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Un jour de brume sur Bruxelles
La serveuse ne semblait pas souffrir de strabisme ou d’un quelconque autre défaut oculaire, pourtant elle me demanda ce que je désirais boire en fixant un point au loin dans le vide. Peut-être est-ce en raison de cette ambigüité que j’omis de lui répondre directement, me mettant à regarder tantôt son visage au teint doré, à la […]
La serveuse ne semblait pas souffrir de strabisme ou d’un quelconque autre défaut oculaire, pourtant elle me demanda ce que je désirais boire en fixant un point au loin dans le vide. Peut-être est-ce en raison de cette ambigüité que j’omis de lui répondre directement, me mettant à regarder tantôt son visage au teint doré, à la fois frêle et ridé, tantôt le comptoir de fromages et de luncheons de bœuf et de porc, jusqu’à ce qu’elle me pose à nouveau la question. Ma langue se délia alors et je commandai une boisson fraiche afin d’alléger le poids de cette chaleur étouffante qui avait envahi la ville depuis quelques jours.
Le temps avait changé, on ne pouvait guère s’y fier. Le ciel était inaltéré, aussi pur que la surface de la peau de cette femme dont je suis encore à la recherche, mais les nuages pouvaient s’amonceler soudainement, pire encore, il pourrait se mettre à pleuvoir des cordes, une tempête pourrait même se lever. Cela expliquerait bien des choses que je voyais à travers la fenêtre, comme cette jeune fille blonde dont la silhouette me rappelait cette bouteille de parfum vide que ma femme conserve dans son armoire, vêtue d’habits très légers et transparents, un parapluie dans la main droite, ou encore cette vieille dame toute frêle promenée par son élégant petit chien blanc, vêtue par précaution d’un imperméable gris. Je sirotais mon verre, observant tantôt les visages des clients emplissant le café, tantôt le spectacle à l’extérieur. Mon champ de vision n’était pas très large, les voitures occupant les deux côtés de la rue, les immeubles et les magasins situés juste derrière me forçant à me replier sur moi-même. Le seul arbre qui dépassait timidement de l’enceinte du grand magasin — il venait de fermer ses portes en raison de l’heure tardive — me donnait l’impression d’être un orphelin.
La musique se mêlait aux conversations et aux rires des clients. Un homme bedonnant d’un certain âge entra, précédé d’un grand chien noir. Il s’assit au comptoir et commanda tapageusement une boisson. L’animal s’installa aux pieds de son maitre, puis se tourna dans ma direction, il se redressa alors sur ses pattes et se dirigea aussitôt vers moi, aboyant avec énergie. Mon cœur tressaillit et je me repliai sur mon siège, en position de défense. L’homme lui cria dessus et il cessa aussitôt d’aboyer, mais il ne tenait pas en place malgré les ordres de son maitre, dès lors contraint de venir lui donner une bonne tape sur les côtes, ce n’est qu’alors que le chien se calma réellement, cessant de se montrer agressif à mon égard. Le maitre retourna à sa place après avoir marmonné ce qui ressemblait à des excuses. J’avalai une bonne gorgée puis j’allumai une cigarette et en tirai une grosse bouffée, afin de chasser les aboiements qui résonnaient encore à mes oreilles. Le chien s’était calmé et restait désormais couché sous la chaise de son maitre, mais en même temps il continuait de me fixer de ses yeux rouges, décidé à tenter sa chance à nouveau. Je prêtai attention à une voix enhardie par l’alcool qui criait : « Pensez-vous que je viens ici pour trouver la compagnie des femmes ? » Puis il fronça les sourcils et fit un signe obscène du médian avant d’ajouter : « Si je viens ici, c’est seulement pour cette bière magique. Quant à ma maudite femme, je m’en suis séparé il y a cinq ans et je ne sais même pas ce qu’elle est devenue. » Des rires moqueurs s’élevèrent dans le café, je ne pus m’empêcher de rire à mon tour tout en regardant le jeune homme. Il avait vidé le contenu de son verre d’un seul coup et, d’un signe de la main, il demanda à la serveuse de lui resservir la même chose. J’avais l’impression que ces paroles ne cadraient pas vraiment avec celui qui les avait prononcées tout en buvant de grandes gorgées et en tirant sur sa cigarette. Ses yeux hagards trahissaient un sentiment de frustration refoulé, qu’il tentait de dissimuler sous un flot de paroles superflues et un état d’ébriété constant. L’homme entre deux âges et au ventre proéminent s’interrogea : « Peut-on réellement vivre sans femme ? » À quoi le jeune garçon répondit spontanément : « Oui, la vie est même plus lisse sans toutes ces tracasseries, la preuve en est que tu as préféré la compagnie de ce chien à celle d’une femme. » Les rires s’élevèrent encore une fois, je vis le quinquagénaire faire mine de vouloir s’expliquer avant de se rétracter, de se pencher vers son chien — qui me regardait toujours de manière agressive — et de se mettre à le caresser.
Le ciel s’était entretemps couvert de nuages, donnant encore plus de volume aux immeubles et aux magasins alentour, si bien que j’imaginai un instant qu’ils allaient s’écrouler sur le café et ses occupants.
Mon cœur débordait de paroles chaleureuses, je sentais qu’une cascade de voix vociférait dans ma tête pour me prévenir que le moment était venu de me replier sur moi. C’est alors qu’une idée folle me vint à l’esprit. Que se passerait-il si je laissais échapper dans ce café quelques-unes de ces voix qui piaillaient dans ma tête ? J’apporterais une part de mon bon vieux teint hâlé qui se déverserait avec hardiesse et insolence sur la blancheur dominante. Je me tiendrais debout devant le comptoir, j’ordonnerais à tous de faire silence avant de déclamer d’une voix de stentor : « Je vais vous faire découvrir quelques vers qui sont aux sources de la poésie arabe. » Je savais bien qu’ils protesteraient face à cette agression manifeste, mais je ne reculerais point, j’avais parfaitement le droit de le faire. Je travaille, je paie mes taxes régulièrement, je respecte les règles du savoir-vivre, je ne me souviens même pas d’avoir un jour cueilli une fleur, brulé un feu rouge ou dérobé le sac à main d’une personne âgée. Que savent-ils de nous, sinon que nous sommes des voyous, des voleurs, des perturbateurs, des criminels, tous sans exception, que penseraient-ils s’ils entendaient l’un de ces poèmes nés de soirées passées à veiller ? Qui sait, peut-être que cela redorerait notre image ? Il fallait tenter le coup, inévitablement.
Je me redressai, et une fois en plein milieu du café je levai la main, si bien que la serveuse me livra le prix de ma consommation. J’abdiquai rapidement, puis je levai à nouveau la main, mais cette fois elle se contenta de me dire : « Les toilettes se trouvent au bout de la pièce, à droite. » Je laissai échapper un petit rire, avant de crier bien fort : « Mademoiselle, je n’ai pas besoin d’aller aux toilettes, ma vessie est vide. Je désire juste vous réciter un peu de poésie arabe. » Je ne prêtai aucune attention à l’étonnement qui se lisait sur son visage, pas plus qu’aux soupirs de réprobation qui commençaient à s’élever. J’étais désormais saisi par un élan irrépressible. Mon choix tomba sans savoir pourquoi sur le célèbre poème de Tarafa Ibn Al-‘Abd, et c’est ainsi que je me retrouvai à réciter des vers à gorge déployée, plein de zèle. Je commençai par « ce breuvage aux reflets vermeils qui écume aussitôt qu’on le mêle à l’eau, les exploits du vaillant guerrier destinés à secourir le pauvre hère qui implore l’assistance, et la joie d’écourter un jour de brume — ô charmant plaisir ! — en compagnie d’une délicate damoiselle, à l’abri d’une tente bien dressée sur ses pieux », puis je fis l’éloge « des commensaux au teint clair comme l’éclat des astres et de la charmante chanteuse qui les accompagne1…»
En proie à des sentiments ambigus, mon désir était à son apogée. Je vis la serveuse m’examiner avec attention, comme si elle était en train de mesurer les profondeurs de ma personnalité — pour ma part je pus constater qu’effectivement elle ne louchait pas. Un silence profond s’abattit sur le café, un silence qui commençait à m’angoisser, je levai alors la main pour saluer les gens et je m’en allai.
Je me sentais rassasié tandis que j’arpentais la rue de Wand, pratiquement vide. En descendant les marches en pierre de l’escalier en colimaçon qui m’emmenait vers la station de métro, je ne croisai qu’un jeune homme en train de plaisanter avec son téléphone portable. Je me souvins alors que j’avais éteint le mien avant d’entrer dans le café, je m’empressai de le rallumer et de lire le flot de messages enflammés qui annonçaient une scène de ménage orageuse. Les choses se passèrent comme je l’avais imaginé, mais peu importe, du moment que j’avais pu vivre ce moment agréable. J’allumai une cigarette et me mis à repasser les détails de la scène dans ma tête. Je me répétai intérieurement : « Cette soirée aura été l’occasion de leur faire découvrir le génie de Tarafa, maintenant ils vont essayer de trouver un sens à tout cela. » Le plus étrange dans cette affaire est que personne ne s’est donné la peine de me demander la traduction, fidèle ou non, de ces vers. Mais je ne laisserai rien ni personne gâcher la joie de cette soirée pleine de charme. La soirée de Tarafa Ibn Al-‘Abd l’a emporté…
Bruxelles 2004
Abdelmounem Chentouf2
Traduit de l’arabe par Xavier Luffin
- Allusion aux vers de la Mu‘allaqa, une œuvre de Tarafa Ibn Al-‘Abd, célèbre poète de l’Arabie préislamique. Ce poème et les autres du même nom (les « Mu‘allaqât » signifient les « suspendues », une légende voulant que ces poèmes aient été suspendus à la Kaaba de LaMecque en raison de leur grande qualité) constituent les canons de la poésie arabe classique. Il en existe plusieurs traductions françaises dont les plus récentes sont : Les Mu‘allaqat ou sept poèmes préislamiques (trad. P.Larcher), Fata Morgana, 2000 ; Les suspendues (version bilingue, trad. H.Toëlle), Flammarion, 2009.
- Abdelmounem Chentouf est un écrivain d’origine marocaine installé en Belgique. Cette nouvelle est tirée d’un recueil intitulé Al-khurûj min al-sulâla, publié au Maroc en 2009 (voir l’article de Xavier Luffin, « Une littérature en arabe à Bruxelles ? »).