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Un plaidoyer depuis Kyiv
Ce texte est initialement paru en anglais, sur le site internet de Krytyka, revue partenaire de La Revue nouvelle, sous le titre « Russia’s attack on Ukraine.
La version ici traduite par Renaud Maes est celle éditée et diffusée par le réseau européen de revues Eurozine.
L’attaque de la Russie de Poutine contre l’Ukraine deviendra un nouveau et sombre tournant de l’histoire moderne. L’invasion s’est préparée longuement et méthodiquement, et a connu plusieurs « répétitions générales » — l’annexion de la Crimée en 2014, les huit années de guerre intermittente dans le Donbass et, avant cela, les invasions et annexions de certaines parties de la Géorgie et de la Moldavie, la dévastation brutale de la Tchétchénie et de sa capitale Grozny voire, dans un passé plus lointain, les siècles d’expansion impérialiste russe —, mais, dans l’histoire européenne d’après-guerre, elle se distingue par son ampleur et son caractère extrême. Sans aucune provocation préalable, au travers d’une agression brutale, une Russie autocratique attaque avec toute sa force militaire un pays voisin (soi-disant un « frère », et un frère slave de surcroit) et qualifie cette attaque de « défense » contre une « menace mortelle » qu’elle aurait perçue. Ce qui contient en fait un noyau de vérité : pour une dictature, la démocratie est, de fait, une menace.
Comme on le voit dans le discours de Poutine, la veille de l’attaque et dans ses écrits précédents, la base idéologique de cette agression est une thèse fondée sur des mensonges impérialistes et des distorsions cyniques de l’Histoire, voulant que l’Ukraine n’aurait jamais été un État et n’en aurait jamais eu les fondements, pas plus qu’une culture distincte. Elle n’aurait donc pas de justification de fait et de droit pour son existence distincte ; elle ne peut être qu’une province, une sorte d’addenda à la Russie ou, au mieux, un état vassal dans son orbite. Dans son revanchisme sans vergogne, son désir de venger les torts passés et d’inverser le cours de l’Histoire (en particulier la chute de l’Union soviétique) et son sentiment hypertrophié de Mission et de Grandeur de son pays, sa vision ne nous rappelle rien tant que Hitler à la veille de la Seconde Guerre mondiale et durant celle-ci. Un trait typique de la tactique de ce dictateur moderne est la zombification de ses compatriotes en projetant sur ses adversaires des caractéristiques qui le décrivent lui et la société qu’il construit, à savoir le « nazisme » et le « militarisme » : voilà qui soi-disant définirait l’Ukraine démocratique et non la Russie autocratique de Poutine. L’extirpation planifiée du « nazisme, de l’extrémisme et du militarisme » ukrainiens impliquera l’installation d’un régime fantoche en Ukraine, la réduction ou la destruction de la société civile et des médias libres et, comme en Russie, la rafle et l’arrestation des « agents subversifs » et des « dissidents » (y compris ces Russes et Biélorusses qui s’étaient réfugiés en Ukraine fuyant les régimes de Poutine et de Loukachenko). L’existence de « listes de personnes à abattre » soigneusement préparées d’opposants potentiels à rassembler et à « neutraliser » a été largement divulguée par les services de renseignement américains.
Et l’essentiel maintenant est que l’Ukraine est seule dans sa confrontation avec une Russie beaucoup plus puissante, possédant l’arme nucléaire et semblant totalement inféodée à la volonté de Poutine. Indépendamment de la sympathie avec laquelle les personnalités politiques américains et les médias et occidentaux peuvent traiter l’Ukraine — oui, les sanctions comptent et peuvent éventuellement avoir un impact sur le comportement de la Russie, et les armes aident — elle est maintenant laissée à son propre sort. L’argument en ce sens est apparemment simple et solide : l’Ukraine ne fait pas partie de l’Otan et seuls les membres de l’Otan peuvent compter sur une défense collective. Le fait que, pour diverses raisons objectives et subjectives, l’Ukraine n’ait pas pu rejoindre l’Otan pendant sa fenêtre d’opportunité — même si elle a renoncé à son arsenal nucléaire à la demande de l’Occident et de la Russie et qu’elle a reçu des « garanties à toute épreuve » des deux côtés dans le prétendu mémorandum de Budapest de 1994 — est maintenant opportunément oublié.
Mais la défense de l’Ukraine est un enjeu moral et existentiel pour l’ensemble du monde occidental et démocratique. Ces considérations l’emportent sur le crypto-légalisme des délais manqués ou des fenêtres d’opportunité. Car en défendant l’Ukraine, le monde démocratique se défendra aussi lui-même et défendra son droit moral et existentiel. Sans cette action, il poursuivra sa démoralisation et son atomisation, et sera plus ouvert à de nouveaux empiètements d’un ennemi implacable planifiant ouvertement sa destruction finale. Ou est-ce que l’Histoire et les faits qui se déroulent sous nos yeux n’ont rien à nous apprendre ? Pour paraphraser le poète1, comme tout homme, aucun pays « n’est une ile, un tout en soi» ; c’est « une part du continent, une part du large ».
Pour le comité de rédaction de Krytyka
- L’auteur fait référence aux vers de John Donne, Méditations en temps de crise (Devotions upon Emergent Occasions, 1624). Nous avons repris ici la traduction française de Fr. Lemonde.