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Un pont entre les deux rives. La musique arabo-andalouse
La musique arabo-andalouse est un phénomène culturel spécifique à un espace géographique, une durée historique et une esthétique propres à un peuple soudé par une communauté d’œuvre et de destin. Al-Andalus, cette civilisation raffinée, est un creuset de coexistence ethnique et de métissage culturel dont la musique est l’une des expressions les plus remarquables, entre la musique arabe venue d’Orient, la musique afro-berbère du Maghreb et celle de la Péninsule ibérique d’avant la conquête musulmane.
La Méditerranée a toujours été une mer de rencontres et d’échanges. Elle n’a jamais constitué une frontière qui sépare irrémédiablement les communautés qui peuplent ses rivages. Chaque rive appelle l’autre, constamment, nécessairement, depuis la haute Antiquité. Et la séduction que son flanc sud exerce sur son flanc nord, et vice-versa, n’a jamais cessé malgré les aléas de l’histoire et les aventures souvent belliqueuses et téméraires des hommes. Dérives des continents ? Plutôt, affinités des sentiments ; au-delà de toutes les postures insulaires. Les évènements tragiques que connait de nos jours le monde arabe, renforcés par un flux migratoire que d’aucuns jugent intense et inquiétant, créent un malaise. Ne faut-il pas, pour apaiser ce malêtre, lever le voile sur cette indéfectible et multiséculaire relation entre les peuples qui a marqué le devenir et le destin d’une Méditerranée ouverte et altière. Bien évidemment, il ne s’agit pas de cogiter dans l’abstrait, mais de présenter un fait culturel qui a marqué l’histoire et qui montre à quel point l’art et la culture peuvent constituer des ponts de rencontre loin des crispations identitaires et des fanatismes religieux. La musique arabo-andalouse opère dans ce sillage comme un paradigme dont il faut méditer la signification et rappeler la valeur. Ce rappel exige la réhabilitation d’une mémoire souvent occultée.
La mémoire comme repère
Car, et qu’on le veuille ou non, un lieu commun imprègne aujourd’hui nos consciences à l’orée de ce nouveau millénaire : le conflit des appartenances et des identités, réelles ou fantasmées, sape les assises de nos structures symboliques tout autant que les équilibres de nos territoires géostratégiques. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer, surtout par ces « sombres temps » (Lessing) où le désenchantement du monde, dû au retrait du divin, s’est paradoxalement accompagné d’un retour de l’obscurantisme charrié par le pathos des replis identitaires et des mémoires hypertrophiées.
Désordre des identités, malentendu des langues et des idiomes, conflits des récits et des mémoires résonnent pêlemêle comme un charivari présageant, dans l’effroi et l’inquiétude, l’irruption d’un nouveau Babel. Aussi avons-nous besoin d’un long et laborieux travail de décryptage de la mémoire. À condition de partir de l’idée que la mémoire n’est pas une entité abstraite, homogène, immuable, mais qu’elle constitue au contraire un fait palpable qui se manifeste dans la concrétude de notre vie. Elle nous étreint et nous harcèle de toute part : mémoire sainte ou séculière, autochtone ou étrangère, officielle ou marginale ; mémoire de la culture savante ou de l’âme populaire, mémoire délirante des vainqueurs ou mémoire honteuse et balbutiante des vaincus et des sans-paroles. La mémoire est donc plurielle, multidimensionnelle. Aussi est-elle constamment zébrée de fêlures, de fissures, de griffures qui opèrent comme autant de lignes de fuite qui ouvrent, toujours et de loin en loin, sur l’ailleurs, le dehors, l’étranger, l’altérité, le lointain, tout en révélant, de proche en proche, ce qui demeure en nous figé dans les failles de l’impensé.
Aux origines d’une musique multiséculaire
En quoi consistent l’unité et la singularité de la musique arabo-andalouse ? Dans le lien solide et indéfectible que cette musique entretient depuis toujours avec l’espace et le temps ; autrement dit, la géographie et l’histoire. N’étaient ce lien avec le lieu et cet attachement à la mémoire, la musique arabo-andalouse ne nous serait peut-être pas parvenue telle quelle et n’aurait pas pu avoir le profond effet que l’on sait sur des générations depuis plus d’un millénaire. Le corpus musicologique andalou est en effet l’un des rares au monde qui a su, avec bonheur, maintenir vivante et intempestive la mémoire d’un peuple, d’une civilisation et d’une terre natale. Aussi oscille-t-il constamment entre passé et présent, maintien permanent de la mémoire et du souvenir, et inscription acharnée, frontale dans le monde actuel quelles qu’en soient les époques, les conditions et les contraintes.
Particulièrement mélancolique, nimbée d’airs et de tonalités qui exhalent la détresse et la douleur d’un peuple exilé, cette musique est de bout en bout une musique de la nostalgie ; nostalgie du sol natal quitté à contrecœur et à jamais ; nostalgie d’une vie heureuse, harmonieuse vécue dans le sérail fœtal protecteur d’une Andalousie qui fut elle-même axée, comme société et comme civilisation, sur l’ethos d’une coexistence harmonieuse entre groupes ethniques, communautés religieuses et formations sociales. D’où la passion sincère et incandescente de l’Andalousie musulmane pour le gout inimitable du bonheur terrestre. D’où aussi la persistance d’une mémoire enflammée de ce paradis perdu chez les générations issues de et dans l’exil depuis un millénaire (Chebbak, 2013).
Al Andalus, terre de diversité
Espace
Al-Andalus, ou l’Andalousie musulmane, est un territoire géographique bien circonscrit et délimité. Il correspond actuellement au sud-ouest de l’Espagne avec les provinces d’Almeria, Malaga, Cadix, Huelva, Séville, Cordoue, Jaén, Grenade et Murcie. On y distingue trois unités morphologiques : au centre la vallée fertile et verdoyante de Guadalquivir ; au nord, la Sierra Morena, le Piémont méridional de la Meseta ibérique, paysage montagneux où la population se fait rare ; au sud, les puissantes montagnes bétiques dont l’étendue s’étire de l’emblématique et immémorial Gibraltar à l’ouest, jusqu’à Cap Nao, à l’est. Les chaines sous-bétiques coupent la vallée de Guadalquivir d’un ensemble de vallées intérieures sèches à l’est, vers Guadix et Baza, mais soigneusement irriguées et forcément riches et fertiles du côté de la Vega, arrière-pays prospère et verdoyant de la sérénissime Grenade. Dans le sud, les hautes chaines de montagnes (Sierra de Ronda, Sierra Nevada et Sierra de los Filabres) mordent sur le rivage ne laissant ainsi que peu d’espace à des plaines exigües, mais abondamment irriguées.
Notons qu’à l’origine « al-Andalus » désignait toute l’Espagne culturellement arabisée qui s’étendait en plein essor de la puissance musulmane, du VIIIe au Xe siècle, sur la plus grande partie de la péninsule ibérique. En gros, les frontières septentrionales de ce vaste territoire soumis alors à l’autorité des princes musulmans, suivaient bon an mal an le cours du Douro, tandis que les Pyrénées constituaient sa frontière orientale. La nomenclature dont nous allons faire usage tout au long de notre éclairage suit scrupuleusement celle utilisée par les historiens les plus autorisés (Évariste Lévi-Provençal, notamment). Ainsi « andalou » est pour nous synonyme de « islamo-ibérique » ou « islamo-hispanique » alors qu’«Andalousie » désigne la péninsule ibérique islamisée (Lévi-Provençal, 1950 ; Sénac, 2000).
Temps
Au seuil du VIIIe siècle, le délitement du royaume wisigothique ne faisait plus de doute. Jadis puissant et prospère, il devint subitement faible et chancelant. Cette situation s’explique, selon beaucoup d’historiens, par des causes inhérentes à la structure politique de ce royaume médiéval. Les facteurs exogènes, la conquête musulmane notamment, ne constituent, selon eux, qu’un élément aggravant qui va avoir comme effet de donner le coup de grâce à un système étatique déjà à la dérive. Résumons les faits.
Le royaume wisigothique était rongé par les dissensions et les divisions à partir de la deuxième moitié du VIIe siècle déjà. La société hispanique qu’il gouvernait était scindée en deux. Il y avait, d’une part, une classe supérieure restreinte formée par une élite riche et prospère, essentiellement constituée par l’aristocratie germanique et les descendants de la noblesse de l’administration ibéro-romaine. Il y avait, d’autre part, une population rurale pauvre et inculte, et une masse de serfs victimes d’une exploitation sans limite. Cette situation n’a pas manqué d’exacerber les tensions sociales et économiques et s’est traduite, de surcroit, par un antijudaïsme pétri de réflexes de rejet et de xénophobie. Les persécutions devenaient monnaie courante, et le désordre commença, lentement mais surement, à faire tache d’huile. Bien évidemment, le monarque était riche, mais il n’avait aucun pouvoir exécutif efficace et il ne disposait pas d’une armée régulière organisée. Le système gothique de monarchie électorale, dont le principe d’éligibilité exigeait comme condition la seule appartenance à la noblesse gothique, était en grande partie responsable de cette situation. En somme, le ver était bel et bien dans le fruit. En ce sens que le principe d’éligibilité ouverte a excité les appétits des membres de la noblesse, ce qui n’a pas manqué d’accentuer les rivalités entre les clans qui avaient chacun ses propres prétendants et clients. Chaque clan devient de plus en plus sectaire et autiste ne cherchant au bout du compte que la défaite à tout prix de ses rivaux. En 711, les musulmans vont trouver une société ibérique fragmentée, rongée par la haine et les rivalités. Un fruit mûr à cueillir (Guichard, 2000).
Depuis la conquête de l’Espagne, en 711, par les armées musulmanes sous le commandement de Tariq Ibn Ziyad jusqu’à la chute du royaume Nasride de Grenade, en 1492, sous les coups des rois catholiques, le sort de ce vaste territoire, européen par la géographie, mais arabo-musulman désormais par la culture, fut fondamentalement lié à celui des Umayyades. En effet, c’est en al-Andalus que se réfugia en 756 le prince Umayyade Abd al-Rahman qui fut traqué en Orient par les Abbassides. Il devint aussitôt émir ouvrant ainsi la voie à une des civilisations les plus flamboyantes du Moyen Âge. Pendant plus d’un siècle et demi, en effet, l’émirat Umayyade de Cordoue n’a eu de cesse d’assoir et de pérenniser la présence de la civilisation arabo-musulmane en Andalousie.
Les Umayyades règneront sur al-Andalus de 756 à 976. Deux siècles en somme. Une durée fructueuse et suffisante pour marquer cette période d’une empreinte indélébile. Les chroniques de l’époque tout autant que les écrits des historiens modernes affirment que l’arrivée des califes Umayyades en al-Andalus fut incontestablement à l’origine d’un essor culturel éblouissant. Les princes Umayyades étaient particulièrement ambitieux et cherchaient à mettre en place un paradigme de civilisation arabo-musulmane qui dépasserait en finesse et en raffinement celui de leurs ennemis jurés, les Abbassides, installés en Orient. Pour les Umayyades, désormais andalous, l’Occident musulman n’avait pas à être une pâle copie de l’Orient, ni à se contenter d’être son servile vassal. Sous le règne de al-Hakam Ier (796 – 822) et plus particulièrement sous celui de Abderrahmân II (821 – 852), architecture, art des jardins, décoration d’intérieur, bijouterie, poésie, musique vont connaitre un rayonnement jamais atteint dans la péninsule ibérique (Al-Andalus, Anthologie, 2009).
C’est incontestablement sous le règne d’Abd al-Rahman III, intronisé calife en 929, que l’Andalousie musulmane va connaitre son plus haut essor. Les sciences et la philosophie, la théologie et la jurisprudence, les arts et les lettres, l’architecture et la décoration d’intérieur, l’artisanat et les différents métiers manuels, l’hydraulique et l’art des jardins, la poésie et la musique…, toute cette panoplie d’activités de la main et de l’esprit va opérer en osmose et en harmonie pour mettre en forme et en sens une certaine façon d’exister, d’agir, de penser et de se délecter esthétiquement des belles et sublimes choses tant mondaines que spirituelles (Terrasse, 1957).
Comme toute production humaine, l’Andalousie musulmane n’avait rien d’un long fleuve tranquille. Aussi l’essor de la civilisation Umayyade en al-Andalus fut-il bloqué et déstabilisé par des roitelets, les fameux Muluk al-Tawa’if (chefs de guerre autoproclamés et sectaires). L’apparition de ces princes de guerre claniques coïncide avec les débuts de la Reconquête chrétienne. Al-Andalus risquait sérieusement l’éclatement, voire la disparition n’était l’arrivée massive des Almoravides, dynastie originaire du sud marocain. La présence almoravide en al-Andalus s’étend de 1091 à 1145. Malgré quelques succès notables dans bien des domaines, les Almoravides n’ont pas pu mettre fin aux incursions agressives et répétitives de la Reconquista chrétienne. Les Almohades, originaires du Haut-Atlas marocain, renversent les Almoravides en 1145. Leur règne continue jusqu’à 1269, mais sans pouvoir redresser la situation. Peut-être est-ce leur puritanisme et leur attachement dogmatique aux rudes dogmes d’un islam traditionnel pur et dur qui furent à l’origine de leur échec. Toujours est-il que leur chute en 1269 coïncide avec la victoire de la Reconquête catholique sur la totalité du territoire d’al-Andalus, à l’exception du royaume nasride de Grenade. Ce royaume va résister vaille que vaille pendant plus de deux siècles.
Peine perdue ! Des disputes et des conflits pour le pouvoir au sein du sérail même de la famille nasride causent l’affaiblissement du royaume de Grenade. D’une manière concomitante, la Reconquête entamée par les rois catholiques accumule les succès et les victoires à un rythme effréné. L’unification de l’Aragon et de la Castille, grâce au mariage de Ferdinand et d’Isabelle en 1469, donne le coup de grâce à un sultanat déjà à la dérive. Antequera tombe dès 1410, Gibraltar et Archidona avant 1464, Malaga en 1487, Almeria en 1489. Le dernier prince nasride, Abu ‘Abd Allah Muhammad XII, plus connu par les Espagnols sous le surnom de Boabdil, meurtri, quitte définitivement Alhambra en janvier 1492 (Guichard, 2000).
Si l’histoire politique de la présence musulmane en al-Andalus s’achève avec le départ tragique de Boabdil, son influence culturelle allait cependant rester prégnante pendant des siècles, non seulement en Afrique du Nord, où le royaume nasride de Grenade demeure, pour les rares milieux éclairés, un paradigme de civilisation et de culture jusqu’à nos jours, mais aussi et surtout dans l’Espagne catholique, où l’art mudéjar a pu trouver une inépuisable source d’inspiration. S’ensuit une sombre période d’intolérance et de persécution qui atteint des sommets d’horreur avec l’Inquisition et finit par l’éradication définitive de l’islam de la péninsule ibérique avec la promulgation des édits d’expulsion de 1609 et 1614 (Lévi-Provençal, 1950).
Structures sociétales et pratiques culturelles
Nul doute que sur le plan socioéconomique et intellectuel, l’Andalousie musulmane a connu un degré de développement et de raffinement remarquable. Bien évidemment, une telle réussite s’explique par un style de gouvernance fondé sur une conception positive de la diversité. Mais il ne faut pas oublier que l’élément économique a contribué à rendre plus aisée une telle démarche. Al-Andalus bénéficiait de richesses matérielles inestimables. Son agriculture reposait sur un système complexe d’irrigation, et l’exploitation des mines était fructueuse. En outre, une certaine prospérité urbaine due à la stabilité et à la sécurité a favorisé le développement de l’artisanat et du commerce (Lévi-Provençal, 1947).
Les différents groupes de peuplement, qu’ils soient sociaux, ethniques ou religieux, ont fini par se fondre dans une unité certes relative, mais assez homogène pour permettre une meilleure coexistence. Il va sans dire que la classe supérieure n’a pas hésité à imposer sa religion, sa langue et sa culture. Derrière le gouvernement apparemment unitaire et centralisé que furent, à partir de la seconde moitié du VIIIe siècle, l’émirat indépendant puis le califat de Cordoue, une grande diversité de situations locales ou régionales, de populations, de groupes sociaux, de modes d’activité et de vie, de courants culturels, constitue la mosaïque andalouse. C’est cette diversité ethno-religieuse et socioéconomique qui est à l’origine de la grande mosquée de Cordoue, de la Giralda de Séville ou de l’Alhambra de Grenade. C’est elle qui a donné naissance à la philosophie d’Ibn Rochd (Averroès pour les Latins), au panthéisme d’Ibn Arabi ou à la musique arabo-andalouse de Ziryab (Martinez-Gros, 1997 ; de Prémare, 1985).
L’élément hispanique originel antérieur à la conquête arabo-berbère était lui-même fort divers dans sa composition et ses origines. Une partie non négligeable (ceux que l’on appellera les Mozarabes) resta d’appartenance chrétienne tout en s’arabisant progressivement dans le langage et souvent dans les mœurs. Elle avait son organisation propre sous la surveillance du pouvoir islamique et payait à celui-ci l’impôt « par tête » de la dimma. Une autre partie des autochtones, qui deviendra même progressivement majoritaire en raison du statut social, politique et idéologique plus favorable dont jouissaient de plein droit les convertis, s’islamisa. Au terme de Musâhma (contribution) qui désignait les convertis aux premiers temps de la conquête se substitua le terme de Muwalladûn (descendants de chrétiens convertis à l’islam) par lequel furent nommés les générations postérieures des musulmans de souche européenne, très souvent mêlées d’ailleurs par le mariage aux éléments d’origine berbère. Ces Muwalladûn n’aspiraient en réalité qu’à une meilleure reconnaissance et faisaient tout pour prouver leur bonne foi et donc faciliter leur intégration. Enfin, la minorité juive. Celle-ci, ayant eu à souffrir du pouvoir wisigothique, favorisa la pénétration arabo-berbère, et arriva tant bien que mal à maintenir sa présence et la cohésion de sa communauté sous le pouvoir islamique. Elle était toutefois organisée selon les mêmes principes et avait le même statut de dimmi que la communauté mozarabe (de Prémare, 1985).
À ces éléments originels s’ajoutèrent d’abord les contingents militaires arabes de la conquête (les Baladiyyun : les enfants du pays), et les troupes berbères de Târiq Ibn Ziyâd ; puis les contingents syriens qui intervinrent lors de la révolte berbère du Maghreb et de l’Espagne du milieu du VIIIe siècle, et que l’on nomma les Chamiyyûn (les originaires du Cham syro-libanais). Ces conquérants implantés n’avaient cependant pas une unité cohérente : outre les Berbères, installés plutôt dans les régions montagneuses, il y avait les Arabes du nord de l’Arabie (les Hidjaziens : originaires du Hijaz arabique) et ceux de l’Arabie du sud (les Yéménites). Les éléments de cette population furent installés en feudataires dans les territoires de plaines mis en valeur pour leur compte par des autochtones hispaniques. Al-Andalus a connu par la suite de nouvelles vagues d’immigration berbère ou arabe, notamment lors de la fondation par Abd-al-Rahmân Ier de l’émirat omeyyade indépendant de Cordoue en 756.
Un autre groupe social va jouer un rôle non négligeable dans la constitution de la civilisation arabo-andalouse. Ce sont les esclaves, hommes et femmes, d’origines diverses, mais surtout de souche européenne, et que l’on nommait les esclavons (Saqâliba). Certains étaient capturés lors des incursions et des combats en Espagne du nord, en France et en Italie. D’autres étaient issus du grand commerce international des esclaves et donc « importés » de Turquie, des pays slaves, de Hongrie ou d’autres régions de l’Europe. Ils pouvaient être affectés au service de cours princières et des maisons aristocratiques dans les cités, ou aux rudes travaux des champs dans les grandes exploitations rurales. Les sources littéraires mettent par ailleurs en lumière le rôle joué par les esclaves femmes (les jawâri, sorte d’accompagnatrices de charme) tant dans la vie domestique que dans la vie culturelle et dans l’imaginaire érotico-sentimental de la haute société urbaine andalouse. Elles étaient particulièrement actives dans le domaine du chant et de la danse. Ibn-Hazm fait allusion à elles dans son joyau, Le collier de la colombe. Précisons toutefois que l’intenable et inhumaine condition des esclaves sera, entre autres facteurs, à l’origine de l’affaiblissement de l’Andalousie musulmane et, plus tard, de sa disparition pure et simple. Cela étant précisé, il était dans la nature des choses que la multiplicité encouragée par les gouvernants andalous se manifeste concrètement dans les mœurs et dans les différentes formes d’activité culturelle. La musique arabo-andalouse en sera une des expressions les plus marquantes (Martinez-Gros, 1997 ; Sénac, 2000).
Une musique et ses figures
Une société aisée, prospère, cherche nécessairement à fuir l’ennui, l’inertie, l’abattement déprimant. Elle veut vivre. Elle veut sentir, et sentir profondément, l’air pur et vivifiant que lui offrent les élixirs frais et envoutants des arts. Ces arts, cette société a su les créer et les magnifier : des villes luxuriantes, une architecture monumentale et signifiante, des jardins doux et verdoyants destinés au repos et à la méditation loin du charivari quotidien, des demeures belles et spacieuses, un artisanat subtil et créatif dans tous les corps de métier. Pas étonnant que tout ce raffinement soit accompagné, au sens musical, par une belle poésie, une philosophie ingénieuse, une musique tout en finesse. Le tout doit contribuer à consolider l’édifice d’ensemble. Une âme oisive, inoccupée est comme défunte, annihilée. Mieux vaut l’éveiller, lui offrir des mélodies attendries, des tonalités exquises, des airs salvateurs. En ce sens la musique arabo-andalouse serait un écho, un sublime écho, d’une totalité sociétale vivant, un art unique qui a duré contre vents et marées.
À l’origine, tout fut une affaire de fondation, celle d’une société presque nouvelle. Tout doit servir pour atteindre l’horizon esquissé : l’économie et le commerce, l’administration et la gouvernance, les arts et les métiers. Rien ne devait rester au gré du hasard. Le hasard n’est-il pas l’ennemi juré de toute société organisée ? Construire une nouvelle société exigeait la formation d’un nouveau type d’individualité humaine. C’est tout naturellement que la musique arabo-andalouse se voit assigner une fonction psychologique et sociale où prédominent les valeurs d’ouverture aux autres, les règles de discipline, de silence et d’écoute. Seules ces valeurs et ces règles confèrent à celle ou à celui qui les assimile cet instant unique d’effervescence émotive. Mais cet instant d’émoi est forcément partagé avec les autres qui assistent in vivo à une nouba (partition) offerte par un orchestre. C’est dans ce cadre qu’il faut inscrire l’apparition de ce genre musical dans l’Andalousie umayyade.
Mais qu’entend-on par « musique arabo-andalouse » ? La musique arabo-andalouse est le résultat d’un métissage entre la musique arabe venue de l’Orient, la musique afro-berbère du Maghreb et la musique pratiquée dans la Péninsule ibérique avant la conquête musulmane en 711. Après l’installation des califes umayyades en Andalousie, la vie culturelle se développa d’une manière rapide grâce à des rois et des princes épris de belles lettres et de musique raffinée qui voulaient y implanter la civilisation arabo-musulmane qu’ils avaient abandonnée en Orient (Shiloah, 1985).
Tout indique en effet que l’émirat Umayyade de Cordoue s’est confronté au début de son règne à une difficulté majeure : l’impossibilité de pouvoir créer ex nihilo une civilisation et une culture d’inspiration arabo-musulmane sur une terre déjà habitée par un peuple et marquée par une religion, une langue et une culture autres. Cet émirat, dynamique et ambitieux, s’est trouvé donc dans l’obligation de se référer à des apports orientaux et d’y puiser pour pouvoir un jour innover et créer par soi et sans béquilles. On commença alors par faire appel à des chanteurs de Syrie ou d’Irak. C’est dans ce contexte que Ziryab arriva dans la cour d’Abd al-Rahman II à Cordoue en 822.
Abu Al-Hassan Ali ben Nafi, dit aussi Ziryab, est né dans un village kurde de Mossoul en 789 et mort à Cordoue en 857. Il incarne à lui seul toute l’originalité de la musique arabo-andalouse. Il fut incontestablement à l’origine et de sa naissance et de son développement en al-Andalus. Selon les musicologues qui font le plus autorité dans le domaine des études musicologiques arabes et musulmanes (Poché, 1995 ; Shiloah, 1995), il existe deux approches de Ziryab. La première approche est tardive puisqu’elle date du XVIIe siècle seulement et fut élaborée par le biographe et littérateur al-Maqqari (1591 – 1632), l’autre fut l’œuvre d’un lexicographe tunisien nommé Ahmed al-Tifashi (1184 – 1253). Cette dernière approche semble, aux dires de Poché et de Shiloah, plus réaliste et donc plus crédible. Seulement cette version des faits est contenue dans un manuscrit récemment découvert et non encore publié. Nous devons donc nous contenter de la version forgée par al-Maqqari. En effet, dans son Nafh al-tîb min ghusn al-Andalus al-ratîb (Brises de parfums de la tendre arborescente Andalousie), al-Maqqari brosse le profil d’un Ziryab de génie.
Pour al-Maqqari, Ziryab est à l’origine de toutes les innovations dans le domaine de la musique arabo-andalouse. C’est lui qui a introduit l’oud (luth arabe) en Andalousie après lui avoir ajouté une cinquième corde. Il est aussi le premier à avoir introduit une plume d’aigle à la place du plectre d’antan. Ziryab était également homme de lettres et astronome. Fils unique d’une famille kurde de classe plutôt pauvre dont aucun autre enfant ne survécut, son père Nafi décida de s’installer à Bagdad alors que Ziryab n’était qu’enfant. Il y étudia la science, la littérature, la géographie et l’astronomie et fut un élève brillant. Mais il allait exceller dans un autre domaine auprès de son maitre Ishaq al-Mawsili (767 – 850), lui aussi kurde, originaire de Mossoul, fils d’Ibrahim Al-Mawsili qui avait introduit la musique à la cour du calife. Ainsi il avait fondé à Bagdad le premier conservatoire de ce qui allait ensuite être appelé « musique arabo-musulmane ».
On raconte qu’à l’âge de douze ans, Ziryab savait déjà chanter à merveille et jouer de l’oud. À dix-neuf ans, il améliora cet instrument d’origine persane, le « barbat », en lui ajoutant une cinquième corde et des barrettes. Ce luth à cinq cordes, à manche court, sans touche, à la caisse en forme d’amande fut considéré dans tout l’Orient comme le roi des instruments de la musique savante. Le monarque séduit par sa belle voix et ses mélodies originales, le combla de cadeaux somptueux. En quelques années, le prestige du jeune chanteur surpassa celui de tous ses confrères. Encouragé par cette renommée inespérée, il quitta Bagdad pour un séjour de quelques années à la cour des Aghlabides à Kairouan (Tunisie) où il fut acclamé comme à Bagdad. Il s’établit ensuite à Cordoue en 822, où l’émir omeyade Abd al-Rahman II l’accueillit princièrement et le traita avec les plus grands honneurs. Ziryab avait une dotation de deux-cents pièces d’or par mois, d’abondants dons en nature, des maisons, des jardins et des lots de terre d’une valeur inestimable.
Chanteur, il mit au point les techniques poétiques et vocales tel le muwashshah ou zagal qui donnèrent naissance au flamenco. Compositeur, il créa un millier de poèmes mélodiques qui seront joués et chantés en Andalousie et dans tout le bassin méditerranéen. C’est encore Ziryab qui introduit à la cour le système des noubas, fondement de la tradition musicale andalouse. Nouba veut dire « attendre son tour ». Chaque musicien, en effet, attendait son tour pour chanter devant le calife. Indissociable de la danse, la nouba est une suite de pièces vocales et instrumentales dont le nombre de mouvements et de pièces, basé sur les modes, s’est enrichi au fil des siècles. Ziryab introduisit dans les chœurs de la nouba des « chanteurs n’ayant pas mué », ces fameux castrats dont la voix charmera les mélomanes jusqu’à Rome, dans la chapelle pontificale (Greus, 1993).
Technicien précis, Ziryab codifia le chant et limita les improvisations. Il inventa la séquence « nashid-basit-ahzadj » (improvisation vocale-mouvement lent mesuré-final rapide). Pédagogue particulièrement soucieux de l’instruction musicale des jeunes générations, il officialise l’éducation musicale en al-Andalus en fondant une école de musique qui avait un certain prestige. On soutient aussi que Ziryab n’a pas hésité à explorer et à tenter d’assimiler les musiques du Nord, les romanceros profanes, les musiques religieuses chrétiennes comme le chant grégorien qu’il a transposé dans le malouf. Grâce à sa prodigieuse mémoire, c’est par lui que des milliers de chansons orientales d’origine gréco-persane entrèrent en Andalousie.
Mais Ziryab se révéla aussi un fin lettré, un poète précieux, qui perfectionna le sawf, délicat poème monorime. Il fut un conteur intarissable. Habité par le désir viscéral de plaire et d’être préféré, voire aimé, il avait un gout prononcé, dit-on, pour la parure et la mise élégante. Aussi devint-il le symbole de l’élégance d’Al-Andalus. Il révolutionna les modes vestimentaires et la cosmétique. Il imposa à la cour l’art raffiné de la cuisine irakienne, celle des Mille et Une Nuits, et un ordre protocolaire strict pour l’ornement de la table et l’ordonnancement des mets. C’est au raffinement de Ziryab et à ses préceptes que l’on doit le remplacement des nappes en lin par celles de cuir ouvragé et celui des gobelets d’or ou d’argent par les coupes de cristal. Il apporta également dans une société musulmane réputée austère et fermée, surtout celle des femmes, et plus particulièrement aux recluses des harems et à leurs eunuques, les recettes secrètes de la magie et de la divination chaldéenne (Poché, 1995 ; Greus, 1993).
Après Ziryab, l’Andalousie ne puise plus son inspiration en Orient. Elle se tourne vers son propre génie, ce qui engendre une transformation capitale des formes poético-musicales et la création du Muwashshah et du Zajal qui donnent une dynamique nouvelle à la composition musicale. Ces formes connaissent un grand essor avec des poètes comme Yahyâ Ibn Baqqî, Al-’A’mâ at-Tutayli, Ibn Hazmûn, Abu Bakr Al-Abyad. Dans le domaine musical proprement dit, Ibn Baja (Avempace des Latins, Saragosse 1070-Fès 1138) est sans conteste la personnalité la plus marquante. Il réussit à assimiler, puis à faire la symbiose entre les composantes musicales orientale, maghrébine et chrétienne qu’il découvre en Andalousie. Théoricien et praticien de grande qualité, sa renommée et sa production sont immenses. Selon le lexicographe tunisien du XIIIe, al-Tifashi, et l’historien Ibn khaldun, on lui doit la plupart des compositions musicales célèbres ; son œuvre dépasse et éclipse celle de Ziryab. Ibn Baja restructure la nouba en introduisant de nouvelles formes poétiques et en créant deux nouveaux mouvements al-Istihlal et al-Amal. Il développe la conception symbolique de la musique ainsi que son pouvoir expressif et thérapeutique. Après la chute de Saragosse en 1118, Ibn Bâja séjourne à Valence, Séville et Grenade avant de s’installer à Fès où il finit sa vie. Il laisse à la postérité plus de vingt-quatre ouvrages dont le célèbre Tabrir al-Mutawahhid (Le régime du solitaire) (Shiloah, 1985).
Le legs musical andalou, côté rive sud
Après la promulgation du décret d’expulsion par Philippe III, en 1609, la plupart des Morisques sont contraints de quitter l’Espagne pour rejoindre les côtes maghrébines. Ils seront à l’origine de l’implantation de la musique arabo-andalouse dont la présence est encore de nos jours pérennes tant au Maroc et en Algérie qu’en Tunisie et en Lybie. Reste à noter que les Morisques les plus fidèles à leur terre natale choisiront vaille que vaille de rester en Andalousie en prenant soin toutefois de cacher leur identité. Pour se mettre à l’abri des persécutions, ils décident de s’intégrer à la communauté des gitans. Malgré les conditions de vie qui leur étaient imposées, les Morisques restés en Andalousie ont pu exercer une influence considérable sur le plan musical. On trouve des traces de la musique arabo-andalouse dans les chants des troubadours, les romances, la chanson andaluza, le flamenco… (Poché, 1995 ; Guettat, 1980).