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Un impossible recensement : les graffitis des caves de la Gestapo à Bruxelles
Une participation à un colloque international portant sur le devenir de lieux de détention, de concentration et d’extermination m’a amené, voici six ans, à m’intéresser aux immeubles qui abritèrent la Sicherheitsdienst- Sicherheitspolizei (Sipo-SD), c’est-à-dire, pour faire bref, la Gestapo. Les cerveaux qui organisèrent la déportation des Juifs et des Tsiganes de Belgique vers les camps de la […]
Une participation à un colloque international portant sur le devenir de lieux de détention, de concentration et d’extermination m’a amené, voici six ans, à m’intéresser aux immeubles qui abritèrent la Sicherheitsdienst- Sicherheitspolizei (Sipo-SD), c’est-à-dire, pour faire bref, la Gestapo. Les cerveaux qui organisèrent la déportation des Juifs et des Tsiganes de Belgique vers les camps de la mort avaient installé leurs bureaux, si souvent évoqués dans les récits des témoins, aux 453, 347 et 5101 de l’avenue Louise.
Rendus à leurs propriétaires à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, ces immeubles étaient-ils aisément identifiables dans l’espace public ? Pas vraiment, à l’exception du 453 qui présente une plaque apposée par la RAF en 1947 et une statue érigée en 1993 commémorant l’action de Jean de Sélys Longchamps, le pilote belge qui mitrailla l’immeuble le 20 janvier 1943.
Ainsi, personne ne s’était véritablement intéressé à ces immeubles, laissant s’étioler et s’envoler inexorablement, comme nous le verrons, une partie non négligeable de la mémoire de l’occupation nazie. Jusqu’à l’arri vée, en 1995, de l’historien et cinéaste André Dartevelle. Préparant un film documentaire2, il souhaitait retracer le parcours de certains résistants. Avec l’aval du syndic, le concierge, incrédule, le guida dans les sous-sols et lui permit d’entrer dans les quatre caves alors accessibles sur la vingtaine existante. Il y découvrit, stupéfait, incisées dans le plâtre des murs, les traces de nombreux messages. Appelé à la rescousse, José Gotovitch, à l’époque directeur du Centre d’études et de documentation Guerre et sociétés contemporaines, décida de soutenir une publication. Celle-ci comprend un historique des lieux et de nombreuses photographies3. Les autres caves, pas plus que celles du 453, ne purent être visitées. Ils ne furent plus autorisés par la suite à y retourner. Et comme personne ne reprit le flambeau de cette découverte, les lieux retournèrent à l’oubli.
Survient, en 2007, le colloque évoqué en introduction. Découvrant la publication et le film d’André Dartevelle, et relevant le travail d’investigation qu’il restait à faire, j’ai décidé de m’intéresser de plus près aux évènements qui s’étaient déroulés dans ces immeubles. Au vu des propos rapportés par les témoins, les épisodes vécus n’avaient rien d’anodin ou d’anecdotique. Plusieurs centaines de victimes de la Gestapo ont atrocement souffert aux 453 et 347 de l’avenue Louise, et ce des caves aux derniers étages.
Après avoir consulté les Mo numents et Sites de la Région de Bruxelles-Capitale et rencontré par leur entremise l’un des propriétaires, il m’a semblé essentiel de parvenir à rassembler les personnes concernées et/ou susceptibles d’intervenir pour la conservation des inscriptions pouvant être relevées dans les caves des deux immeubles. Le meilleur moyen d’atteindre cet objectif passait, m’at- il semblé, par l’organisation d’une journée d’étude. Elle se déroula le 21 octobre 2011 à la Bibliothèque royale. Répercutée par les journaux et les médias4, cette action déboucha sur la visite, au 453, de trois caves (sur les dix-sept existantes), qui n’avaient jamais été explorées. Dont une découverte avec l’équipe du journal télévisé de la RTBF comportant de très étonnantes inscriptions, la plupart en bon état, tracées le plus souvent au crayon. Nous y avons relevé des mots, des phrases, des dates, en français, néerlandais, allemand et hongrois. Chacune de ces « traces » s’avérait en soi un témoignage exprimant les vives angoisses éprouvées. Pour tenter d’échapper à cette atmosphère écrasante, certains tentaient de dédramatiser par un trait d’humour.
Profitez de l’occasion. Dormez. R.I.P. Réveil à 6 heures. Chocolat chaud, pistolets beurrés dans la chambre, sonnez deux fois. Pour le service, frapper à la porte5.
Et puis, il y avait ces dessins, beaux, poignants, déchirants, comme ce frêle et pétillant oiseau encagé — sidérant autoportrait —, appliqué sur une toile disposée sur un chevalet. Ou cet autre représentant l’immeuble dans sa totalité. On y discerne avec précision la façade munie de ses fenêtres, la guérite placée sur le trottoir, la porte d’accès aux garages, le toit muni de canons antiaériens. Pourquoi ce prisonnier avait-il tenu à dépeindre les lieux avec une telle précision ? S’était-il dit que l’essentiel était de synthétiser d’un trait, pour le visiteur de l’après-guerre, l’incroyable réalité de ce qui se tramait à chaque étage de cet immeuble ? À savoir que l’on y interrogeait, battait et torturait ? L’immeuble est cerné d’un long trait englobant le mot « Ende ». Fin de parcours, assurément, pour cette victime qui savait parfaitement où elle se trouvait et ce qui l’attendait. Le dessin s’achève en effet par une colline où se dressent trois crucifiés.
Les actes de la journée d’étude sont sortis de presse au printemps 2013. Les contributions traitent de la Sipo-SD à Bruxelles et à Anvers, des inscriptions retrouvées dans les caves des 453 et 347, de celles conservées à Breendonk, Romainville, Cracovie et Cologne. Les récits absolument accablants des témoins donnent la mesure de ce qu’ils vécurent en ces lieux. La journée d’étude s’acheva par une table ronde qui permit d’évoquer la délicate question de l’accès aux caves de l’avenue Louise ainsi que les perspectives de sauvegarde et de conservation des inscriptions. Ces réfl exions furent relayées, quelques semaines plus tard, par des interpellations au Parlement bruxellois et au Sénat. Le 8 novembre 2011, le sénateur André du Bus s’adressa à la ministre de la Culture, de l’Audiovisuel, de la Santé et de l’Égalité des chances à la Communauté française de Belgique, Fadila Laanan. Julie de Groote, alors présidente du Parlement bruxellois, interpela Charles Picqué, ex-président de la Région de Bruxelles-Capitale, le 14 décembre 2011. Et le 17 janvier 2012, le sénateur Francis Delpérée questionna, au Sénat, le ministre de la Défense nationale, Pieter De Crem.
Un exemplaire des actes, accompagné d’une lettre rappelant notre souhait d’avoir accès aux caves, a été adressé à chaque propriétaire, locataire et syndic des 453 et 347 avenue Louise. Cet appel n’a débouché sur aucune nouvelle invitation.
Le 9 octobre 2013, Julie de Groote, chef de groupe CDH au Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, a relancé le débat en s’adressant au ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale, Rudy Vervoort, en charge des Monuments et Sites. Pour lui demander si ses services avaient obtenu une réponse aux lettres adressées par son prédécesseur, Charles Picqué, aux syndics des deux immeubles et pour connaitre ses intentions. Sa réponse fut la suivante : « Que ce soit pour ouvrir l’accès au public ou pour effectuer un travail scientifique, nous nous heurtons à un refus. […] il n’existe pas de mandat de perquisition urbanistique. Toute la difficulté est de trouver l’équilibre entre le droit de propriété et le devoir de mémoire […] Soit on décide qu’il faut garder une trace de ces témoignages et on peut alors imaginer “exfiltrer” les graffitis pour les conserver dans un autre lieu. Soit on décide que c’est le lieu, lui-même qui doit être préservé. Nous devons trancher et, à ce stade, nous n’excluons rien6. » Pour la députée, il serait grand temps de passer à l’action : « On lance la procédure de classement des caves ou bien on risque de passer les graffitis (qui sont notre mémoire collective) à la chaux7. »
La déclaration du ministre-président a été interprétée par la presse, sans doute exagérément, comme une possible menace d’expropriation des caves8. Si pour l’heure rien n’a été décidé, il reste qu’il demeure urgent de procéder au recensement des inscriptions qui s’y trouvent encore. Que faire pour que les propriétaires entendent raison ? Que faire pour qu’ils ouvrent les portes de leurs caves aux responsables du patrimoine ? Leur responsabilité est écrasante. Il n’est en effet pas concevable, on en conviendra, d’afficher une quelconque indifférence à l’égard de ce passé.
Daniel Weyssow a coordonné les actes de la journée d’étude du 21 octobre 2011, qui se sont tenus à la Bibliothèque royale de Belgique, Les caves de la Gestapo. Reconnaissance et conservation, éd. Kimé, 2013.
- Ce dernier abrita un garage, des bureaux, un mess et des caves, qui servirent en septembre 1943 au rassemblement des Juifs rafl és en attente d’être transportés par camions à la caserne Dossin à Malines en vue de leur déportation à Auschwitz.
- André Dartevelle, À mon père résistant, prod. Luc et Jean-Pierre Dardenne, Belgique, 1995.
- André Dartevelle et Isabelle Ponteville, Avenue Louise, 347. Dans les caves de la Gestapo, Centre de recherches et d’études historiques de la Seconde Guerre mondiale, Buch, 1996.
- Mémoire d’Auschwitz asbl, www.auschwitz.be/index.php/fr/. David Courier, journaliste à Télé-Bruxelles, réalisa un reportage diffusé le 21 octobre 2011 (consultable sur internet).
- Traduit du néerlandais : « Profi teert van de okkasie. Slaap. R.I.P. » ; « Opstaan 6u. Warme schocolade. 9 pistolés met boter in de kamer. 2 maal bellen. Schudden voor servis. »
- Patrice Leprince, « Traces de mémoire en péril », Le Soir, 10 octobre 2013.
- Philippe Carlot, « Bruxelles s’interroge : comment conserver l’ex-siège de la Gestapo ? », RTBF.info, 11 octobre 2013.
- Cédric Rosenbaum, « Avenue Louise : exproprier les propriétaires des caves de la Gestapo ? », L’Avenir.net, 16 octobre 2013 ; Christian Laporte, « Caves de la Gestapo : c’est toujours le statuquo ! », La Libre Belgique, 22 octobre 2013.