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Un pays d’orphelins

Numéro 7 - 2016 par Laurent Moosen

novembre 2016

Que res­tait-il aujourd’hui de la bel­gi­tude ? Si celle-ci ten­tait de dépas­ser la ten­sion ori­gi­nelle entre une iden­ti­té belge fran­co­phone défaillante et l’écrasant modèle patrio­tique fran­çais, cer­tains de nos auteurs sont par­ve­nus à dépas­ser ce moment dia­lec­tique en déve­lop­pant des formes d’identités alter­na­tives qu’il est inté­res­sant d’interroger. En par­ti­cu­lier, ce sont sou­vent dans les rap­ports aux langues, pater­nelle et mater­nelle, que se noue et se dénoue la ques­tion de l’identité. On pour­rait éga­le­ment poin­ter la mémoire fami­liale comme seul niveau d’appropriation d’un pas­sé en l’absence de conscience his­to­rique col­lec­tive. Autant d’éléments qui peuvent com­po­ser le fil d’un récit qui fait de l’écrivain belge un orphe­lin volon­taire, réin­ven­tant sans cesse sa filia­tion pour mieux s’en détacher.

Dossier

La bel­gi­tude est une inven­tion rela­ti­ve­ment récente, d’origine uni­ver­si­taire et fran­co­phone. Elle est donc d’abord très facile à situer socia­le­ment et cultu­rel­le­ment. Si la négri­tude cher­chait à s’émanciper du modèle fran­çais pour affir­mer son afri­ca­ni­té, la bel­gi­tude est bien plus ambigüe, car elle semble tou­jours hési­ter, dans un aga­çant va-et-vient, entre une affir­ma­tion un peu for­cée qui n’a par­fois rien à envier aux pre­mières ten­ta­tives mal­adroites d’expression d’un pos­sible génie natio­nal et le mimé­tisme avec le glo­rieux voi­sin tri­co­lore et ses trom­pettes rugis­santes. Comme si ce der­nier modèle demeu­rait, mal­gré tout, indé­pas­sable, plus par­ti­cu­liè­re­ment pour la lit­té­ra­ture où il ferait figure d’étalon en rai­son de la place que cette der­nière occupe dans l’imaginaire cultu­rel fran­çais et des figures qu’elle a engendrées.

Joseph Hanse, pre­mier véri­table his­to­rien de nos lettres, rap­pe­lait, dans un des nom­breux articles qu’il consa­cra à ce sujet, à quel point les efforts déses­pé­rés pour don­ner nais­sance à une lit­té­ra­ture natio­nale s’abreuvant de patrio­tisme avaient accou­ché d’une inter­mi­nable ribam­belle de poètes du dimanche se pous­sant du col et ne recu­lant devant aucune méta­phore qui rap­pro­che­rait, au besoin par la force d’un verbe arti­fi­ciel­le­ment ban­dé, la Bel­gique d’une forme par­fai­te­ment abou­tie d’incarnation divine (Hanse, 1992, p. 41). On ne sait pas tou­jours, d’ailleurs, s’ils ne cher­chaient pas avant tout à s’en convaincre eux-mêmes. Car n’est-il pas par­ti­cu­liè­re­ment décou­ra­geant, mal­gré l’ivresse consé­cu­tive à l’indépendance, de ne sen­tir aucun souffle gon­fler sa voile ? Un peu de sub­strats nar­cis­siques n’est-il pas indis­pen­sable à l’exercice de l’Art ? Dès le début, tout le monde s’accorde à dire que la page est blanche, vierge. La Bel­gique est un pays d’analphabètes, bègue et éruc­tant. Un pays frustre dans lequel tout un peuple traine la langue — mais laquelle ? — et s’enfuit pré­ci­pi­tam­ment sitôt qu’il est ques­tion de culture, sauf dans son accep­tion large qui com­pren­drait les spé­cia­li­tés culi­naires ou bras­si­coles. Un pays qui importe mas­si­ve­ment sa lit­té­ra­ture de France en mul­ti­pliant les contre­fa­çons. Un pays d’imprimeurs plu­tôt que d’éditeurs. Ne reste alors à l’intellectuel — le vilain mot — que le che­min de l’exil, qu’il soit inté­rieur ou extérieur.

La bel­gi­tude avait du moins l’ambition de pro­po­ser une troi­sième voie : celle d’une liber­té d’autant plus grande qu’elle n’était les­tée par aucune figure tuté­laire. N’était-il pas emblé­ma­tique que Thyl Ulens­pie­gel, l’orphelin, ait le pre­mier incar­né une forme d’identité belge, fron­deuse et, para­doxa­le­ment, apatride ?

Pour­tant, mal­gré cet appel à une relo­ca­li­sa­tion décom­plexée, la ten­sion demeure. Car cette iden­ti­té fan­tôme si bien décons­truite consti­tue tou­jours une fra­gi­li­té, voire une bles­sure intime qui peut mener jusqu’à la sté­ri­li­té. Pour para­phra­ser Cio­ran, à quoi bon la liber­té si c’est pour se retrou­ver au milieu du désert ? Pour­tant, ce désert est peu­plé, mais par une somme d’individualités qui semble refu­ser toute ambi­tion réel­le­ment col­lec­tive. En témoigne, notam­ment, l’absence presque com­plète d’ensembles urba­nis­tiques cohé­rents. Le Belge construit sa mai­son en lor­gnant sur celle de son voi­sin, mais en n’oubliant pas d’y appor­ter sa touche dont l’éclectisme ouvre à l’architecture des hori­zons insoup­çon­nés. Le meilleur y côtoie néces­sai­re­ment le pire, sou­te­nu par la céci­té des auto­ri­tés compétentes.

Mais s’il n’est pas de patrie, d’où nos écri­vains peuvent-ils écrire ? Des iden­ti­tés rela­tives ou de sub­sti­tu­tion existent, natu­rel­le­ment. L’affirmation cultu­relle fla­mande tein­tée de catho­li­cisme fut un ter­rain fécond qui s’appuyait net­te­ment sur le rejet du modèle belge, bour­geois et fran­co­phone. Du côté wal­lon, l’identification popu­laire pren­dra une colo­ra­tion sociale mar­quée, reflet de l’essor indus­triel d’une région avant de deve­nir celle de son déclas­se­ment. Les fameux trois « piliers » belges — catho­lique, libé­ral et socia­liste — sou­tiennent ces iden­ti­tés rela­tives jusqu’à se sub­sti­tuer aux ins­ti­tu­tions d’un État répu­té défaillant, comme le sou­ligne elle-même la classe poli­tique qui pour­tant pré­side à sa des­ti­née. Tra­vailler à l’évaporation d’un État qui n’a jamais exis­té, n’est-ce pas là une forme de don­qui­chot­tisme suprême ?

Sans entrer dans une étude exhaus­tive dont nous n’avons pas l’ambition et dont cet article ne sup­por­te­rait pas l’ampleur, une autre source d’identité nous semble per­ti­nente à signa­ler : celle du récit fami­lial et des por­traits de famille, et plus par­ti­cu­liè­re­ment encore celle des figures paren­tales. On pour­ra faci­le­ment rétor­quer que l’histoire de la lit­té­ra­ture mon­diale est riche d’innombrables textes qui tracent un sillon iden­tique. Mais sa pré­sence dans la lit­té­ra­ture belge prend une dimen­sion plus essen­tielle et pathé­tique, en affir­mant la pré­séance des his­toires fami­liales sur une pos­sible his­toire natio­nale partagée.

Une des plus belles illus­tra­tions de ce para­digme belge est sans doute à mettre à l’actif de Patrick Roe­giers. Créa­teur du bien nom­mé Théâtre pro­vi­soire, éma­na­tion d’un mou­ve­ment qui ras­sem­bla, sous le label « Nou­veau théâtre », un flo­ri­lège de com­pa­gnies émer­gentes dans les années 1970, Patrick Roe­giers choi­sit de quit­ter défi­ni­ti­ve­ment la Bel­gique pour Paris en 1983, deux ans après avoir per­du le sou­tien des pou­voirs publics (Roe­giers, 2003 – 1). Spé­cia­liste recon­nu de la pho­to­gra­phie inter­na­tio­nale, ce dont peuvent témoi­gner de nom­breux ouvrages, articles et expo­si­tions, il mène en paral­lèle une acti­vi­té de roman­cier qui sera cou­ron­née, en 1995, par le prix Vic­tor Ros­sel pour Hémi­sphère Nord. Per­son­nage flam­boyant et contro­ver­sé, comme l’a récem­ment rap­pe­lé la polé­mique consé­cu­tive à la paru­tion d’un roman consa­cré au frère dévoyé de Georges Sime­non, Patrick Roe­giers, bien qu’exilé, a mul­ti­plié ces der­nières années les ouvrages consa­crés à son pays natal (Roe­giers, 2015). Le pre­mier de cette série en cours est sans doute le plus inté­res­sant et, sur­tout, le plus intime. Inti­tu­lé Le Mal du pays, auto­bio­gra­phie de la Bel­gique, il ras­semble, sous la forme d’un abé­cé­daire, une série d’entrées qui sont autant d’occasions d’évoquer des sou­ve­nirs per­son­nels, des amours pas­sées ou pré­sentes, des haines tenaces (Roe­giers, 2003 – 2). L’avant-propos, signé par l’auteur, évoque les der­nières années de son père, mort deux ans avant la paru­tion du livre dont il fut vrai­sem­bla­ble­ment un déclen­cheur, dans une mai­son de repos située à deux pas de la place Fla­gey. Roe­giers le décrit d’emblée comme un « repré­sen­tant type de la classe moyenne appa­rue vers la fin des années cin­quante ». Suivent alors les carac­té­ris­tiques géné­rales de cet homo bel­gi­cus : catho­lique, moral, hon­nête, éco­no­mi­que­ment libé­ral, réser­vé, moyen­ne­ment culti­vé et peu enga­gé poli­ti­que­ment. Bref, un homme sans his­toire dans un pays sans his­toire. L’illustration d’une cer­taine médio­cri­té satis­faite vili­pen­dée depuis les ori­gines de la Bel­gique par ceux, au nombre des­quels figurent bien enten­du Patrick Roe­giers, mais éga­le­ment les pro­mo­teurs de la bel­gi­tude, qui rêvent d’ambitieuses conquêtes, fussent-elles cir­cons­crites au seul domaine des arts et des lettres.

Deux élé­ments peuvent plus par­ti­cu­liè­re­ment rete­nir l’attention : le rap­port à la langue et à la mémoire. Roe­giers sou­ligne l’agacement qui était le sien lorsque son père, bien que la « langue belge n’existe pas », s’évertuait, avec une cer­taine malice, à écor­cher sys­té­ma­ti­que­ment cer­tains mots, « à dire tranqui‑e au lieu de tran­quille avec deux « l », sans les arti­cu­ler, ce qui m’agaçait beau­coup car je lui en avais fait la remarque, mais il conti­nuait de plus belle. Et il disait de même sep­tante en appuyant le « p » alors qu’il doit être muet, plouie pour pluie, moit­ché au lieu de moi­tié, comme les Belges en géné­ral disent l’amitché fran­co-belge, pro­noncent poreau et non poi­reau, in au lieu de un, et donc brin à la place de brun […]» (Roe­giers, 1995, p. 12). Cette langue impar­faite, où les par­ti­cu­la­rismes l’emportent sur le modèle aca­dé­mique fran­çais véhi­cu­lé par le sys­tème sco­laire, cette langue belge, essen­tiel­le­ment orale, est le lieu où s’inscrivent des élé­ments épars ras­sem­blés par l’usage tou­jours par­ti­cu­lier et fami­lial qui en assure sinon la trans­mis­sion, du moins le sou­ve­nir. Bien que grande pour­voyeuse de gram­mai­riens et autres gen­darmes du bon usage, la Bel­gique n’en demeure pas moins un pays où la langue mater­nelle s’entend au sens pre­mier — et donc aus­si pater­nelle —, où les règles qui pré­sident à sa com­po­si­tion prennent des allures de secrets de famille.

Dans un texte inédit, Com­man­der et men­tir, qui accom­pagne la réédi­tion, dans la col­lec­tion patri­mo­niale Espace Nord, de son recueil Les choses que l’on ne dit pas, Daniel Arnaut (2016) évoque éga­le­ment cette langue du père. Ouvrier à Cocke­rill, Georges est nom­mé contre­maitre et confron­té à des ses­sions de team buil­ding qui entament une confiance en lui déjà pré­caire. Daniel Arnaut décrit avec finesse ce père ombra­geux et, notam­ment, l’originalité de son lexique « qui lui était propre, com­po­sé de mots et d’expressions venus je ne sais d’où, sou­vent bis­cor­nus mais tout à fait clairs une fois res­ti­tués dans leur contexte, par­mi les­quels je me sou­viens de “gala­val mange tout” (quand on se goin­frait, mon frère et moi), “gaillo­ter la man­sarde” (qui signi­fiait oublier ou rado­ter selon les cas), “chi­nois jaune à pattes vertes” (lorsque l’un de nous lui tapait sur le sys­tème ou fai­sait une “flinque”, c’est-à-dire une bêtise), “espèce de mana­nate” (pour par­ler d’un foot­bal­leur médiocre), ou le magni­fique “rupi­no­zoff poil poil” (à pro­pos d’un tra­vail par­ti­cu­liè­re­ment soi­gné), avec lequel ne pou­vait riva­li­ser, dans un sens à peu près sem­blable, que le savant et exo­tique “à la per­si­co” […]» (Arnaut, 2016, p. 115). Ce qu’on retien­dra, dans ce cabi­net de curio­si­tés lan­ga­gières, c’est à quel point cette col­lec­tion est insé­pa­rable du contexte fami­lial dans lequel elle se déploie et qui seul lui donne son sens.

Ces por­traits, tant chez Arnaut que chez Roe­giers, s’attardent sur la dis­pa­ri­tion du père et, avec lui, de sa langue. À défaut d’une tra­di­tion, on s’attarde davan­tage ici à des habi­tudes de lan­gage dont le sou­ve­nir sou­ligne éga­le­ment la dis­pa­ri­tion avec celle de leur seul locu­teur. C’est cette dimen­sion pathé­tique que nous pen­sions pou­voir évo­quer plus haut. Ces langues belges, confi­nées au foyer, tou­jours uniques et inven­tives, mélange hété­ro­clite d’éléments dont le sta­tut n’est pas tou­jours iden­ti­fiable, sont, nous semble-t-il, une balise essen­tielle de cette bel­gi­tude, par une para­doxale indi­vi­dua­li­sa­tion totale du carac­tère natio­nal, somme impro­bable de pra­tiques impropres à toute forme de géné­ra­li­sa­tion. Pour un écri­vain, cette ques­tion est évi­dem­ment cru­ciale puisqu’il faut rompre avec ces pra­tiques endo­gènes tout en recon­nais­sant leur apport à la for­ma­tion d’une iden­ti­té, à la consti­tu­tion d’une lignée tou­jours rom­pue. Car la langue n’est pas ici héri­tée, mais évo­quée, décrite pour être mieux mise à dis­tance. Ce qui est héri­té, c’est cette capa­ci­té à agglo­mé­rer les registres les plus divers en y ajou­tant une touche per­son­nelle et fan­tasque. On revient à cet éclec­tisme archi­tec­tu­ral qui fait se côtoyer, dans une même rue — par­fois sur une même façade —, la pro­fu­sion du baroque fla­mand et la rete­nue néo­clas­sique, les envo­lées végé­tales de l’art nou­veau et la rigueur du moder­nisme, la brique rouge et le béton brut, le ridi­cule et le sublime. Si on a pu par­ler d’irré­gu­la­ri­té du lan­gage pour défi­nir une cer­taine manière d’écrire à la belge, c’est plu­tôt d’une dis­con­ti­nui­té des langues dont il faut tenir compte, enten­du que nos écri­vains ne peuvent faire abs­trac­tion, sauf excep­tion, du lec­teur fran­çais qui pour­ra s’effrayer de ces bal­bu­tie­ments pro­vin­ciaux. Ils doivent donc deve­nir des orphe­lins volon­taires, dans un mou­ve­ment qui écarte ou écrase, para­doxa­le­ment, ce qu’il décrit.

Dans Les choses que l’on ne dit pas, pré­texte, au sens pre­mier, à la publi­ca­tion de Com­man­der et men­tir, Daniel Arnaut évoque la lente ago­nie de son père dans un hôpi­tal de la ban­lieue de Liège, « là-bas / dans une chambre / pour­vue de tout le confort moderne / une chambre spa­cieuse et lumi­neuse / qui donne sur une pente ver­doyante / un homme est en train de mou­rir / entou­ré de l’affection des siens / et des pré­ve­nances rou­ti­nières / des membres du per­son­nel / enfin ce qu’est en droit d’attendre / tout patient atteint d’un mal incu­rable / dans un hôpi­tal du monde civi­li­sé […]». Cette des­crip­tion poi­gnante, rete­nue par une prose d’une froide élé­gance, est aus­si celle de l’oubli, oubli de soi et des autres, amné­sie finale dans laquelle se confondent les jours et les heures, les pré­noms de ceux qui furent aimés, dis­pa­rus ou vivants, pour fina­le­ment s’abimer dans ce néant où ne demeu­re­ront, ilots eux-mêmes mena­cés, que les sou­ve­nirs des sur­vi­vants, « parce qu’il n’y a rien / tout sim­ple­ment parce qu’il n’y a / rien / nulle part / ni ici ni ailleurs / ni aujourd’hui ni jamais / rien abso­lu­ment rien / ni lien / ni lieu / ni dieu / ni rédemp­tion d’aucune sorte ». Pour finir, le père, cumu­lant les confu­sions de la mémoire et du lan­gage, comme le sou­ligne Laurent Demou­lin dans la lec­ture qui clôt le volume, abou­tit à la poé­sie par une voie oppo­sée à celle de son fils. Les mots, déliés, enfin libres, com­posent une impro­bable beau­té. On pour­rait presque par­ler d’écriture auto­ma­tique, rai­son pour laquelle, sans doute, Paul Nou­gé, ce roi caché du sur­réa­lisme belge, a tou­jours récu­sé cette incons­cience poé­tique — fau­drait-il par­ler d’incontinence ? —, trop lucide pour ne pas voir que c’est pré­ci­sé­ment par la conscience que l’écrivain belge peut et doit sor­tir de son état, dans les deux sens du terme.

Cette amné­sie est l’autre com­po­sante majeure de ces por­traits de famille. Chez Patrick Roe­giers, l’amnésie du père redouble celle de tout un pays, «[…] car le mal dont mon père était atteint était le même que celui dont souf­frait le pays, aire d’amnésie, mal-née, mal-aimée de ses occu­pants, scin­dée en deux, indif­fé­rente aux siens, qui délaisse ses enfants, les renie, les occit, les boute, les pousse au départ. L’étroitesse de sa vie le menant à celle de sa fin, la peti­tesse d’esprit éga­lant celle des fron­tières, la Bel­gique entière tenait dans sa chambre. Ayant enfer­mé le pays dans sa tête, accro­ché à rien, dépos­sé­dé de tout, sans opi­nion ni rêves, sans dents, sans épouse, sans parents, sans pos­té­ri­té et sans que mes enfants ne le voient, sans per­sonne, sans rien, ayant inté­gré sa propre amné­sie, mon père aimé veillait à l’effacement de soi. Récu­sant la pitié, afflic­tion de l’esprit comme la pié­té l’est de l’âme, je l’embrassais avec ten­dresse sur les joues et le front lorsque je le quit­tais, en me deman­dant dans quel état je le rever­rais la fois sui­vante s’il y en avait une, sachant que son cœur, intact mais bri­sé, mort à tout sen­ti­ment, tenait bon » (Roe­giers, 1995, p. 17).

Cette amné­sie, Pierre Mer­tens l’évoquait déjà lorsqu’il por­ta le terme de bel­gi­tude sur les fonts bap­tis­maux. Non que la Bel­gique manque d’historiens, mais bien plu­tôt d’une conscience his­to­rique. Est-il ailleurs conce­vable qu’une nation qui connut une épo­pée colo­niale déme­su­rée au regard de sa peti­tesse dût attendre le Congo de David Van Rey­brouck (2010) pour accou­cher d’un récit qui n’épargne ni ses écueils ni ses réa­li­sa­tions ? Ce pays semble per­pé­tuel­le­ment renaitre du néant, com­blant son défi­cit onto­lo­gique par un insa­tiable appé­tit ins­ti­tu­tion­nel, créant ici un gou­ver­ne­ment, là une région, ici encore une énième réforme de l’État qui inter­roge jusqu’à l’existence de celui-ci.

Qu’en est-il alors, pour nos écri­vains, aujourd’hui, de cette bel­gi­tude qui devait répondre à ce tiraille­ment entre la France et une forme par­ti­cu­liè­re­ment com­pli­quée de néant ? On pour­rait citer d’autres auteurs qui se sont tour­nés vers les figures fami­liales pour mar­quer, dans un même geste, leur atta­che­ment et leur écart. Jean-Luc Outers accom­pa­gnant son père, Lucien, ancien ministre au verbe légen­daire deve­nu apha­sique, dans une sorte de tour­née d’adieu (Outers, 1995); Isa­belle Spaak, petite-fille de Paul-Hen­ri, reve­nant sur le drame fami­lial que consti­tua l’exécution au fusil de son père par sa mère las­sée par l’infidélité chro­nique de son mari (Spaak, 2004); Antoine Wau­ters consi­gnant les ago­nies paral­lèles de ses deux grands-pères pour les sau­ver d’un inévi­table oubli (Wau­ters, 2014); ou, en tra­ver­sant un ins­tant la fron­tière lin­guis­tique, Tom Lan­noye qui, dans Spra­ke­loos, retrace le des­tin de sa mère, comé­dienne flam­boyante et volu­bile du théâtre ama­teur anver­sois, réduite au silence ou à d’incompréhensibles ono­ma­to­pées à la suite d’une attaque céré­brale (Lan­noye, 2009).

La bel­gi­tude, s’il fal­lait en renou­ve­ler la défi­ni­tion et trou­ver des élé­ments qui offrent à nos écri­vains une iden­ti­té, même contra­riée ou lacu­naire, serait cette incar­na­tion la plus pathé­tique de la lit­té­ra­ture qui sauve par l’écriture ce qu’elle ne peut que détruire, offrant à l’art le deuil de son étran­ge­té, de ces langues non pas batârdes, mais, au contraire, seule­ment réduites aux familles où elles cir­culent sans cher­cher à se repro­duire. En racon­tant des his­toires, et en par­ti­cu­lier des his­toires de famille, nos écri­vains ras­semblent les frag­ments d’un pays sans autre pas­sé que celui, tou­jours sin­gu­lier, de ceux qui le peuplent. Il n’est pas de roi de Bel­gique, seule­ment un roi des Belges.

Laurent Moosen


Auteur

est philosophe, il a dirigé (2011-2013) le Service de la Promotion des Lettres de la FWB, coordinateur du Plan Lecture, initiative transversale de promotion de la lecture auprès des 0-18 ans en Belgique francophone, depuis 2015 et professeur invité de littérature belge et de bibliologie à la Haute École Paul-Henri Spaak