab arri­va dans la cour d’Abd al-Rah­man II à Cor­doue en 822. 

Abu Al-Has­san Ali ben Nafi, dit aus­si Ziryab, est né dans un vil­lage kurde de Mos­soul en 789 et mort à Cor­doue en 857. Il incarne à lui seul toute l’originalité de la musique ara­bo-anda­louse. Il fut incon­tes­ta­ble­ment à l’origine et de sa nais­sance et de son déve­lop­pe­ment en al-Anda­lus. Selon les musi­co­logues qui font le plus auto­ri­té dans le domaine des études musi­co­lo­giques arabes et musul­manes (Poché, 1995 ; Shi­loah, 1995), il existe deux approches de Ziryab. La pre­mière approche est tar­dive puisqu’elle date du XVIIe siècle seule­ment et fut éla­bo­rée par le bio­graphe et lit­té­ra­teur al-Maq­qa­ri (1591 – 1632), l’autre fut l’œuvre d’un lexi­co­graphe tuni­sien nom­mé Ahmed al-Tifa­shi (1184 – 1253). Cette der­nière approche semble, aux dires de Poché et de Shi­loah, plus réa­liste et donc plus cré­dible. Seule­ment cette ver­sion des faits est conte­nue dans un manus­crit récem­ment décou­vert et non encore publié. Nous devons donc nous conten­ter de la ver­sion for­gée par al-Maq­qa­ri. En effet, dans son Nafh al-tîb min ghusn al-Anda­lus al-ratîb (Brises de par­fums de la tendre arbo­res­cente Anda­lou­sie), al-Maq­qa­ri brosse le pro­fil d’un Ziryab de génie. 

Pour al-Maq­qa­ri, Ziryab est à l’origine de toutes les inno­va­tions dans le domaine de la musique ara­bo-anda­louse. C’est lui qui a intro­duit l’oud (luth arabe) en Anda­lou­sie après lui avoir ajou­té une cin­quième corde. Il est aus­si le pre­mier à avoir intro­duit une plume d’aigle à la place du plectre d’antan. Ziryab était éga­le­ment homme de lettres et astro­nome. Fils unique d’une famille kurde de classe plu­tôt pauvre dont aucun autre enfant ne sur­vé­cut, son père Nafi déci­da de s’installer à Bag­dad alors que Ziryab n’était qu’enfant. Il y étu­dia la science, la lit­té­ra­ture, la géo­gra­phie et l’astronomie et fut un élève brillant. Mais il allait excel­ler dans un autre domaine auprès de son maitre Ishaq al-Maw­si­li (767 – 850), lui aus­si kurde, ori­gi­naire de Mos­soul, fils d’Ibrahim Al-Maw­si­li qui avait intro­duit la musique à la cour du calife. Ain­si il avait fon­dé à Bag­dad le pre­mier conser­va­toire de ce qui allait ensuite être appe­lé « musique arabo-musulmane ». 

On raconte qu’à l’âge de douze ans, Ziryab savait déjà chan­ter à mer­veille et jouer de l’oud. À dix-neuf ans, il amé­lio­ra cet ins­tru­ment d’origine per­sane, le « bar­bat », en lui ajou­tant une cin­quième corde et des bar­rettes. Ce luth à cinq cordes, à manche court, sans touche, à la caisse en forme d’amande fut consi­dé­ré dans tout l’Orient comme le roi des ins­tru­ments de la musique savante. Le monarque séduit par sa belle voix et ses mélo­dies ori­gi­nales, le com­bla de cadeaux somp­tueux. En quelques années, le pres­tige du jeune chan­teur sur­pas­sa celui de tous ses confrères. Encou­ra­gé par cette renom­mée ines­pé­rée, il quit­ta Bag­dad pour un séjour de quelques années à la cour des Agh­la­bides à Kai­rouan (Tuni­sie) où il fut accla­mé comme à Bag­dad. Il s’établit ensuite à Cor­doue en 822, où l’émir omeyade Abd al-Rah­man II l’accueillit prin­ciè­re­ment et le trai­ta avec les plus grands hon­neurs. Ziryab avait une dota­tion de deux-cents pièces d’or par mois, d’abondants dons en nature, des mai­sons, des jar­dins et des lots de terre d’une valeur inestimable. 

Chan­teur, il mit au point les tech­niques poé­tiques et vocales tel le muwash­shah ou zagal qui don­nèrent nais­sance au fla­men­co. Com­po­si­teur, il créa un mil­lier de poèmes mélo­diques qui seront joués et chan­tés en Anda­lou­sie et dans tout le bas­sin médi­ter­ra­néen. C’est encore Ziryab qui intro­duit à la cour le sys­tème des nou­bas, fon­de­ment de la tra­di­tion musi­cale anda­louse. Nou­ba veut dire « attendre son tour ». Chaque musi­cien, en effet, atten­dait son tour pour chan­ter devant le calife. Indis­so­ciable de la danse, la nou­ba est une suite de pièces vocales et ins­tru­men­tales dont le nombre de mou­ve­ments et de pièces, basé sur les modes, s’est enri­chi au fil des siècles. Ziryab intro­dui­sit dans les chœurs de la nou­ba des « chan­teurs n’ayant pas mué », ces fameux cas­trats dont la voix char­me­ra les mélo­manes jusqu’à Rome, dans la cha­pelle pon­ti­fi­cale (Greus, 1993). 

Tech­ni­cien pré­cis, Ziryab codi­fia le chant et limi­ta les impro­vi­sa­tions. Il inven­ta la séquence « nashid-basit-ahzadj » (impro­vi­sa­tion vocale-mou­ve­ment lent mesu­ré-final rapide). Péda­gogue par­ti­cu­liè­re­ment sou­cieux de l’instruction musi­cale des jeunes géné­ra­tions, il offi­cia­lise l’éducation musi­cale en al-Anda­lus en fon­dant une école de musique qui avait un cer­tain pres­tige. On sou­tient aus­si que Ziryab n’a pas hési­té à explo­rer et à ten­ter d’assimiler les musiques du Nord, les roman­ce­ros pro­fanes, les musiques reli­gieuses chré­tiennes comme le chant gré­go­rien qu’il a trans­po­sé dans le malouf. Grâce à sa pro­di­gieuse mémoire, c’est par lui que des mil­liers de chan­sons orien­tales d’origine gré­co-per­sane entrèrent en Andalousie. 

Mais Ziryab se révé­la aus­si un fin let­tré, un poète pré­cieux, qui per­fec­tion­na le sawf, déli­cat poème mono­rime. Il fut un conteur inta­ris­sable. Habi­té par le désir vis­cé­ral de plaire et d’être pré­fé­ré, voire aimé, il avait un gout pro­non­cé, dit-on, pour la parure et la mise élé­gante. Aus­si devint-il le sym­bole de l’élégance d’Al-Andalus. Il révo­lu­tion­na les modes ves­ti­men­taires et la cos­mé­tique. Il impo­sa à la cour l’art raf­fi­né de la cui­sine ira­kienne, celle des Mille et Une Nuits, et un ordre pro­to­co­laire strict pour l’ornement de la table et l’ordonnancement des mets. C’est au raf­fi­ne­ment de Ziryab et à ses pré­ceptes que l’on doit le rem­pla­ce­ment des nappes en lin par celles de cuir ouvra­gé et celui des gobe­lets d’or ou d’argent par les coupes de cris­tal. Il appor­ta éga­le­ment dans une socié­té musul­mane répu­tée aus­tère et fer­mée, sur­tout celle des femmes, et plus par­ti­cu­liè­re­ment aux recluses des harems et à leurs eunuques, les recettes secrètes de la magie et de la divi­na­tion chal­déenne (Poché, 1995 ; Greus, 1993). 

Après Ziryab, l’Andalousie ne puise plus son ins­pi­ra­tion en Orient. Elle se tourne vers son propre génie, ce qui engendre une trans­for­ma­tion capi­tale des formes poé­ti­co-musi­cales et la créa­tion du Muwash­shah et du Zajal qui donnent une dyna­mique nou­velle à la com­po­si­tion musi­cale. Ces formes connaissent un grand essor avec des poètes comme Yahyâ Ibn Baq­qî, Al-’A’mâ at-Tutay­li, Ibn Haz­mûn, Abu Bakr Al-Abyad. Dans le domaine musi­cal pro­pre­ment dit, Ibn Baja (Avem­pace des Latins, Sara­gosse 1070-Fès 1138) est sans conteste la per­son­na­li­té la plus mar­quante. Il réus­sit à assi­mi­ler, puis à faire la sym­biose entre les com­po­santes musi­cales orien­tale, magh­ré­bine et chré­tienne qu’il découvre en Anda­lou­sie. Théo­ri­cien et pra­ti­cien de grande qua­li­té, sa renom­mée et sa pro­duc­tion sont immenses. Selon le lexi­co­graphe tuni­sien du XIIIe, al-Tifa­shi, et l’historien Ibn khal­dun, on lui doit la plu­part des com­po­si­tions musi­cales célèbres ; son œuvre dépasse et éclipse celle de Ziryab. Ibn Baja restruc­ture la nou­ba en intro­dui­sant de nou­velles formes poé­tiques et en créant deux nou­veaux mou­ve­ments al-Istih­lal et al-Amal. Il déve­loppe la concep­tion sym­bo­lique de la musique ain­si que son pou­voir expres­sif et thé­ra­peu­tique. Après la chute de Sara­gosse en 1118, Ibn Bâja séjourne à Valence, Séville et Gre­nade avant de s’installer à Fès où il finit sa vie. Il laisse à la pos­té­ri­té plus de vingt-quatre ouvrages dont le célèbre Tabrir al-Muta­wah­hid (Le régime du soli­taire) (Shi­loah, 1985). 

Le legs musical andalou, côté rive sud 

Après la pro­mul­ga­tion du décret d’expulsion par Phi­lippe III, en 1609, la plu­part des Morisques sont contraints de quit­ter l’Espagne pour rejoindre les côtes magh­ré­bines. Ils seront à l’origine de l’implantation de la musique ara­bo-anda­louse dont la pré­sence est encore de nos jours pérennes tant au Maroc et en Algé­rie qu’en Tuni­sie et en Lybie. Reste à noter que les Morisques les plus fidèles à leur terre natale choi­si­ront vaille que vaille de res­ter en Anda­lou­sie en pre­nant soin tou­te­fois de cacher leur iden­ti­té. Pour se mettre à l’abri des per­sé­cu­tions, ils décident de s’intégrer à la com­mu­nau­té des gitans. Mal­gré les condi­tions de vie qui leur étaient impo­sées, les Morisques res­tés en Anda­lou­sie ont pu exer­cer une influence consi­dé­rable sur le plan musi­cal. On trouve des traces de la musique ara­bo-anda­louse dans les chants des trou­ba­dours, les romances, la chan­son anda­lu­za, le fla­men­co… (Poché, 1995 ; Guet­tat, 1980).

Mostafa Chebbak


Auteur

ancien professeur d’esthétique à l’École des Beaux-arts de Casablanca