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Un plaidoyer depuis Kyiv

Numéro 2 – 2022 - guerre Russie Ukraine par George G. Grabowicz

mars 2022

Ce texte est ini­tia­le­ment paru en anglais, sur le site inter­net de Kry­ty­ka, revue par­te­naire de La Revue nou­velle, sous le titre « Russia’s attack on Ukraine.

La ver­sion ici tra­duite par Renaud Maes est celle édi­tée et dif­fu­sée par le réseau euro­péen de revues Euro­zine.

Le Mois

L’attaque de la Rus­sie de Pou­tine contre l’Ukraine devien­dra un nou­veau et sombre tour­nant de l’histoire moderne. L’invasion s’est pré­pa­rée lon­gue­ment et métho­di­que­ment, et a connu plu­sieurs « répé­ti­tions géné­rales » — l’annexion de la Cri­mée en 2014, les huit années de guerre inter­mit­tente dans le Don­bass et, avant cela, les inva­sions et annexions de cer­taines par­ties de la Géor­gie et de la Mol­da­vie, la dévas­ta­tion bru­tale de la Tchét­ché­nie et de sa capi­tale Groz­ny voire, dans un pas­sé plus loin­tain, les siècles d’expansion impé­ria­liste russe —, mais, dans l’histoire euro­péenne d’après-guerre, elle se dis­tingue par son ampleur et son carac­tère extrême. Sans aucune pro­vo­ca­tion préa­lable, au tra­vers d’une agres­sion bru­tale, une Rus­sie auto­cra­tique attaque avec toute sa force mili­taire un pays voi­sin (soi-disant un « frère », et un frère slave de sur­croit) et qua­li­fie cette attaque de « défense » contre une « menace mor­telle » qu’elle aurait per­çue. Ce qui contient en fait un noyau de véri­té : pour une dic­ta­ture, la démo­cra­tie est, de fait, une menace.

Comme on le voit dans le dis­cours de Pou­tine, la veille de l’attaque et dans ses écrits pré­cé­dents, la base idéo­lo­gique de cette agres­sion est une thèse fon­dée sur des men­songes impé­ria­listes et des dis­tor­sions cyniques de l’Histoire, vou­lant que l’Ukraine n’aurait jamais été un État et n’en aurait jamais eu les fon­de­ments, pas plus qu’une culture dis­tincte. Elle n’aurait donc pas de jus­ti­fi­ca­tion de fait et de droit pour son exis­tence dis­tincte ; elle ne peut être qu’une pro­vince, une sorte d’addenda à la Rus­sie ou, au mieux, un état vas­sal dans son orbite. Dans son revan­chisme sans ver­gogne, son désir de ven­ger les torts pas­sés et d’inverser le cours de l’Histoire (en par­ti­cu­lier la chute de l’Union sovié­tique) et son sen­ti­ment hyper­tro­phié de Mis­sion et de Gran­deur de son pays, sa vision ne nous rap­pelle rien tant que Hit­ler à la veille de la Seconde Guerre mon­diale et durant celle-ci. Un trait typique de la tac­tique de ce dic­ta­teur moderne est la zom­bi­fi­ca­tion de ses com­pa­triotes en pro­je­tant sur ses adver­saires des carac­té­ris­tiques qui le décrivent lui et la socié­té qu’il construit, à savoir le « nazisme » et le « mili­ta­risme » : voi­là qui soi-disant défi­ni­rait l’Ukraine démo­cra­tique et non la Rus­sie auto­cra­tique de Pou­tine. L’extirpation pla­ni­fiée du « nazisme, de l’extrémisme et du mili­ta­risme » ukrai­niens impli­que­ra l’installation d’un régime fan­toche en Ukraine, la réduc­tion ou la des­truc­tion de la socié­té civile et des médias libres et, comme en Rus­sie, la rafle et l’arrestation des « agents sub­ver­sifs » et des « dis­si­dents » (y com­pris ces Russes et Bié­lo­russes qui s’étaient réfu­giés en Ukraine fuyant les régimes de Pou­tine et de Lou­ka­chen­ko). L’existence de « listes de per­sonnes à abattre » soi­gneu­se­ment pré­pa­rées d’opposants poten­tiels à ras­sem­bler et à « neu­tra­li­ser » a été lar­ge­ment divul­guée par les ser­vices de ren­sei­gne­ment américains.

Et l’essentiel main­te­nant est que l’Ukraine est seule dans sa confron­ta­tion avec une Rus­sie beau­coup plus puis­sante, pos­sé­dant l’arme nucléaire et sem­blant tota­le­ment inféo­dée à la volon­té de Pou­tine. Indé­pen­dam­ment de la sym­pa­thie avec laquelle les per­son­na­li­tés poli­tiques amé­ri­cains et les médias et occi­den­taux peuvent trai­ter l’Ukraine — oui, les sanc­tions comptent et peuvent éven­tuel­le­ment avoir un impact sur le com­por­te­ment de la Rus­sie, et les armes aident — elle est main­te­nant lais­sée à son propre sort. L’argument en ce sens est appa­rem­ment simple et solide : l’Ukraine ne fait pas par­tie de l’Otan et seuls les membres de l’Otan peuvent comp­ter sur une défense col­lec­tive. Le fait que, pour diverses rai­sons objec­tives et sub­jec­tives, l’Ukraine n’ait pas pu rejoindre l’Otan pen­dant sa fenêtre d’opportunité — même si elle a renon­cé à son arse­nal nucléaire à la demande de l’Occident et de la Rus­sie et qu’elle a reçu des « garan­ties à toute épreuve » des deux côtés dans le pré­ten­du mémo­ran­dum de Buda­pest de 1994 — est main­te­nant oppor­tu­né­ment oublié.

Mais la défense de l’Ukraine est un enjeu moral et exis­ten­tiel pour l’ensemble du monde occi­den­tal et démo­cra­tique. Ces consi­dé­ra­tions l’emportent sur le cryp­to-léga­lisme des délais man­qués ou des fenêtres d’opportunité. Car en défen­dant l’Ukraine, le monde démo­cra­tique se défen­dra aus­si lui-même et défen­dra son droit moral et exis­ten­tiel. Sans cette action, il pour­sui­vra sa démo­ra­li­sa­tion et son ato­mi­sa­tion, et sera plus ouvert à de nou­veaux empiè­te­ments d’un enne­mi impla­cable pla­ni­fiant ouver­te­ment sa des­truc­tion finale. Ou est-ce que l’Histoire et les faits qui se déroulent sous nos yeux n’ont rien à nous apprendre ? Pour para­phra­ser le poète1, comme tout homme, aucun pays « n’est une ile, un tout en soi» ; c’est « une part du conti­nent, une part du large ».

Pour le comi­té de rédac­tion de Kry­ty­ka

  1. L’auteur fait réfé­rence aux vers de John Donne, Médi­ta­tions en temps de crise (Devo­tions upon Emergent Occa­sions, 1624). Nous avons repris ici la tra­duc­tion fran­çaise de Fr. Lemonde.

George G. Grabowicz


Auteur

docteur en littérature comparée à Harvard, il est fondateur et rédacteur en chef de la revue et maison d’édition {Krytyka} basée à Kyiv