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Un impossible recensement : les graffitis des caves de la Gestapo à Bruxelles

Numéro 1 janvier 2014 par Daniel Weyssow

janvier 2014

Une par­ti­ci­pa­tion à un col­loque inter­na­tio­nal por­tant sur le deve­nir de lieux de déten­tion, de concen­tra­tion et d’extermination m’a ame­né, voi­ci six ans, à m’intéresser aux immeubles qui abri­tèrent la Siche­­rheits­­dienst- Siche­rheits­po­li­zei (Sipo-SD), c’est-à-dire, pour faire bref, la Ges­ta­po. Les cer­veaux qui orga­ni­sèrent la dépor­ta­tion des Juifs et des Tsi­ganes de Bel­gique vers les camps de la […]

Une par­ti­ci­pa­tion à un col­loque inter­na­tio­nal por­tant sur le deve­nir de lieux de déten­tion, de concen­tra­tion et d’extermination m’a ame­né, voi­ci six ans, à m’intéresser aux immeubles qui abri­tèrent la Siche­rheits­dienst- Siche­rheits­po­li­zei (Sipo-SD), c’est-à-dire, pour faire bref, la Ges­ta­po. Les cer­veaux qui orga­ni­sèrent la dépor­ta­tion des Juifs et des Tsi­ganes de Bel­gique vers les camps de la mort avaient ins­tal­lé leurs bureaux, si sou­vent évo­qués dans les récits des témoins, aux 453, 347 et 5101 de l’avenue Louise.

Ren­dus à leurs pro­prié­taires à l’issue de la Seconde Guerre mon­diale, ces immeubles étaient-ils aisé­ment iden­ti­fiables dans l’espace public ? Pas vrai­ment, à l’exception du 453 qui pré­sente une plaque appo­sée par la RAF en 1947 et une sta­tue éri­gée en 1993 com­mé­mo­rant l’action de Jean de Sélys Long­champs, le pilote belge qui mitrailla l’immeuble le 20 jan­vier 1943.

Ain­si, per­sonne ne s’était véri­ta­ble­ment inté­res­sé à ces immeubles, lais­sant s’étioler et s’envoler inexo­ra­ble­ment, comme nous le ver­rons, une par­tie non négli­geable de la mémoire de l’occupation nazie. Jusqu’à l’arri vée, en 1995, de l’historien et cinéaste André Dar­te­velle. Pré­pa­rant un film docu­men­taire2, il sou­hai­tait retra­cer le par­cours de cer­tains résis­tants. Avec l’aval du syn­dic, le concierge, incré­dule, le gui­da dans les sous-sols et lui per­mit d’entrer dans les quatre caves alors acces­sibles sur la ving­taine exis­tante. Il y décou­vrit, stu­pé­fait, inci­sées dans le plâtre des murs, les traces de nom­breux mes­sages. Appe­lé à la res­cousse, José Goto­vitch, à l’époque direc­teur du Centre d’études et de docu­men­ta­tion Guerre et socié­tés contem­po­raines, déci­da de sou­te­nir une publi­ca­tion. Celle-ci com­prend un his­to­rique des lieux et de nom­breuses pho­to­gra­phies3. Les autres caves, pas plus que celles du 453, ne purent être visi­tées. Ils ne furent plus auto­ri­sés par la suite à y retour­ner. Et comme per­sonne ne reprit le flam­beau de cette décou­verte, les lieux retour­nèrent à l’oubli.

Sur­vient, en 2007, le col­loque évo­qué en intro­duc­tion. Décou­vrant la publi­ca­tion et le film d’André Dar­te­velle, et rele­vant le tra­vail d’investigation qu’il res­tait à faire, j’ai déci­dé de m’intéresser de plus près aux évè­ne­ments qui s’étaient dérou­lés dans ces immeubles. Au vu des pro­pos rap­por­tés par les témoins, les épi­sodes vécus n’avaient rien d’anodin ou d’anecdotique. Plu­sieurs cen­taines de vic­times de la Ges­ta­po ont atro­ce­ment souf­fert aux 453 et 347 de l’avenue Louise, et ce des caves aux der­niers étages.

Après avoir consul­té les Mo numents et Sites de la Région de Bruxelles-Capi­tale et ren­con­tré par leur entre­mise l’un des pro­prié­taires, il m’a sem­blé essen­tiel de par­ve­nir à ras­sem­bler les per­sonnes concer­nées et/ou sus­cep­tibles d’intervenir pour la conser­va­tion des ins­crip­tions pou­vant être rele­vées dans les caves des deux immeubles. Le meilleur moyen d’atteindre cet objec­tif pas­sait, m’at- il sem­blé, par l’organisation d’une jour­née d’étude. Elle se dérou­la le 21 octobre 2011 à la Biblio­thèque royale. Réper­cu­tée par les jour­naux et les médias4, cette action débou­cha sur la visite, au 453, de trois caves (sur les dix-sept exis­tantes), qui n’avaient jamais été explo­rées. Dont une décou­verte avec l’équipe du jour­nal télé­vi­sé de la RTBF com­por­tant de très éton­nantes ins­crip­tions, la plu­part en bon état, tra­cées le plus sou­vent au crayon. Nous y avons rele­vé des mots, des phrases, des dates, en fran­çais, néer­lan­dais, alle­mand et hon­grois. Cha­cune de ces « traces » s’avérait en soi un témoi­gnage expri­mant les vives angoisses éprou­vées. Pour ten­ter d’échapper à cette atmo­sphère écra­sante, cer­tains ten­taient de dédra­ma­ti­ser par un trait d’humour.

Pro­fi­tez de l’occasion. Dor­mez. R.I.P. Réveil à 6 heures. Cho­co­lat chaud, pis­to­lets beur­rés dans la chambre, son­nez deux fois. Pour le ser­vice, frap­per à la porte5.

Et puis, il y avait ces des­sins, beaux, poi­gnants, déchi­rants, comme ce frêle et pétillant oiseau enca­gé — sidé­rant auto­por­trait —, appli­qué sur une toile dis­po­sée sur un che­va­let. Ou cet autre repré­sen­tant l’immeuble dans sa tota­li­té. On y dis­cerne avec pré­ci­sion la façade munie de ses fenêtres, la gué­rite pla­cée sur le trot­toir, la porte d’accès aux garages, le toit muni de canons anti­aé­riens. Pour­quoi ce pri­son­nier avait-il tenu à dépeindre les lieux avec une telle pré­ci­sion ? S’était-il dit que l’essentiel était de syn­thé­ti­ser d’un trait, pour le visi­teur de l’après-guerre, l’incroyable réa­li­té de ce qui se tra­mait à chaque étage de cet immeuble ? À savoir que l’on y inter­ro­geait, bat­tait et tor­tu­rait ? L’immeuble est cer­né d’un long trait englo­bant le mot « Ende ». Fin de par­cours, assu­ré­ment, pour cette vic­time qui savait par­fai­te­ment où elle se trou­vait et ce qui l’attendait. Le des­sin s’achève en effet par une col­line où se dressent trois crucifiés.

Les actes de la jour­née d’étude sont sor­tis de presse au prin­temps 2013. Les contri­bu­tions traitent de la Sipo-SD à Bruxelles et à Anvers, des ins­crip­tions retrou­vées dans les caves des 453 et 347, de celles conser­vées à Breen­donk, Romain­ville, Cra­co­vie et Cologne. Les récits abso­lu­ment acca­blants des témoins donnent la mesure de ce qu’ils vécurent en ces lieux. La jour­née d’étude s’acheva par une table ronde qui per­mit d’évoquer la déli­cate ques­tion de l’accès aux caves de l’avenue Louise ain­si que les pers­pec­tives de sau­ve­garde et de conser­va­tion des ins­crip­tions. Ces réfl exions furent relayées, quelques semaines plus tard, par des inter­pel­la­tions au Par­le­ment bruxel­lois et au Sénat. Le 8 novembre 2011, le séna­teur André du Bus s’adressa à la ministre de la Culture, de l’Audiovisuel, de la San­té et de l’Égalité des chances à la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique, Fadi­la Laa­nan. Julie de Groote, alors pré­si­dente du Par­le­ment bruxel­lois, inter­pe­la Charles Pic­qué, ex-pré­sident de la Région de Bruxelles-Capi­tale, le 14 décembre 2011. Et le 17 jan­vier 2012, le séna­teur Fran­cis Del­pé­rée ques­tion­na, au Sénat, le ministre de la Défense natio­nale, Pie­ter De Crem.

Un exem­plaire des actes, accom­pa­gné d’une lettre rap­pe­lant notre sou­hait d’avoir accès aux caves, a été adres­sé à chaque pro­prié­taire, loca­taire et syn­dic des 453 et 347 ave­nue Louise. Cet appel n’a débou­ché sur aucune nou­velle invitation.

Le 9 octobre 2013, Julie de Groote, chef de groupe CDH au Par­le­ment de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles, a relan­cé le débat en s’adressant au ministre-pré­sident de la Région de Bruxelles-Capi­tale, Rudy Ver­voort, en charge des Monu­ments et Sites. Pour lui deman­der si ses ser­vices avaient obte­nu une réponse aux lettres adres­sées par son pré­dé­ces­seur, Charles Pic­qué, aux syn­dics des deux immeubles et pour connaitre ses inten­tions. Sa réponse fut la sui­vante : « Que ce soit pour ouvrir l’accès au public ou pour effec­tuer un tra­vail scien­ti­fique, nous nous heur­tons à un refus. […] il n’existe pas de man­dat de per­qui­si­tion urba­nis­tique. Toute la dif­fi­cul­té est de trou­ver l’équilibre entre le droit de pro­prié­té et le devoir de mémoire […] Soit on décide qu’il faut gar­der une trace de ces témoi­gnages et on peut alors ima­gi­ner “exfil­trer” les graf­fi­tis pour les conser­ver dans un autre lieu. Soit on décide que c’est le lieu, lui-même qui doit être pré­ser­vé. Nous devons tran­cher et, à ce stade, nous n’excluons rien6. » Pour la dépu­tée, il serait grand temps de pas­ser à l’action : « On lance la pro­cé­dure de clas­se­ment des caves ou bien on risque de pas­ser les graf­fi­tis (qui sont notre mémoire col­lec­tive) à la chaux7. »

La décla­ra­tion du ministre-pré­sident a été inter­pré­tée par la presse, sans doute exa­gé­ré­ment, comme une pos­sible menace d’expropriation des caves8. Si pour l’heure rien n’a été déci­dé, il reste qu’il demeure urgent de pro­cé­der au recen­se­ment des ins­crip­tions qui s’y trouvent encore. Que faire pour que les pro­prié­taires entendent rai­son ? Que faire pour qu’ils ouvrent les portes de leurs caves aux res­pon­sables du patri­moine ? Leur res­pon­sa­bi­li­té est écra­sante. Il n’est en effet pas conce­vable, on en convien­dra, d’afficher une quel­conque indif­fé­rence à l’égard de ce passé.

Daniel Weys­sow a coor­don­né les actes de la jour­née d’étude du 21 octobre 2011, qui se sont tenus à la Biblio­thèque royale de Bel­gique, Les caves de la Ges­ta­po. Recon­nais­sance et conser­va­tion, éd. Kimé, 2013.

  1. Ce der­nier abri­ta un garage, des bureaux, un mess et des caves, qui ser­virent en sep­tembre 1943 au ras­sem­ble­ment des Juifs rafl és en attente d’être trans­por­tés par camions à la caserne Dos­sin à Malines en vue de leur dépor­ta­tion à Auschwitz.
  2. André Dar­te­velle, À mon père résis­tant, prod. Luc et Jean-Pierre Dar­denne, Bel­gique, 1995.
  3. André Dar­te­velle et Isa­belle Pon­te­ville, Ave­nue Louise, 347. Dans les caves de la Ges­ta­po, Centre de recherches et d’études his­to­riques de la Seconde Guerre mon­diale, Buch, 1996.
  4. Mémoire d’Auschwitz asbl, www.auschwitz.be/index.php/fr/. David Cou­rier, jour­na­liste à Télé-Bruxelles, réa­li­sa un repor­tage dif­fu­sé le 21 octobre 2011 (consul­table sur internet).
  5. Tra­duit du néer­lan­dais : « Pro­fi teert van de okka­sie. Slaap. R.I.P. » ; « Ops­taan 6u. Warme scho­co­lade. 9 pis­to­lés met boter in de kamer. 2 maal bel­len. Schud­den voor servis. »
  6. Patrice Leprince, « Traces de mémoire en péril », Le Soir, 10 octobre 2013.
  7. Phi­lippe Car­lot, « Bruxelles s’interroge : com­ment conser­ver l’ex-siège de la Ges­ta­po ? », RTBF.info, 11 octobre 2013.
  8. Cédric Rosen­baum, « Ave­nue Louise : expro­prier les pro­prié­taires des caves de la Ges­ta­po ? », L’Avenir.net, 16 octobre 2013 ; Chris­tian Laporte, « Caves de la Ges­ta­po : c’est tou­jours le sta­tu­quo ! », La Libre Bel­gique, 22 octobre 2013.

Daniel Weyssow


Auteur

Daniel Weyssow a coordonné les actes de la journée d’étude du 21 octobre 2011, qui se sont tenus à la Bibliothèque royale de Belgique, Les caves de la Gestapo. Reconnaissance et conservation, éd. Kimé, 2013.