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Un pays d’orphelins
Que restait-il aujourd’hui de la belgitude ? Si celle-ci tentait de dépasser la tension originelle entre une identité belge francophone défaillante et l’écrasant modèle patriotique français, certains de nos auteurs sont parvenus à dépasser ce moment dialectique en développant des formes d’identités alternatives qu’il est intéressant d’interroger. En particulier, ce sont souvent dans les rapports aux langues, paternelle et maternelle, que se noue et se dénoue la question de l’identité. On pourrait également pointer la mémoire familiale comme seul niveau d’appropriation d’un passé en l’absence de conscience historique collective. Autant d’éléments qui peuvent composer le fil d’un récit qui fait de l’écrivain belge un orphelin volontaire, réinventant sans cesse sa filiation pour mieux s’en détacher.
La belgitude est une invention relativement récente, d’origine universitaire et francophone. Elle est donc d’abord très facile à situer socialement et culturellement. Si la négritude cherchait à s’émanciper du modèle français pour affirmer son africanité, la belgitude est bien plus ambigüe, car elle semble toujours hésiter, dans un agaçant va-et-vient, entre une affirmation un peu forcée qui n’a parfois rien à envier aux premières tentatives maladroites d’expression d’un possible génie national et le mimétisme avec le glorieux voisin tricolore et ses trompettes rugissantes. Comme si ce dernier modèle demeurait, malgré tout, indépassable, plus particulièrement pour la littérature où il ferait figure d’étalon en raison de la place que cette dernière occupe dans l’imaginaire culturel français et des figures qu’elle a engendrées.
Joseph Hanse, premier véritable historien de nos lettres, rappelait, dans un des nombreux articles qu’il consacra à ce sujet, à quel point les efforts désespérés pour donner naissance à une littérature nationale s’abreuvant de patriotisme avaient accouché d’une interminable ribambelle de poètes du dimanche se poussant du col et ne reculant devant aucune métaphore qui rapprocherait, au besoin par la force d’un verbe artificiellement bandé, la Belgique d’une forme parfaitement aboutie d’incarnation divine (Hanse, 1992, p. 41). On ne sait pas toujours, d’ailleurs, s’ils ne cherchaient pas avant tout à s’en convaincre eux-mêmes. Car n’est-il pas particulièrement décourageant, malgré l’ivresse consécutive à l’indépendance, de ne sentir aucun souffle gonfler sa voile ? Un peu de substrats narcissiques n’est-il pas indispensable à l’exercice de l’Art ? Dès le début, tout le monde s’accorde à dire que la page est blanche, vierge. La Belgique est un pays d’analphabètes, bègue et éructant. Un pays frustre dans lequel tout un peuple traine la langue — mais laquelle ? — et s’enfuit précipitamment sitôt qu’il est question de culture, sauf dans son acception large qui comprendrait les spécialités culinaires ou brassicoles. Un pays qui importe massivement sa littérature de France en multipliant les contrefaçons. Un pays d’imprimeurs plutôt que d’éditeurs. Ne reste alors à l’intellectuel — le vilain mot — que le chemin de l’exil, qu’il soit intérieur ou extérieur.
La belgitude avait du moins l’ambition de proposer une troisième voie : celle d’une liberté d’autant plus grande qu’elle n’était lestée par aucune figure tutélaire. N’était-il pas emblématique que Thyl Ulenspiegel, l’orphelin, ait le premier incarné une forme d’identité belge, frondeuse et, paradoxalement, apatride ?
Pourtant, malgré cet appel à une relocalisation décomplexée, la tension demeure. Car cette identité fantôme si bien déconstruite constitue toujours une fragilité, voire une blessure intime qui peut mener jusqu’à la stérilité. Pour paraphraser Cioran, à quoi bon la liberté si c’est pour se retrouver au milieu du désert ? Pourtant, ce désert est peuplé, mais par une somme d’individualités qui semble refuser toute ambition réellement collective. En témoigne, notamment, l’absence presque complète d’ensembles urbanistiques cohérents. Le Belge construit sa maison en lorgnant sur celle de son voisin, mais en n’oubliant pas d’y apporter sa touche dont l’éclectisme ouvre à l’architecture des horizons insoupçonnés. Le meilleur y côtoie nécessairement le pire, soutenu par la cécité des autorités compétentes.
Mais s’il n’est pas de patrie, d’où nos écrivains peuvent-ils écrire ? Des identités relatives ou de substitution existent, naturellement. L’affirmation culturelle flamande teintée de catholicisme fut un terrain fécond qui s’appuyait nettement sur le rejet du modèle belge, bourgeois et francophone. Du côté wallon, l’identification populaire prendra une coloration sociale marquée, reflet de l’essor industriel d’une région avant de devenir celle de son déclassement. Les fameux trois « piliers » belges — catholique, libéral et socialiste — soutiennent ces identités relatives jusqu’à se substituer aux institutions d’un État réputé défaillant, comme le souligne elle-même la classe politique qui pourtant préside à sa destinée. Travailler à l’évaporation d’un État qui n’a jamais existé, n’est-ce pas là une forme de donquichottisme suprême ?
Sans entrer dans une étude exhaustive dont nous n’avons pas l’ambition et dont cet article ne supporterait pas l’ampleur, une autre source d’identité nous semble pertinente à signaler : celle du récit familial et des portraits de famille, et plus particulièrement encore celle des figures parentales. On pourra facilement rétorquer que l’histoire de la littérature mondiale est riche d’innombrables textes qui tracent un sillon identique. Mais sa présence dans la littérature belge prend une dimension plus essentielle et pathétique, en affirmant la préséance des histoires familiales sur une possible histoire nationale partagée.
Une des plus belles illustrations de ce paradigme belge est sans doute à mettre à l’actif de Patrick Roegiers. Créateur du bien nommé Théâtre provisoire, émanation d’un mouvement qui rassembla, sous le label « Nouveau théâtre », un florilège de compagnies émergentes dans les années 1970, Patrick Roegiers choisit de quitter définitivement la Belgique pour Paris en 1983, deux ans après avoir perdu le soutien des pouvoirs publics (Roegiers, 2003 – 1). Spécialiste reconnu de la photographie internationale, ce dont peuvent témoigner de nombreux ouvrages, articles et expositions, il mène en parallèle une activité de romancier qui sera couronnée, en 1995, par le prix Victor Rossel pour Hémisphère Nord. Personnage flamboyant et controversé, comme l’a récemment rappelé la polémique consécutive à la parution d’un roman consacré au frère dévoyé de Georges Simenon, Patrick Roegiers, bien qu’exilé, a multiplié ces dernières années les ouvrages consacrés à son pays natal (Roegiers, 2015). Le premier de cette série en cours est sans doute le plus intéressant et, surtout, le plus intime. Intitulé Le Mal du pays, autobiographie de la Belgique, il rassemble, sous la forme d’un abécédaire, une série d’entrées qui sont autant d’occasions d’évoquer des souvenirs personnels, des amours passées ou présentes, des haines tenaces (Roegiers, 2003 – 2). L’avant-propos, signé par l’auteur, évoque les dernières années de son père, mort deux ans avant la parution du livre dont il fut vraisemblablement un déclencheur, dans une maison de repos située à deux pas de la place Flagey. Roegiers le décrit d’emblée comme un « représentant type de la classe moyenne apparue vers la fin des années cinquante ». Suivent alors les caractéristiques générales de cet homo belgicus : catholique, moral, honnête, économiquement libéral, réservé, moyennement cultivé et peu engagé politiquement. Bref, un homme sans histoire dans un pays sans histoire. L’illustration d’une certaine médiocrité satisfaite vilipendée depuis les origines de la Belgique par ceux, au nombre desquels figurent bien entendu Patrick Roegiers, mais également les promoteurs de la belgitude, qui rêvent d’ambitieuses conquêtes, fussent-elles circonscrites au seul domaine des arts et des lettres.
Deux éléments peuvent plus particulièrement retenir l’attention : le rapport à la langue et à la mémoire. Roegiers souligne l’agacement qui était le sien lorsque son père, bien que la « langue belge n’existe pas », s’évertuait, avec une certaine malice, à écorcher systématiquement certains mots, « à dire tranqui‑e au lieu de tranquille avec deux « l », sans les articuler, ce qui m’agaçait beaucoup car je lui en avais fait la remarque, mais il continuait de plus belle. Et il disait de même septante en appuyant le « p » alors qu’il doit être muet, plouie pour pluie, moitché au lieu de moitié, comme les Belges en général disent l’amitché franco-belge, prononcent poreau et non poireau, in au lieu de un, et donc brin à la place de brun […]» (Roegiers, 1995, p. 12). Cette langue imparfaite, où les particularismes l’emportent sur le modèle académique français véhiculé par le système scolaire, cette langue belge, essentiellement orale, est le lieu où s’inscrivent des éléments épars rassemblés par l’usage toujours particulier et familial qui en assure sinon la transmission, du moins le souvenir. Bien que grande pourvoyeuse de grammairiens et autres gendarmes du bon usage, la Belgique n’en demeure pas moins un pays où la langue maternelle s’entend au sens premier — et donc aussi paternelle —, où les règles qui président à sa composition prennent des allures de secrets de famille.
Dans un texte inédit, Commander et mentir, qui accompagne la réédition, dans la collection patrimoniale Espace Nord, de son recueil Les choses que l’on ne dit pas, Daniel Arnaut (2016) évoque également cette langue du père. Ouvrier à Cockerill, Georges est nommé contremaitre et confronté à des sessions de team building qui entament une confiance en lui déjà précaire. Daniel Arnaut décrit avec finesse ce père ombrageux et, notamment, l’originalité de son lexique « qui lui était propre, composé de mots et d’expressions venus je ne sais d’où, souvent biscornus mais tout à fait clairs une fois restitués dans leur contexte, parmi lesquels je me souviens de “galaval mange tout” (quand on se goinfrait, mon frère et moi), “gailloter la mansarde” (qui signifiait oublier ou radoter selon les cas), “chinois jaune à pattes vertes” (lorsque l’un de nous lui tapait sur le système ou faisait une “flinque”, c’est-à-dire une bêtise), “espèce de mananate” (pour parler d’un footballeur médiocre), ou le magnifique “rupinozoff poil poil” (à propos d’un travail particulièrement soigné), avec lequel ne pouvait rivaliser, dans un sens à peu près semblable, que le savant et exotique “à la persico” […]» (Arnaut, 2016, p. 115). Ce qu’on retiendra, dans ce cabinet de curiosités langagières, c’est à quel point cette collection est inséparable du contexte familial dans lequel elle se déploie et qui seul lui donne son sens.
Ces portraits, tant chez Arnaut que chez Roegiers, s’attardent sur la disparition du père et, avec lui, de sa langue. À défaut d’une tradition, on s’attarde davantage ici à des habitudes de langage dont le souvenir souligne également la disparition avec celle de leur seul locuteur. C’est cette dimension pathétique que nous pensions pouvoir évoquer plus haut. Ces langues belges, confinées au foyer, toujours uniques et inventives, mélange hétéroclite d’éléments dont le statut n’est pas toujours identifiable, sont, nous semble-t-il, une balise essentielle de cette belgitude, par une paradoxale individualisation totale du caractère national, somme improbable de pratiques impropres à toute forme de généralisation. Pour un écrivain, cette question est évidemment cruciale puisqu’il faut rompre avec ces pratiques endogènes tout en reconnaissant leur apport à la formation d’une identité, à la constitution d’une lignée toujours rompue. Car la langue n’est pas ici héritée, mais évoquée, décrite pour être mieux mise à distance. Ce qui est hérité, c’est cette capacité à agglomérer les registres les plus divers en y ajoutant une touche personnelle et fantasque. On revient à cet éclectisme architectural qui fait se côtoyer, dans une même rue — parfois sur une même façade —, la profusion du baroque flamand et la retenue néoclassique, les envolées végétales de l’art nouveau et la rigueur du modernisme, la brique rouge et le béton brut, le ridicule et le sublime. Si on a pu parler d’irrégularité du langage pour définir une certaine manière d’écrire à la belge, c’est plutôt d’une discontinuité des langues dont il faut tenir compte, entendu que nos écrivains ne peuvent faire abstraction, sauf exception, du lecteur français qui pourra s’effrayer de ces balbutiements provinciaux. Ils doivent donc devenir des orphelins volontaires, dans un mouvement qui écarte ou écrase, paradoxalement, ce qu’il décrit.
Dans Les choses que l’on ne dit pas, prétexte, au sens premier, à la publication de Commander et mentir, Daniel Arnaut évoque la lente agonie de son père dans un hôpital de la banlieue de Liège, « là-bas / dans une chambre / pourvue de tout le confort moderne / une chambre spacieuse et lumineuse / qui donne sur une pente verdoyante / un homme est en train de mourir / entouré de l’affection des siens / et des prévenances routinières / des membres du personnel / enfin ce qu’est en droit d’attendre / tout patient atteint d’un mal incurable / dans un hôpital du monde civilisé […]». Cette description poignante, retenue par une prose d’une froide élégance, est aussi celle de l’oubli, oubli de soi et des autres, amnésie finale dans laquelle se confondent les jours et les heures, les prénoms de ceux qui furent aimés, disparus ou vivants, pour finalement s’abimer dans ce néant où ne demeureront, ilots eux-mêmes menacés, que les souvenirs des survivants, « parce qu’il n’y a rien / tout simplement parce qu’il n’y a / rien / nulle part / ni ici ni ailleurs / ni aujourd’hui ni jamais / rien absolument rien / ni lien / ni lieu / ni dieu / ni rédemption d’aucune sorte ». Pour finir, le père, cumulant les confusions de la mémoire et du langage, comme le souligne Laurent Demoulin dans la lecture qui clôt le volume, aboutit à la poésie par une voie opposée à celle de son fils. Les mots, déliés, enfin libres, composent une improbable beauté. On pourrait presque parler d’écriture automatique, raison pour laquelle, sans doute, Paul Nougé, ce roi caché du surréalisme belge, a toujours récusé cette inconscience poétique — faudrait-il parler d’incontinence ? —, trop lucide pour ne pas voir que c’est précisément par la conscience que l’écrivain belge peut et doit sortir de son état, dans les deux sens du terme.
Cette amnésie est l’autre composante majeure de ces portraits de famille. Chez Patrick Roegiers, l’amnésie du père redouble celle de tout un pays, «[…] car le mal dont mon père était atteint était le même que celui dont souffrait le pays, aire d’amnésie, mal-née, mal-aimée de ses occupants, scindée en deux, indifférente aux siens, qui délaisse ses enfants, les renie, les occit, les boute, les pousse au départ. L’étroitesse de sa vie le menant à celle de sa fin, la petitesse d’esprit égalant celle des frontières, la Belgique entière tenait dans sa chambre. Ayant enfermé le pays dans sa tête, accroché à rien, dépossédé de tout, sans opinion ni rêves, sans dents, sans épouse, sans parents, sans postérité et sans que mes enfants ne le voient, sans personne, sans rien, ayant intégré sa propre amnésie, mon père aimé veillait à l’effacement de soi. Récusant la pitié, affliction de l’esprit comme la piété l’est de l’âme, je l’embrassais avec tendresse sur les joues et le front lorsque je le quittais, en me demandant dans quel état je le reverrais la fois suivante s’il y en avait une, sachant que son cœur, intact mais brisé, mort à tout sentiment, tenait bon » (Roegiers, 1995, p. 17).
Cette amnésie, Pierre Mertens l’évoquait déjà lorsqu’il porta le terme de belgitude sur les fonts baptismaux. Non que la Belgique manque d’historiens, mais bien plutôt d’une conscience historique. Est-il ailleurs concevable qu’une nation qui connut une épopée coloniale démesurée au regard de sa petitesse dût attendre le Congo de David Van Reybrouck (2010) pour accoucher d’un récit qui n’épargne ni ses écueils ni ses réalisations ? Ce pays semble perpétuellement renaitre du néant, comblant son déficit ontologique par un insatiable appétit institutionnel, créant ici un gouvernement, là une région, ici encore une énième réforme de l’État qui interroge jusqu’à l’existence de celui-ci.
Qu’en est-il alors, pour nos écrivains, aujourd’hui, de cette belgitude qui devait répondre à ce tiraillement entre la France et une forme particulièrement compliquée de néant ? On pourrait citer d’autres auteurs qui se sont tournés vers les figures familiales pour marquer, dans un même geste, leur attachement et leur écart. Jean-Luc Outers accompagnant son père, Lucien, ancien ministre au verbe légendaire devenu aphasique, dans une sorte de tournée d’adieu (Outers, 1995); Isabelle Spaak, petite-fille de Paul-Henri, revenant sur le drame familial que constitua l’exécution au fusil de son père par sa mère lassée par l’infidélité chronique de son mari (Spaak, 2004); Antoine Wauters consignant les agonies parallèles de ses deux grands-pères pour les sauver d’un inévitable oubli (Wauters, 2014); ou, en traversant un instant la frontière linguistique, Tom Lannoye qui, dans Sprakeloos, retrace le destin de sa mère, comédienne flamboyante et volubile du théâtre amateur anversois, réduite au silence ou à d’incompréhensibles onomatopées à la suite d’une attaque cérébrale (Lannoye, 2009).
La belgitude, s’il fallait en renouveler la définition et trouver des éléments qui offrent à nos écrivains une identité, même contrariée ou lacunaire, serait cette incarnation la plus pathétique de la littérature qui sauve par l’écriture ce qu’elle ne peut que détruire, offrant à l’art le deuil de son étrangeté, de ces langues non pas batârdes, mais, au contraire, seulement réduites aux familles où elles circulent sans chercher à se reproduire. En racontant des histoires, et en particulier des histoires de famille, nos écrivains rassemblent les fragments d’un pays sans autre passé que celui, toujours singulier, de ceux qui le peuplent. Il n’est pas de roi de Belgique, seulement un roi des Belges.