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Un haïku pour Yves Leterme

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Bernard De Backer

février 2015

Jeu­di 29 avril 2010 entre 14 et 16 heures 30, Parc de Bruxelles. En lisant Katô Shûi­chi, Le temps et l’espace dans la culture japo­naise. Dans ma can­deur naïve de Belge moyen arro­sé par les médias, j’avais ima­gi­né une après-midi his­to­rique et mis le cap sur le Par­le­ment. Par cette splen­dide jour­née de prin­temps, le […]

Jeu­di 29 avril 2010 entre 14 et 16 heures 30, Parc de Bruxelles. En lisant Katô Shûi­chi, Le temps et l’espace dans la culture japonaise.

Dans ma can­deur naïve de Belge moyen arro­sé par les médias, j’avais ima­gi­né une après-midi his­to­rique et mis le cap sur le Par­le­ment. Par cette splen­dide jour­née de prin­temps, le parc où s’est jouée la révo­lu­tion1 de 1830 est enva­hi de pro­me­neurs : amou­reux, flâ­neurs, étu­diants, lec­teurs, gym­nastes, musi­ciens… Les fon­taines ploient sous le vent et aspergent les pas­sants. Vais-je ouïr la son­nette d’alarme ? Me heur­ter à des grappes de mili­tants du Vlaams Belang, agi­tant des ori­flammes jaunes et noires ? Entendre Oli­vier Main­gain uti­li­ser des armes de com­pa­rai­sons mas­sives ? Face au siège néo­clas­sique de l’assemblée, appuyé aux grilles de métal noir, je contemple la scène en ce jour d’apocalypse, selon les termes d’Albert Frère déjà réfu­gié dans sa vil­la de Marrakech.

Il n’y a per­sonne. Ou presque.

Des ran­gées d’écoliers passent devant le MP de fac­tion, un gars rou­geaud au crâne rasé qui règle le bal des limou­sines lus­trées. Mais il n’a pas grand-chose à faire et se contente de prendre le soleil en pous­sant le men­ton. Les enfants qui babillent jettent un coup d’œil sur le bâti­ment, puis pour­suivent leur che­min en sau­tillant d’une jambe sur l’autre. Un camé­ra­man fait le pied de grue en s’accrochant à son engin ; un bus à impé­riale Visit Brus­sels Line ralen­tit, des tou­ristes se lèvent d’un bond pour mitrailler le fron­ton du Parlement.

À ma droite, venant du théâtre, un homme dans la soixan­taine accom­pa­gné d’un autre, plus jeune et un peu pataud, regarde dans la même direc­tion. L’ainé porte bar­bi­chette poi­vrée et che­mise à car­reau : un look d’intellectuel néo­ru­ral. Je lui adresse la parole en fran­çais ; il me répond gen­ti­ment en fla­mand et nous conti­nuons dans sa langue, si fami­lière depuis mon enfance. Il vient d’un vil­lage au nord de Turn­hout, à cinq kilo­mètres de la fron­tière néer­lan­daise. Ah ! Comme c’est curieux, j’ai vécu non loin de là, lui dis-je. Je me sou­viens de l’école pri­maire et de son toit de chaume, de mes copains bisexués lin­guis­tiques, de l’incessant mélange des langues. Cela l’ennuie de devoir voter le 13 juin, car il a des pro­jets de voyage. Il en a assez de ces poli­ti­ciens fla­mands qui surfent sur la vague com­mu­nau­taire. Voter, cela va chan­ger quoi ? Il va s’abstenir et ce sera bien la pre­mière fois de sa vie. Il se sent fla­mand d’abord, belge ensuite, comme il l’a racon­té à des Pari­siens lors d’un voyage. Ils étaient tout éton­nés. Ah, ces Fran­çais ! Mais où est le pro­blème ? Il n’est pas sépa­ra­tiste, loin de là. Il a appris la langue de Vol­taire après sa retraite, car il adore voya­ger en France. C’est d’ailleurs là qu’il veut être le 13 juin, pas dans un iso­loir de Turnhout.

Puis, répon­dant à mes ques­tions, mon voi­sin se lance dans une très longue his­toire où s’entremêlent celle de sa famille et celle de la Bel­gique, qu’il semble connaitre sur le bout des doigts. Son père a été col­la­bo­ra­teur pen­dant la guerre, me confie-t-il sans honte. Il a fait de la pri­son à la Libé­ra­tion, car il s’était fait stu­pi­de­ment membre de la « zwarte bri­gade », la milice pri­vée du VNV2, deux semaines avant la capi­tu­la­tion des Alle­mands. Mili­tant natio­na­liste fla­mand depuis qu’il avait vu un de ses amis abat­tu à côté de lui par la police, lors d’une mani­fes­ta­tion à Anvers, en 1920. C’était dans la fou­lée de la guerre 14 – 18 où les trou­fions fla­mands étaient envoyés à la bou­che­rie par des offi­ciers fran­co­phones qui leur ordon­naient de mou­rir « du bout des lèvres ».

Leur slo­gan était « Alles voor Vlaan­de­ren, niekske voor Bel­giekske ». « Bon­heur dedans, démons dehors », dit-on un peu dif­fé­rem­ment au Japon.

Puis l’homme me parle avec pas­sion d’une de ses tantes, une fran­co­phone anver­soise de la haute qui avait écrit des livres et appris un peu de patois pour com­mu­ni­quer avec ses pauvres. Il me l’évoque très lon­gue­ment, avec force détails, sur la base d’une bio­gra­phie qu’il a trou­vée par hasard dans une bra­de­rie pour deux euros. Son fils défi­cient men­tal s’impatiente, puis finit par s’assoir sur un banc à côté du jet d’eau. Mon voi­sin conti­nue son his­toire, empor­té par le dérou­lé de cette généa­lo­gie dans laquelle il est plon­gé depuis sa retraite. Je m’informe de son métier. Était-il pro­fes­seur ? Non, non ! Il a tra­vaillé en usine toute sa vie, à Anvers. Ouvrier élec­tri­cien spé­cia­li­sé, les lampes à incan­des­cence. Et que pense-t-il d’une éven­tuelle uni­fi­ca­tion de la Flandre aux Pays-Bas, lui qui habite si près de la fron­tière ? « Ah, vous vou­lez rire ? Dès que je passe la fron­tière hol­lan­daise, même du côté de Bar-le-Duc, je me sens dans un autre monde, encore plus qu’en Wal­lo­nie. Ces gens, sur­tout vers le Nord, ce sont des puri­tains qui nous regardent de haut. Ils sont bien ordon­nés et orga­ni­sés, ce n’est pas désa­gréable quand on est de pas­sage, mais ce ne sont pas des gens comme nous. En 1830, on les a chas­sés avec des canons. Ici même ! »

Un par­le­men­taire en ves­pa sort du par­king et se fait gui­der par le MP au crâne rasé. Le camé­ra­man est par­ti s’assoir sur un banc, près du fils han­di­ca­pé qui écoute son MP3. L’histoire de mon voi­sin inta­ris­sable com­mence à me las­ser et je lui dis que j’ai un ren­dez-vous. Par­ti faire un tour autour du parc, je finis par reve­nir et m’assoir sur un banc près d’un jet d’eau. Je me replonge dans Le temps et l’espace dans la culture japo­naise, la culture de « l’ici et main­te­nant » qui s’exprime dans la scé­no­gra­phie du nô et la briè­ve­té du haï­ku. « Lais­ser filer le pas­sé », conseille un pro­verbe nip­pon, « demain souf­fle­ra le vent de demain ».

Retour devant la grille, sait-on jamais. Il est près de 16 heures et une jeune femme bien mise scrute le Par­le­ment. Elle parle fran­çais — avec un accent de bonne famille gan­toise —, en a marre des poli­ti­ciens qui nous prennent pour des idiots en nous disant qu’ils étaient « tout près d’un accord ». Com­ment peut-on les croire ? Elle est fran­co­phone de Flandre par sa mère, mais elle vit et tra­vaille à Bruxelles, à Ander­lecht. Bruxelles, un pro­blème ? On ferait mieux de la lais­ser aux Arabes. D’ailleurs, c’est déjà à moi­tié fait. Puis elle me parle sans tran­si­tion de ses cou­sins qui sont dans une troupe scoute fran­co­phone à Anvers, mais quand ils chantent ensemble ils doivent chan­ter en flamand !

Il y a du mou­ve­ment sous le péri­style. Deux hommes sortent du Par­le­ment. Nous écar­quillons les yeux. Pas un jour­na­liste en vue. Mais oui ! C’est Yves Leterme et un de ses atta­chés ! Ils vont cer­tai­ne­ment mon­ter dans une limou­sine et se faire gui­der par le MP, de plus en plus rouge sous le soleil impla­cable. Erreur, ils conti­nuent à pied et tra­versent benoi­te­ment la rue de la Loi dans notre direc­tion. Un gros quatre fois quatre lui­sant manque de les écra­ser au milieu du gué. « Ah, me dit ma voi­sine d’une voix haut per­chée, vous avez vu ? Leterme écra­sé devant le Par­le­ment, quelle bonne his­toire ! » Le camé­ra­man est endor­mi sur son banc et a man­qué stu­pi­de­ment la scène. Yves Leterme conti­nue et pénètre dans le parc, marche d’un pas léger, déten­du et sou­la­gé. Il nous fait un petit signe — sou­rire aux oreilles — salue quelques badauds, conti­nue son che­min vers le jet d’eau qui asperge les pro­me­neurs assis sur de gros bancs bruns. Sous le coup de l’émotion, je com­pose un haï­ku boiteux.

Bruine de prin­temps, banc de bois

À remuer les pierres l’homme se lasse

Sou­rire léger au terme de l’effort

  1. Les Fla­mands disent « omwen­te­ling », ce qui signi­fie « retour­ne­ment » et non « révolution ».
  2. Vlaams Natio­naal Ver­bond, mou­ve­ment natio­na­liste et raciste fla­mand qui a notam­ment par­ti­ci­pé à la Nuit de cris­tal anver­soise en 1941 avec les SS.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur