Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Un monde mis en tension
Le dossier pièce par pièce.
« Autrefois quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance. À présent, comment serait-ce possible ? On détache un grain de sable et toute la plage s’effondre, tu le sais bien. »
(Henri Michaux, Plume.) Le 11 septembre 2001, la plage s’est effondrée. Ou plutôt dans les premiers jours de choc stupéfié, nous l’avons cru. Aujourd’hui 20 octobre, nous sommes forcés de reprendre pied, de penser des évènements qui ont du sens. L’inflation désordonnée de qualificatifs a contribué à l’impression que quelque chose de proprement incompréhensible venait d’avoir lieu. Telle une nappe souterraine, le sens s’est dissout dans les métaphores. Ainsi, l’enfer n’en était pas un, non que cela eût pu être pire, mais parce que les quelque six-mille morts n’étaient coupables de rien.
Si dans un premier temps les mots manquaient, aujourd’hui rester sous l’emprise des images nous interdirait de comprendre. II nous faut retrouver la raison, non parce que ce serait notre rôle de revuistes, mais bien parce que, comme chacun, nous avons besoin pour vivre de comprendre, de ne pas démissionner de l’histoire, comme le dit Donat Carlier, en acceptant les évènements du 11 septembre comme un « mystère ».
Ce dossier est un dossier sous tension. Celle, d’abord, de l’indispensable recul (ace aux faits et aux hypothèses. Que Ben Laden soit le commanditaire ou l’inspirateur des attentats, qu’ils soient le fait de groupes incontrôlés ou qu’il y ait eu d’autres donneurs d’ordres n’est pas sans importance sur l’appréciation de la nécessité des frappes en cours et sur leur évaluation. Mais rester suspendu aux résultats de l’enquête opacifie l’analyse. Car dans la brèche ouverte par les avions peut s’engouffrer toute 1’« humiliation arabe », mais également tous les ressentiments que la majeure partie des peuples éprouvent pour l’hégémonie américaine. Du « C’est bien fait pour eux » au « La violence est inexcusable, mais ils l’ont bien cherché ». voilà que refluait toute la misère du monde. La case laissée vide, ensuite saturée, pouvait enfin être instrumentalisée par Ben Laden pour, à la suite des auteurs, faire levier sur les opinions musulmanes et leurs gouvernements.
L’élaboration du sens de ces évènements est pour partie fondée sur des hypothèses. Nous en sommes donc réduits à des interprétations que le futur pourra démentir. C’est dire que nous nous risquons sur un fil, dans l’obligation de revoir les grilles d’analyse classiques sans disposer de beaucoup d’éléments factuels.
Plus fondamentalement, les contributions mettent en tension des analyses de niveaux différents : politique, géopolitique, culturel et symbolique. Elles traduisent les interdépendances qui désormais régissent le monde. La mondialisation c’est cela aussi et pas seulement l’hégémonie américaine.
LIBÉRER ET RESPONSABILISER LES SOCIÉTÉS ARABES
Le nécessaire décentrement que nous devons opérer est également source de tension. Une lecture militante ne voit dans les évènements du 11 septembre qu’un vase clos : puisque les États-Unis sont les gendarmes injustes du monde, il est compréhensible et même légitime que l’avant-garde des peuples opprimés se retourne contre ses bourreaux ; d’une certaine manière, ce ne serait qu’une affaire intérieure à l’Amérique. Ce discours fait l’impasse sur les éléments d’explication à chercher dans le monde arabo-musulman.
L’analyse de Pascal Fenaux restitue leur pleine épaisseur aux sociétés arabe musulmanes qui, à l’instar des nôtres, se revendiquent d’une conception du monde et sont pétries de contradictions et de conflits internes. Ces sociétés sont en crise : le passé du monde arabe explique le sentiment de supériorité qui l’anime, sentiment qui se double d’une fascination pour le développement technique et politique de l’Occident. Ce double mouvement d’adhésion et de mise à distance du « modèle » occidental a été d’autant moins compris qu’il était porté par des mouvements se réclamant de l’islam. Ces mouvements ont pu, dans l’indifférence ombrageuse des intellectuels européens et américains, être en toute tranquillité éradiqués par des régimes dictatoriaux qui, d’une pierre deux coups, en ont profité pour liquider toute opposition, fût-elle modérée. Ce faisant, en niant l’espace du politique, ces dictatures ont conduit certains militants islamistes à se radicaliser et, pour certains, à verser dans le millénarisme.
La « croisade » antiterroriste aura pour effet pervers de renforcer les tensions du monde arabo-musulman et celles de nos sociétés où l’on somme « nos Arabes » de diviser leur identité entre leur part arabe et leur part islamique. Elle permettra également aux dictatures en place d’acheter un brevet de bonne conduite et de mener leur politique ultrasécuritaire de liquidation d’une quelconque opposition qui se trouve réduite à instrumentaliser la cause palestinienne, ruinant toute transition démocratique faute d’acteurs.
AFGHANISTAN : UN ÉTAT SANS NATION ?
La radicalisation du mouvement islamiste qu’analyse Pascal Fenaux s’est incarnée de manière particulièrement aigüe dans le mouvement des talibans. Pierre Vanrie montre que ceux-ci sont apparus, en Afghanistan, dans le contexte d’extrême déstructuration consécutif au retrait soviétique et aux luttes entre les factions rivales de résistants qui s’affrontaient pour le pouvoir. L’islam des talibans, d’une grande pauvreté théologique, s’inscrit, pour partie, dans l’islam indo-pakistanais. Leur rigorisme moral n’a pu être toléré par la population que parce qu’ils ont ramené la sécurité dans un pays en proie à l’anarchie engendrée par la guerre qui a opposé le commandant Massoud et Hekmatyar. Isolé par la communauté internationale, sans plus de légitimité interne, le régime ne devrait pas tarder à s’effondrer sous les coups de boutoir de l’intervention américaine et les offensives de l’Alliance du Nord. Mais, l’après-taliban est incertain : dans un pays divisé et structuré par trois clivages — ethnique, religieux et linguistique -, il semble que l’un ne pourra pas écarter le mouvement taliban, d’autant que la carte du retour du roi Zaher Shah est peu crédible. Le scénario le plus réaliste pourrait consister en une large coalition représentant l’ensemble de la diversité ethnique et politique de l’Afghanistan.
CHOC DES CIVILISATIONS OU FIN DE L’INNOCENCE ?
Cependant, la majorité des Arabes et des musulmans est loin d’adhérer à cet islamisme radical, et l’on ne peut donc pas parler de « choc des civilisations », L’essayiste Hazern Saghié, dans un article publié par l’un des plus importants journaux en arabe, Al Hayat, et que nous reprenons, fait un sort à cette interprétation. Les auteurs des attentats ont aussi fait grand tort à nombre de pays orientaux qui risquent d’être déstabilisés tandis que leurs peuples sont déjà victimes de « ces terroristes qui les dirigent ». De plus, les attentats ont porté un « coup mortel » à l’intifada qui, comme mouvement social, pourrait perdre tout crédit en se voyant assimiler à des terroristes. Et ce n’est pas la récupération par Ben Laden de la cause palestinienne qui va arranger les choses. Comme Pascal Fenaux et Albert Bastenier, Hazem Saghié invite à réfléchir sur les causes du marasme et du déclin culturel et politique des peuples arabo-musulmans. La mondialisation sécuritaire qui vise à créer un consensus sur des frappes militaires doit être conditionnée et accompagnée par une mondialisation politique qui devra déboucher sur un « système de gouvernance plus juste et une plus grande attention pour les problèmes des peuples et des nations ».
Si c’est aux États-Unis que la douleur et la colère ont été les plus grandes, des voix tranchant avec le consensus patriotique se sont élevées. Pour Joel Rogers, les attentats ouvrent un gouffre d’incertitude totalement inédit et signent la fin de l’innocence d’une paix sans objectif. Comme Hazem Saghié, sa critique se porte en premier lieu sur les siens : au cours des cinquante dernières années, les États-Unis ont été le « premier État voyou » tant sur le plan intérieur qu’en ce qui concerne sa politique étrangère. Il appelle à un véritable débat de redéfinition du grand « dessein national » : la sécurité passe par la production d’une paix active et par la remise en question de la liberté des marchés.
L’attaque contre le W.T.C. et le Pentagone a ceci d’étonnant qu’elle renvoie une partie de l’opinion publique à elle-même. Hazem Saghié stigmatise les dictatures arabes, Joel Rogers critique la politique des États-Unis et Ron Mivrag tance les Israéliens satisfaits que l’Amérique sache enfin ce qu’est le malheur. Le journaliste israélien, Ron Mivrag, qui rappelle à quel point New York est un second foyer pour les Israéliens et s’inquiète de l’hostilité du monde musulman, s’interroge néanmoins sur la moralité des sanctions qui frappent essentiellement la population irakienne.
UN EXCÈS DE LANGAGE
L’inscription des attentats dans une logique de communication n’est en aucune manière une analyse annexe, une fois épuisés les aspects politiques. Remonter en amont permet de déconnecter l’évènement de toute récupération, dût-elle consister en une remise en cause de l’ordre du monde : ce serait donner raison aux terroristes et instrumentaliser les victimes.
La médiatisation est en réalité constitutive de l’acte même. Trois scènes — celle des auteurs, celle des médias et celle de la« société mondiale » — sont enchainées dans une sorte de cercle sans vertu. Les médias ont configuré le « message terroriste » à un point tel qu’ils ont agi en retour sur la logique kamikaze. Le public, dont les terroristes et les médias avaient besoin, a été convoqué. Celte scène unique, orchestrée pour précipiter la confrontation de mondes, n’est pas muette. Les éléments dégradés (les tours, le Pentagone) se voient reconnaitre leur valeur de signes : pour les Américains comme pour les terroristes, ils sont le symbole de la puissance économique et militaire qui domine le monde.
Mais cette logique destructrice qui devient une parole — dire, c’est détruire — va plus loin dans son délire en déréalisant le réel : détruire les signes, c’est briser le monde matériel et l’ordre qu’il incarne. Dans une société où les signes sont surinvestis et où les citoyens individualisés ne trouvent d’identité collective qu’au travers des médias, cette mise en scène ne pouvait que fonctionner à plein. Elle a, l’espace du choc et de la stupeur horrifiée qui a suivi, transformé le monde en la manifestation d’une volonté extérieure et anonyme. Ce phénomène s’accentue dans le bioterrorisme qui se nourrit plus de la psychose collective que du nombre des victimes.
DJIHAD SANS FRONTIÈRES : SOMMES-NOUS EN GUERRE ?
On ne peut pas comprendre la volonté meurtrière qui a attenté à l’ordre du monde si l’on se contente des catégories classiques. Cette action terroriste se joue sur une autre scène : celle qui conjugue le culturel et le symbolique tout en interférant avec la scène concrète des intérêts politiques et économiques. Albert Bastenier retrace ici le long et difficile cheminement des mouvements politiques se réclamant de l’islam pour tenter d’inscrire leurs sociétés dans la modernité et l’apparition de certains groupes radicaux qui ne gardent de la tradition salafiste que le djihad, basculant ainsi dans une liturgie de la mort.
Le salafisme est né au XIXe>/sup> siècle du projet de sortir de l’humiliation engendrée par le déclin du monde arabo-musulman, entamé au XVIe siècle. Ce courant, qui a largement essaimé, ne voit pas de contradiction entre l’islam et la modernité et trouve une expression politique dans des partis se réclamant de l’islam. L’islam politique est donc bien loin d’un rejet de la modernité. Le succès de ces incarnations récentes fut de courte durée, ce qui a conduit certains de ses militants à se tourner vers un islamisme déterritorialisé, coupé de tout lien social et qui se traduit par un antioccidentalisme forcené. C’est parmi ces groupes qu’Al-Qaida recrute. Ce djihad universalisé entraine le monde musulman dans un nouvel épisode de la confrontation avec une modernité qu’il n’est pas parvenu à faire émerger.
Pour cerner la nature de ce terrorisme, plutôt que de parler de guerre, Albert Bastenier fait une analogie féconde qui, d’une certaine manière, met en relation deux phénomènes diamétralement opposés. Les organisations non gouvernementales et les réseaux terroristes ont en commun de prendre acte des carences et de l’indifférence des États ; leur action ne se définit plus dans le cadre de la responsabilité étatique. On peut faire un parallélisme entre le terrorisme et l’exigence de moins d’État, tout en sachant que demander la restauration du rôle de l’État ne va pas sans paradoxe dans la mesure où ce sont les souverainetés nationales qui limitent l’action internationale des États. Cependant, le libéralisme peu encadré par l’État entraine des effets pervers : Joel Rogers relève ici même que, par exemple, l’industrie aéronautique américaine est totalement dérégulée, ce qui la rend dangereuse.
Mais, à l’heure où l’offensive américaine est toujours en cours, l’on voit mal quelle autre forme d’action pourrait restaurer un ordre qui permettrait de reprendre le débat démocratique. Est-ce rêver de souhaiter que les États-Unis assument pleinement leurs responsabilités de grande puissance et fassent droit aux victimes de la mondialisation en réintégrant les institutions internationales dont ils ont fait fi dans le passé ?
MAL TOTAL OU ACTE POLITIQUE ?
A la question d’Albert Bastenier, de quelle nature est l’attentat du 11 septembre, Félix Ciffer répond en adoptant un autre angle d’approche : c’est un acte pleinement politique. Dans la quiétude de notre démocratie qui va en quelque sorte de soi, que nous n’interrogeons plus guère et dont nous assumons mollement les responsabilités, n’avons-nous pas perdu le Politique ? Si le Politique est l’élaboration d’un cadre destiné à organiser le vivre ensemble, d’autres cadres politiques peuvent exister qui ne soient pas des calques de notre démocratie libérale. Dès lors qu’il existe d’autres modèles et que ceux-ci se prétendent « universalistes », comment assurer leur coexistence ? Deux formes d’acte politique sont possibles : le recours à la force brutale si chaque cadre politique prétend imposer son modèle ou, pour autant qu’ils renoncent à leur prétention à l’universalité, l’élaboration commune d’un cadre d’organisation du vivre ensemble. D’autres institutions peuvent porter les fonctions démocratiques, qu’il faut accepter de reconnaitre.
FAUT-IL BRULER SAMUEL HUNTINGTON ?
Le 11 septembre et les jours qui ont suivi, dans l’urgence de mettre un nom sur le vide pour le combler, d’aucuns ont naturellement parlé de « choc des civilisations », faisant référence au titre de l’ouvrage de Samuel Huntington. Comme le souligne Hazem Saghié, la barbarie étant assez bien partagée par tous les pays, la qualification n’avait aucun sens. Si choc de civilisation il y a eu, c’était au singulier : la civilisation dont le monde arabomusulman faisait partie contre des réseaux terroristes. Cela étant, comme l’analyse Théo Hachez, l’intention des « metteurs en scène » était bien d’imposer leur vision d’un monde irréductiblement séparé entre les « bons » et les « méchants ».
Il n’en reste pas moins que la vulgate que l’on a tirée du livre de Samuel Huntington le réduit singulièrement. Si Huntington produit une analyse en termes de civilisation, le titre complet de la version originale était Le choc des civilisations et la reconstruction de l’ordre mondial. Préoccupé par la persistance de guerres alors que l’enchantement ressenti à la chute du mur de Berlin et de l’implosion de l’Union soviétique pouvait laisser croire à leur disparition, il a élaboré une approche géopolitique à dominante culturelle. Il a tout d’abord porté sa réflexion sur le conflit yougoslave qui a opposé les Serbes, les Croates et les Bosniaques. Une fois dissipée l’identité nationale artificiellement construite par les communistes, ces peuples se sont repliés sur leur culture et leur religion d’origine. L’intervention internationale a amené les puissances de second et de troisième rang à rallier l’un ou l’autre camp en fonction de leur appartenance à une civilisation. La règle que Huntington en tire est que dès qu’un conflit local éclate aux points de contact de civilisation, celui-ci se transforme inévitablement en conflit de civilisation. Il a ensuite vérifié si la clé d’interprétation du conflit yougoslave s’adaptait aux autres conflits et il a identifié les différentes civilisations, la chinoise, l’occidentale, la musulmane et l’orthodoxe. Chacune se considère supérieure aux autres et prétend imposer sa vision du monde. Cet universalisme conjugué à l’impérialisme est typique de la civilisation occidentale. Face à ces conflits, les instances internationales ne sont pas en mesure de s’ingérer efficacement, car toute intervention précipiterait celle des pays se réclamant de la même civilisation que les belligérants. Pour Huntington, contrairement à l’opinion répandue, le principal concurrent d’un Occident en déclin n’est pas l’Islam mais la Chine.
UNE DIRECTIVE DE HAUT VOL
L’avant-dernière pièce de notre dossier est une « curiosité ». Nous reprenons des extraits d’une directive de l’Administration fédérale américaine de l’aviation qui proposait une série de critères pour faire le tri entre les bons voyageurs et les autres. À la lecture, il apparait que ces derniers l’auraient largement emporté. Les autorités aéroportuaires européennes ont eu le bon sens de rejeter une directive qui aurait eu pour effet de faire voler des avions parfaitement sécurisés et parfaitement vides.
AU-DELÀ DU DOUBLE PIÈGE : RETROUVER PRISE SUR L’HISTOIRE…
Dans une certaine mesure en contrepoint de Félix Ciffer, Donat Carlier voit dans les attentats un acte au-delà du politique : les tueurs ont dénié toute humanité à leurs « cibles » ; leur haine est telle que leur seule fin est l’anéantissement de leurs adversaires. Le mal à l’origine des violences perpétrées engloutit les intentions de l’auteur telles qu’elles se donnent à voir : en ce sens on peut dire qu’il est absolu et qu’il dépasse l’entendement.
Mais le combat à mener contre le mal doit être politique : parce qu’il surgit de tout un contexte complexe et qu’on ne peut laisser à l’adversaire le choix du terrain et des armes en lui ripostant en termes de croisade du Bien contre le Mal. Or toute la politique des États-Unis, qui depuis la chute du mur de Berlin prétend dominer le monde tout en s’en retirant, les pousse à se parer de ce type de vertu qui n’a même pas à se justifier. Alliée à l’abstention européenne chronique, cette politique revient en fait à geler l’histoire au profit d’un statuquo plus ou moins confortable.
Cependant, si la critique de la puissance américaine est légitime, ce pays n’en reste pas moins une démocratie, si imparfaite soit-elle, et l’on ne peut donc renvoyer dos à dos Bush et Ben Laden sous peine de brouiller l’ensemble des repères sur lesquels nous devons appuyer notre réaction. C’est le travers dans lequel tombe un certain anti-impérialisme, pas encore remis de la perte de cette grille de lecture facile que constituait l’opposition de deux blocs de la guerre froide. Pour ce courant, l’explication à apporter au 11 septembre tient tout entière dans l’hégémonie américaine et le suivisme européen. Outre qu’elle dérape en justifications implicites des attentats, cette approche ne permet pas de rendre justice à l’ensemble des causes qui expliquent la dérive d’une certaine frange islamiste et nous condamne dans le même mouvement à l’impuissance démocratique.
Contre les différentes formes d’échappées de l’histoire, il faut aujourd’hui se donner des objectifs qui nous donnent à nouveau prise sur le cours de choses : ils peuvent notamment se traduire par l’engagement européen en faveur d’un accompagnement humanitaire réel de la campagne afghane, de la résolution juste du conflit isréalo-palestinien et d’un soutien à la démocratisation des pays arabes.
« IL Y A PLEIN DE BLESSÉS » …
En 1988, Leonard Cohen chantait First we take Manhattan. Et voilà Manhattan brisé, les blessés et les morts nombreux. « Le monde entier a mal », dit Hazem Saghié.
Ils m’avaient condamné à vingt ans d’ennui pour avoir tenté de changer le système de l’intérieur. Je viens maintenant, je viens les récompenser. D’abord, nus prenons Manhattan, ensuite nous prenons Berlin.
Je suis guidé par un signal dans les cieux. Je suis guidé par cette marque de naissance sur ma peau. Je suis guidé par la beauté de nos armes. D’abord, nous prenons Manhattan ensuite nous prenons Berlin.
J’aurais tant voulu vivre à tes côtés, chérie. J’aime ton corps et ton esprit et tes vêtements. Mais vois-tu cette ligne qui court à travers la gare ? Je t’avais dit, je t’avais dit, je t’avais dit que j’étais l’un d’eux.
Tu m’aimais comme un perdant, mais tu t’effraies désormais de ce que je puisse gagner. Tu connais la façon de m’arrêter mais tu n’en as pas la discipline. Combien de nuits ai-je prié pour cela, pour que mon œuvre puisse débuter. D’abord, nous prenons Manhattan, ensuite nous prenons Berlin. […]
Rappelle-toi, je ne vivais que pour la musique. Rappelle-toi, je t’apportais les provisions. C’est la Fête des Pères et il y a plein de blessés. D’abord, nus prenons Manhattan, ensuite nous prenons Berlin.
Que faire maintenant ?
NOS LIGNES DE FORCE
À la lecture de ces différentes contributions, se dessinent en creux quelques lignes de force. Tout d’abord que les inégalités socioéconomiques qu’avive la mondialisation ne constituent qu’une de ses dimensions problématiques. Autant la libéralisation des échanges ou l’horizon d’un marché unique mondial ne peut prétendre naturellement imposer à l’humanité une mesure commune, autant il apparait réducteur — et donc dangereux — d’aplatir les attentats dans cette seule perspective, aussi cruciale soit-elle. À l’inverse, la complexité conflictuelle (politique, historique, culturelle ou religieuse) à laquelle nous confrontent les évènements du 11 septembre et leurs suites représente un défi pour la compréhension du monde contemporain.
La sagesse aimerait voir dans les malheurs la promesse d’une compensation heureuse. En l’occurrence ici, d’une prise de conscience ou du progrès de certaines causes qui nous sont chères. Rien de tel ne peut être avancé.
Si la guerre d’Afghanistan vient à bout d’un régime odieux, aura-t-elle constitué une réponse adéquate et efficace aux attentats, une réponse qui rachète honnêtement ses dégâts collatéraux sur une population civile exsangue, ou tout simplement une réponse durable ? La coalition qu’il aura fallu réunir pour tenter d’éviter que cette guerre ne dérive vers une confrontation plus large ne fera pas progresser la démocratie dans le monde du moment qu’elle oblige à fermer les yeux sur les excès tyranniques des États récemment convertis à « l’antiterrorisme » et requinqués par l’appui des Occidentaux.
Assurément les attentats ne provoqueront pas le progrès du multilatéralisme dont on pressent pourtant qu’il représente, à l’échelle de la planète, la meilleure amorce pour le respect d’un ordre international démocratique. Tout rappel à l’ordre de type onusien qu’on pourrait adresser aux États-Unis sera d’autant plus malvenu qu’il contestera implicitement la légitimité de leur riposte. Revendiquer dans ce contexte l’installation immédiate d’un ordre international ad hoc auquel la première puissance du monde, agressée cruellement, devrait se plier vertueusement, n’est-ce pas « griller » l’idée pour un bon petit bout de temps ? Autant y travailler à petits pas et dans d’autres domaines, sur le long terme, pour ne pas avoir à renoncer.
Tout aussi décourageante, jusqu’à présent, est l’inconsistance de l’Europe qui détermine son incapacité à faire du monde un espace pluriel. Manifestement démantibulée par les évènements, l’attitude commune des Européens, qui après avoir manifesté une sympathie authentique et légitime, ne relève que d’un suivisme de façade. Un suivisme mou qui ne rend service à personne, pas même à leurs alliés américains, puisqu’il les rend insensibles à la mesure commune d’évènements dont ils ne jaugent l’importance mondiale qu’à partir du rôle de shérif dans lequel ils les ont coincés. Certes, il vaut mieux un monde avec shérif, qu’un monde sans. Mais pour faire mieux, il faut s’en donner les moyens. Et il n’est pas sûr que les attentats aient provoqué les circonstances favorables aux progrès souhaitables d’une Europe dont on n’attendra pas plus tant qu’elle restera, dans le domaine des relations internationales, plus diplomatique que démocratique.