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Un jour de brume sur Bruxelles

Numéro 1 Janvier 2011 par Chentouf Abdelmounem

janvier 2011

La ser­veuse ne sem­blait pas souf­frir de stra­bisme ou d’un quel­conque autre défaut ocu­laire, pour­tant elle me deman­da ce que je dési­rais boire en fixant un point au loin dans le vide. Peut-être est-ce en rai­son de cette ambigüi­té que j’o­mis de lui répondre direc­te­ment, me met­tant à regar­der tan­tôt son visage au teint doré, à la […]

La ser­veuse ne sem­blait pas souf­frir de stra­bisme ou d’un quel­conque autre défaut ocu­laire, pour­tant elle me deman­da ce que je dési­rais boire en fixant un point au loin dans le vide. Peut-être est-ce en rai­son de cette ambigüi­té que j’o­mis de lui répondre direc­te­ment, me met­tant à regar­der tan­tôt son visage au teint doré, à la fois frêle et ridé, tan­tôt le comp­toir de fro­mages et de lun­cheons de bœuf et de porc, jus­qu’à ce qu’elle me pose à nou­veau la ques­tion. Ma langue se délia alors et je com­man­dai une bois­son fraiche afin d’al­lé­ger le poids de cette cha­leur étouf­fante qui avait enva­hi la ville depuis quelques jours.

Le temps avait chan­gé, on ne pou­vait guère s’y fier. Le ciel était inal­té­ré, aus­si pur que la sur­face de la peau de cette femme dont je suis encore à la recherche, mais les nuages pou­vaient s’a­mon­ce­ler sou­dai­ne­ment, pire encore, il pour­rait se mettre à pleu­voir des cordes, une tem­pête pour­rait même se lever. Cela expli­que­rait bien des choses que je voyais à tra­vers la fenêtre, comme cette jeune fille blonde dont la sil­houette me rap­pe­lait cette bou­teille de par­fum vide que ma femme conserve dans son armoire, vêtue d’ha­bits très légers et trans­pa­rents, un para­pluie dans la main droite, ou encore cette vieille dame toute frêle pro­me­née par son élé­gant petit chien blanc, vêtue par pré­cau­tion d’un imper­méable gris. Je siro­tais mon verre, obser­vant tan­tôt les visages des clients emplis­sant le café, tan­tôt le spec­tacle à l’ex­té­rieur. Mon champ de vision n’é­tait pas très large, les voi­tures occu­pant les deux côtés de la rue, les immeubles et les maga­sins situés juste der­rière me for­çant à me replier sur moi-même. Le seul arbre qui dépas­sait timi­de­ment de l’en­ceinte du grand maga­sin — il venait de fer­mer ses portes en rai­son de l’heure tar­dive — me don­nait l’im­pres­sion d’être un orphelin.

La musique se mêlait aux conver­sa­tions et aux rires des clients. Un homme bedon­nant d’un cer­tain âge entra, pré­cé­dé d’un grand chien noir. Il s’as­sit au comp­toir et com­man­da tapa­geu­se­ment une bois­son. L’a­ni­mal s’ins­tal­la aux pieds de son maitre, puis se tour­na dans ma direc­tion, il se redres­sa alors sur ses pattes et se diri­gea aus­si­tôt vers moi, aboyant avec éner­gie. Mon cœur tres­saillit et je me repliai sur mon siège, en posi­tion de défense. L’homme lui cria des­sus et il ces­sa aus­si­tôt d’a­boyer, mais il ne tenait pas en place mal­gré les ordres de son maitre, dès lors contraint de venir lui don­ner une bonne tape sur les côtes, ce n’est qu’a­lors que le chien se cal­ma réel­le­ment, ces­sant de se mon­trer agres­sif à mon égard. Le maitre retour­na à sa place après avoir mar­mon­né ce qui res­sem­blait à des excuses. J’a­va­lai une bonne gor­gée puis j’al­lu­mai une ciga­rette et en tirai une grosse bouf­fée, afin de chas­ser les aboie­ments qui réson­naient encore à mes oreilles. Le chien s’é­tait cal­mé et res­tait désor­mais cou­ché sous la chaise de son maitre, mais en même temps il conti­nuait de me fixer de ses yeux rouges, déci­dé à ten­ter sa chance à nou­veau. Je prê­tai atten­tion à une voix enhar­die par l’al­cool qui criait : « Pen­sez-vous que je viens ici pour trou­ver la com­pa­gnie des femmes ? » Puis il fron­ça les sour­cils et fit un signe obs­cène du médian avant d’a­jou­ter : « Si je viens ici, c’est seule­ment pour cette bière magique. Quant à ma mau­dite femme, je m’en suis sépa­ré il y a cinq ans et je ne sais même pas ce qu’elle est deve­nue. » Des rires moqueurs s’é­le­vèrent dans le café, je ne pus m’empêcher de rire à mon tour tout en regar­dant le jeune homme. Il avait vidé le conte­nu de son verre d’un seul coup et, d’un signe de la main, il deman­da à la ser­veuse de lui res­ser­vir la même chose. J’a­vais l’im­pres­sion que ces paroles ne cadraient pas vrai­ment avec celui qui les avait pro­non­cées tout en buvant de grandes gor­gées et en tirant sur sa ciga­rette. Ses yeux hagards tra­his­saient un sen­ti­ment de frus­tra­tion refou­lé, qu’il ten­tait de dis­si­mu­ler sous un flot de paroles super­flues et un état d’é­brié­té constant. L’homme entre deux âges et au ventre pro­émi­nent s’in­ter­ro­gea : « Peut-on réel­le­ment vivre sans femme ? » À quoi le jeune gar­çon répon­dit spon­ta­né­ment : « Oui, la vie est même plus lisse sans toutes ces tra­cas­se­ries, la preuve en est que tu as pré­fé­ré la com­pa­gnie de ce chien à celle d’une femme. » Les rires s’é­le­vèrent encore une fois, je vis le quin­qua­gé­naire faire mine de vou­loir s’ex­pli­quer avant de se rétrac­ter, de se pen­cher vers son chien — qui me regar­dait tou­jours de manière agres­sive — et de se mettre à le caresser.

Le ciel s’é­tait entre­temps cou­vert de nuages, don­nant encore plus de volume aux immeubles et aux maga­sins alen­tour, si bien que j’i­ma­gi­nai un ins­tant qu’ils allaient s’é­crou­ler sur le café et ses occupants.

Mon cœur débor­dait de paroles cha­leu­reuses, je sen­tais qu’une cas­cade de voix voci­fé­rait dans ma tête pour me pré­ve­nir que le moment était venu de me replier sur moi. C’est alors qu’une idée folle me vint à l’es­prit. Que se pas­se­rait-il si je lais­sais échap­per dans ce café quelques-unes de ces voix qui piaillaient dans ma tête ? J’ap­por­te­rais une part de mon bon vieux teint hâlé qui se déver­se­rait avec har­diesse et inso­lence sur la blan­cheur domi­nante. Je me tien­drais debout devant le comp­toir, j’or­don­ne­rais à tous de faire silence avant de décla­mer d’une voix de sten­tor : « Je vais vous faire décou­vrir quelques vers qui sont aux sources de la poé­sie arabe. » Je savais bien qu’ils pro­tes­te­raient face à cette agres­sion mani­feste, mais je ne recu­le­rais point, j’a­vais par­fai­te­ment le droit de le faire. Je tra­vaille, je paie mes taxes régu­liè­re­ment, je res­pecte les règles du savoir-vivre, je ne me sou­viens même pas d’a­voir un jour cueilli une fleur, bru­lé un feu rouge ou déro­bé le sac à main d’une per­sonne âgée. Que savent-ils de nous, sinon que nous sommes des voyous, des voleurs, des per­tur­ba­teurs, des cri­mi­nels, tous sans excep­tion, que pen­se­raient-ils s’ils enten­daient l’un de ces poèmes nés de soi­rées pas­sées à veiller ? Qui sait, peut-être que cela redo­re­rait notre image ? Il fal­lait ten­ter le coup, inévitablement.

Je me redres­sai, et une fois en plein milieu du café je levai la main, si bien que la ser­veuse me livra le prix de ma consom­ma­tion. J’ab­di­quai rapi­de­ment, puis je levai à nou­veau la main, mais cette fois elle se conten­ta de me dire : « Les toi­lettes se trouvent au bout de la pièce, à droite. » Je lais­sai échap­per un petit rire, avant de crier bien fort : « Made­moi­selle, je n’ai pas besoin d’al­ler aux toi­lettes, ma ves­sie est vide. Je désire juste vous réci­ter un peu de poé­sie arabe. » Je ne prê­tai aucune atten­tion à l’é­ton­ne­ment qui se lisait sur son visage, pas plus qu’aux sou­pirs de répro­ba­tion qui com­men­çaient à s’é­le­ver. J’é­tais désor­mais sai­si par un élan irré­pres­sible. Mon choix tom­ba sans savoir pour­quoi sur le célèbre poème de Tara­fa Ibn Al-‘Abd, et c’est ain­si que je me retrou­vai à réci­ter des vers à gorge déployée, plein de zèle. Je com­men­çai par « ce breu­vage aux reflets ver­meils qui écume aus­si­tôt qu’on le mêle à l’eau, les exploits du vaillant guer­rier des­ti­nés à secou­rir le pauvre hère qui implore l’as­sis­tance, et la joie d’é­cour­ter un jour de brume — ô char­mant plai­sir ! — en com­pa­gnie d’une déli­cate damoi­selle, à l’a­bri d’une tente bien dres­sée sur ses pieux », puis je fis l’é­loge « des com­men­saux au teint clair comme l’é­clat des astres et de la char­mante chan­teuse qui les accom­pagne1…»

En proie à des sen­ti­ments ambi­gus, mon désir était à son apo­gée. Je vis la ser­veuse m’exa­mi­ner avec atten­tion, comme si elle était en train de mesu­rer les pro­fon­deurs de ma per­son­na­li­té — pour ma part je pus consta­ter qu’ef­fec­ti­ve­ment elle ne lou­chait pas. Un silence pro­fond s’a­bat­tit sur le café, un silence qui com­men­çait à m’an­gois­ser, je levai alors la main pour saluer les gens et je m’en allai.

Je me sen­tais ras­sa­sié tan­dis que j’ar­pen­tais la rue de Wand, pra­ti­que­ment vide. En des­cen­dant les marches en pierre de l’es­ca­lier en coli­ma­çon qui m’emmenait vers la sta­tion de métro, je ne croi­sai qu’un jeune homme en train de plai­san­ter avec son télé­phone por­table. Je me sou­vins alors que j’a­vais éteint le mien avant d’en­trer dans le café, je m’empressai de le ral­lu­mer et de lire le flot de mes­sages enflam­més qui annon­çaient une scène de ménage ora­geuse. Les choses se pas­sèrent comme je l’a­vais ima­gi­né, mais peu importe, du moment que j’a­vais pu vivre ce moment agréable. J’al­lu­mai une ciga­rette et me mis à repas­ser les détails de la scène dans ma tête. Je me répé­tai inté­rieu­re­ment : « Cette soi­rée aura été l’oc­ca­sion de leur faire décou­vrir le génie de Tara­fa, main­te­nant ils vont essayer de trou­ver un sens à tout cela. » Le plus étrange dans cette affaire est que per­sonne ne s’est don­né la peine de me deman­der la tra­duc­tion, fidèle ou non, de ces vers. Mais je ne lais­se­rai rien ni per­sonne gâcher la joie de cette soi­rée pleine de charme. La soi­rée de Tara­fa Ibn Al-‘Abd l’a emporté…

Bruxelles 2004

Abdel­mou­nem Chen­touf2

Tra­duit de l’a­rabe par Xavier Luffin

  1. Allu­sion aux vers de la Mu‘allaqa, une œuvre de Tara­fa Ibn Al-‘Abd, célèbre poète de l’A­ra­bie pré­is­la­mique. Ce poème et les autres du même nom (les « Mu‘allaqât » signi­fient les « sus­pen­dues », une légende vou­lant que ces poèmes aient été sus­pen­dus à la Kaa­ba de LaMecque en rai­son de leur grande qua­li­té) consti­tuent les canons de la poé­sie arabe clas­sique. Il en existe plu­sieurs tra­duc­tions fran­çaises dont les plus récentes sont : Les Mu‘allaqat ou sept poèmes pré­is­la­miques (trad. P.Larcher), Fata Mor­ga­na, 2000 ; Les sus­pen­dues (ver­sion bilingue, trad. H.Toëlle), Flam­ma­rion, 2009.
  2. Abdel­mou­nem Chen­touf est un écri­vain d’o­ri­gine maro­caine ins­tal­lé en Bel­gique. Cette nou­velle est tirée d’un recueil inti­tu­lé Al-khu­rûj min al-sulâ­la, publié au Maroc en 2009 (voir l’ar­ticle de Xavier Luf­fin, « Une lit­té­ra­ture en arabe à Bruxelles ? »).

Chentouf Abdelmounem


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