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Un monde de rêves

Numéro 5 Juin 2023 par Aline Andrianne

juillet 2023

Imaginez que vous êtes professeur·e de langues. Vous vous démenez pour donner cours à 32 migrant·es dans un local n’étant pas prévu pour accueillir autant de monde et où chaque cours commence par un jeu de chaises musicales à travers le dernier étage déserté que vous occupez. Imaginez que les fenêtres du local, donnant plein sud, sont verrouillées et qu’en une demi-heure la pièce est surchauffée ; que vous n’avez qu’un petit tableau d’un mètre carré et demi sur pied cassé ; que vous n’avez accès à aucune photocopieuse ; que vous croyez pourtant en votre mission. Imaginez maintenant que les autorités communales qui financent votre emploi et l’insertion de vos apprenant·es vous demandent de continuer à donner cours pendant l’été, mais bénévolement, et sans garantie quant au local qui vous accueillera par manque de prévoyance et de visée à long terme mais aussi par désintérêt parce que l’enseignement « n’est pas une priorité » selon le bourgmestre à la tête de cette commune. Que ressentiriez-vous ? Accepteriez-vous ?

Billet d’humeur

I

Imaginez que vous êtes professeur·e de langues. Vous vous démenez pour donner cours à 32 migrant·es dans un local n’étant pas prévu pour accueillir autant de monde et où chaque cours commence par un jeu de chaises musicales à travers le dernier étage déserté que vous occupez. Imaginez que les fenêtres du local, donnant plein sud, sont verrouillées et qu’en une demi-heure la pièce est surchauffée ; que vous n’avez qu’un petit tableau d’un mètre carré et demi sur pied cassé ; que vous n’avez accès à aucune photocopieuse ; que vous croyez pourtant en votre mission. Imaginez maintenant que les autorités communales qui financent votre emploi et l’insertion de vos apprenant·es vous demandent de continuer à donner cours pendant l’été, mais bénévolement, et sans garantie quant au local qui vous accueillera par manque de prévoyance et de visée à long terme mais aussi par désintérêt parce que l’enseignement « n’est pas une priorité » selon le bourgmestre à la tête de cette commune. Que ressentiriez-vous ? Accepteriez-vous ?

II

Imaginez que vous êtes un·e chercheur·euse associé·e à un centre de recherche d’une université. Vous devez « faire progresser la science » selon ce que les autorités publiques et privées veulent bien financer pour leur profit. Vous devez générer votre propre salaire en répondant à intervalle régulier à des appels à projets, vous êtes toujours sur la corde raide, vous n’avez aucune pérennité/sérénité dans votre travail, vous rendez plus de comptes qu’un logiciel comptable, vous passez plus de temps à vous justifier qu’à chercher. Bien qu’occupant un emploi prestigieux, vous cumulez les temps partiels à durée déterminée avec plusieurs institutions, souvent géographiquement éloignées, vous êtes chroniquement épuisé·e et en retard. Vous vous demandez comment continuer à produire un savoir authentique dans ces conditions. Comment faites-vous ? A quoi renoncez- vous pour y arriver ?

III

Imaginez que vous travaillez chez Delhaize. Ce n’est certes pas le métier dont vous aviez rêvé, ce n’est pas celui que vous vous projetiez de faire, pas réellement, même si parfois, vous saviez que c’était un des risques pour vous, Bourdieu l’avait prédit. Vous travaillez selon des horaires difficiles, tôt le matin ou en plusieurs shifts répartis sur la journée, et les weekends et de plus en plus les jours fériés. Vous portez des kilos par heure, vous vous abaissez-relevez de trop nombreuses fois sur la journée pour ne pas le sentir, vous avez un peu mal partout, mais trop peu d’argent dans le portefeuille pour considérer véritablement ce mal. Et vous apprenez que votre employeur, pour garantir et augmenter la marge de ses investisseur·euses, va encore davantage brader votre salaire et vos conditions de travail : plus d’ancienneté, plus de primes pour les horaires hors-normes, garantie absolue de travailler le dimanche et les jours fériés… Ne bloqueriez-vous pas aussi les camions de livraisons, les magasins, les entrepôts ? Ne protesteriez-vous pas ?

Imaginez encore que l’État envoie la brigade spéciale pour escorter les livraisons, les huissier·es pour briser piquets de grève, la police pour arrêter les manifestant·es. Ne seriez-vous pas en colère ? Pas encore ?

IV

Songez alors que vous pourriez travailler dans le secteur (très vaste) du socioculturel. Ce domaine de travail si enrichissant, si divers et caractérisé par la précarité de ses emplois, en partie subventionnés par des fonds publics insuffisants. Ainsi, pour pallier les manques de moyens, vous vous retrouvez à faire un nombre d’heures supplémentaires mirobolants et vous êtes amené·e à réinventer sans cesse des solutions créatives pour répondre aux réels besoins des publics tout en manipulant la langue de bois propre à l’administration qui octroie de moins en moins de subsides. Heureusement pour vous, les seuls contrats proposés sont à durée déterminée et pour pouvoir repostuler aux emplois subventionnés du secteur, vous devrez attendre d’avoir les conditions ACS – en passant six mois par la case chômage – ainsi, vous aurez le temps de vous remettre entre chaque poste/mission.

V

Songez que vous pourriez être rédacteur·ice en chef d’une petite revue intellectuelle. Vous travaillez dur, vous êtes bien obligé·e, vous n’êtes que deux pour tenir la barre. Vous devez être multitâches, cumuler les heures supplémentaires, vous investir personnellement. Vous composez au quotidien avec une équipe de collaborateur·ices/producteur·ices de con- tenu bénévoles et toutes les difficultés que cela suppose. Vous ne pouvez plus réduire davantage les couts de production et vous affrontez péniblement cette inflation galopante et la concurrence des publications gratuites en ligne. Vous attendez avec espoir un nouveau décret de financement de la presse qui pourrait vous être favorable. Mais les politiques ne tiennent (toujours) pas leurs promesses. Résisteriez-vous contre vent et marrée ? Qu’apporte une revue intellectuelle à la société, le savez-vous encore ?

VI

Faut-il vraiment un sixième chapitre pour voir les similarités dans les situations ? Un triste constat s’impose : les travailleur·euses œuvrent la plupart du temps dans la précarité et l’insécurité, avec souvent peu de moyens, et avec une surcharge de travail toujours plus grande (liée à l’emballement administratif et à l’absentéisme en poste ou à des démissions1) ; les chômeur·euses voient régulièrement leurs droits se restreindre et leur stigmatisation augmenter2. Et pourtant, les politiques sont content·es de ce résultat (vous vous souvenez sans doute du parfait slogan de campagne d’un précédent premier ministre : « Job, Job, Job », et de ses tristes conséquences relevées par nombre de commentateur·ices). Mais là où iels sont encore plus fier·ères, c’est quand iels abordent les chiffres du chômage « En baisse ! » (résultat de l’exclusion des droits aux allocations- chômages de multiples profils – politiques menées notamment sous le socialiste au nœud papillon-coulant, mais dont les politicien·nes actuel·les se gargarisent toujours).

De quoi peut-être en faire réfléchir plus d’un·e sur le regard et le soutien à accorder aux différents mouvements ouvriers, syndicaux, travailleur·euses de protestation qui émergent depuis la levée des restrictions sanitaires. De quoi peut-être inciter à la prudence lors des prochaines élections car les conditions de travail sont belles et bien les conséquences de choix politiques, et il est temps que les potentiel·les travailleur·euses soient davantage partie prenante de l’amélioration de leurs conditions de travail…

Une travailleuse sous burn-out

  1. Cf. La récente déclaration des collectifs Les Désert’heureuses et Vous N’êtes Pas Seuls, « nous désertons nos métiers car nous refusons d’être complices », publié sur le site Mr.Mondialisation, 1er mai 2023 : https://tinyurl.com/yc7w96rb
  2. Pour justifier cela : cf. la contribution externe à La Libre de Cédric Leterme « Limitation des allocations de chômage : où sont les profiteurs ? », publié en ligne le 13 mai 2023 : https://tinyurl.com/48pn2jnb

Aline Andrianne


Auteur

Aline Andrianne est romaniste, professeure de français et français langue étrangère. École Européenne (EEB2).