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Un excès de langage

Numéro 10 Octobre 2001 par Théo Hachez

février 2009

Ins­crire le ter­ro­risme dans les caté­go­ries de la com­mu­ni­ca­tion, ce n’est pas esqui­ver l’essentiel en légi­ti­mant une sai­sie super­fi­cielle des évè­ne­ments. Ce n’est pas élu­der cadavres et ruines ou les consi­dé­rer pour rien, mais prendre en compte la façon dont les uns et les autres agissent sur les esprits. Est-il cynique que de par­tir du point de vue que c’est là leur prin­ci­pale rai­son d’être ? Ou encore d’avancer que les consé­quences du 11 sep­tembre tien­dront avant tout de ce que l’on en pen­se­ra ? De toute façon, c’est sans doute pré­ve­nir au mieux l’engrenage de vio­lence dont nous aurons bien du mal à nous dégager. 

Car déjà les évè­ne­ments nous arrivent comme des modes d’emploi, tant il est impos­sible de les rela­ter sans faire par­ta­ger l’émotion qu’ils sont cen­sés pro­vo­quer, sans ajou­ter la peur à la peur. Ain­si les quo­ti­diens du groupe Sud Presse, le mer­cre­di 12, por­taient ce seul titre : « Ter­reur sur l’Amérique ». Le pre­mier mot était en rouge, et le tout sur fond d’une pho­to pleine page sai­sis­sant l’instant de l’effondrement de la seconde tour. Faut-il dénon­cer une dérive sen­sa­tion­na­liste ou tout sim­ple­ment rele­ver qu’à l’évènement s’est déjà impo­sé l’effet qu’il doit pro­duire sur le lec­teur ? Assu­ré­ment, les tré­sors de la rhé­to­rique, celle des jour­naux après celle de la télé­vi­sion, ne s’ajoutent pas aux atten­tats comme un corps étran­ger ou comme une infla­tion aus­si mal­saine qu’insignifiante, et il est dif­fi­cile de croire qu’ils n’en sont pas par­tie pre­nante comme la condi­tion et la sanc­tion du pro­jet, tant ils sont prévisibles. 

Il est vrai de dire que la guerre psy­cho­lo­gique est aus­si vieille que la guerre elle-même. Mais s’il s’agit tou­jours de pro­vo­quer l’adversaire ou de le démo­ra­li­ser, cet enjeu attire à lui des stra­té­gies de plus en plus auto­nomes et déta­chées de la « vraie guerre », La com­mu­ni­ca­tion est deve­nue un enjeu spé­ci­fique de la vie sociale, en rai­son notam­ment des puis­santes machines à com­mu­ni­quer qui bous­culent les capil­la­ri­tés des réseaux anciens : la scène des médias est une scène mon­diale sur laquelle se confrontent, dans un espace-temps réduit mais mobile, des regards dif­fé­rents et naguère cloisonnés. 

UNE MISE EN SCÈNE PROVOCATRICE 

L’étiquette « ter­ro­riste » gêne. Appo­sée sur tel ou tel acte, elle fait certes dif­fi­cul­té par l’évaluation qu’elle implique. Le ter­ro­risme, c’est tou­jours l’autre : per­sonne ne s’en reven­dique, mais, entre enne­mis, on s’en accuse, et sou­vent réci­pro­que­ment. La vio­lence nue et aveugle, hors de tout qua­drillage ins­ti­tu­tion­nel, déli­bé­rée et pré­mé­di­tée, s’autorise tou­jours d’une cause supé­rieure, voire trans­cen­dante, qui l’identifie et/ou d’un abus de droit anté­rieur qui la légi­time. Selon que l’on recon­nait la vali­di­té de l’une ou l’autre, la qua­li­fi­ca­tion de ter­ro­riste sera ou non retenue. 

Ces repères, comme on le voit, sont rela­tifs. Sans consi­dé­ra­tion des juge­ments qu’ils impliquent, la caté­go­rie du ter­ro­risme est aujourd’hui usuel­le­ment appli­quée à des actes vio­lents des­ti­nés d’abord à pro­duire un effet sur les esprits plu­tôt que de réelles des­truc­tions. Prendre en compte cette logique objec­tive, c’est renon­cer à la conti­nui­té fal­la­cieuse à laquelle invitent les appré­cia­tions morales ou socio­po­li­tiques, pour n’envisager qu’un mode d’action étroi­te­ment dépen­dant du contexte cultu­rel où il se déploie : l’acte ter­ro­riste lui-même, et plus encore sa mise en scène, s’inscrivent dans la socié­té de la com­mu­ni­ca­tion. L’objectif est de pro­duire l’évènement qui force le regard, de pré­pa­rer ou d’anticiper la confi­gu­ra­tion de cette matière brute en infor­ma­tion et en spec­tacle à par­ta­ger et d’en doser les effets ; ain­si appro­prié, il fonc­tion­ne­ra désor­mais comme un test pro­jec­tif pour des publics convo­qués autour de lui par la télé­vi­sion, la radio et les journaux. 

À l’opposé du coup de force pur qui impose immé­dia­te­ment par les faits sa propre signi­fi­ca­tion uni­la­té­rale, la mise en scène ter­ro­riste, avec ses ombres et ses arn­bigüi­tés, se pré­sente alors comme un « révé­la­teur sym­bo­lique » qui, sou­vent énig­ma­tique, ins­tru­men­ta­lise les réac­tions qu’il pro­voque. Dans le cas du 11 sep­tembre, comme on le ver­ra, le cal­cul des signes et de leur réso­nance sur les parois des cli­vages poli­tiques, cultu­rels ou reli­gieux, la place lais­sée aux incer­ti­tudes et aux inter­pré­ta­tions et la mesure de l’emprise des engre­nages pro­fes­sion­nels de la com­mu­ni­ca­tion relèvent d’une ges­tion fine qui, par hypo­thèse, peut être dis­tin­guée de la logique inten­tion­nelle (expres­sive ou rituelle) des meur­triers de terrain. 

Car les atten­tats du 11 sep­tembre se dis­tinguent par leur for­mule com­mu­ni­ca­tion­nelle. Au contraire des bombes ano­nymes aban­don­nées dans des lieux publics indis­tincts aux­quelles seule la reven­di­ca­tion va appor­ter du sens, ils sont d’abord un énon­cé ren­du trans­pa­rent par le choix des cibles visées et ren­du spec­ta­cu­laire par un pro­cé­dé d’énonciation qui ont pro­duit les images que les télé­vi­sions du monde ne se lassent pas de redif­fu­ser. Cette lisi­bi­li­té, défi lim­pide à l’ordre du monde, contraste déli­bé­ré­ment avec le vide de la reven­di­ca­tion : c’est le seul élé­ment posi­ti­ve­ment acquis sur l’identité des com­man­di­taires que cette volon­té de lais­ser en blanc la cause ou les com­man­di­taires. Les traces lais­sées par les auteurs et, sur­tout, la dési­gna­tion d’un cou­pable ont auto­ri­sé un inter­prète poli­tique du mes­sage (Ben Laden) sans que ce der­nier ait eu à assu­mer la res­pon­sa­bi­li­té publique de l’acte. Les incer­ti­tudes qui sub­sistent se com­binent avec un doigt poin­té sur l’islam et consti­tuent autant de lignes de fuite pour une opi­nion qui juge l’accusation insup­por­table : ain­si se construit un scé­na­rio ren­ver­sé de la manipulation. 

UN VIOL MÉDIATIQUE 

Au-delà de toute appré­cia­tion morale, le ter­ro­risme contem­po­rain peut être redé­fi­ni objec­ti­ve­ment comme l’instrumentalisation, à des fins pro­vo­ca­trices, d’une vio­lence for­ma­tée qui, s’assurant ain­si un accès aux médias, est dès lors pro­duite comme exem­plaire. Certes, cette intru­sion s’opère, dans un pre­mier temps, sous le plus mau­vais jour du mons­trueux et de l’inhumain, mais elle force un regard dif­fé­ren­cié des socié­tés, cher­chant leurs lignes de frac­ture. En par­ti­cu­lier, elle met à pro­fit une dis­po­si­tion des socié­tés occi­den­tales sécu­la­ri­sées où la mort et l’expérience com­mune des fins ultimes sont refou­lées de par­tout, et où la fra­gi­li­té de l’humanité n’est plus acces­sible dans l’appréhension com­mune que sur le mode média­tique. Aux socié­tés domi­nées et à tous ceux que l’ordre du monde insa­tis­fait, on offre un ins­tant de car­na­val, voire le dévoi­le­ment com­pen­sa­toire d’un ordre supé­rieur dans une logique apocalyptique. 

Dans ce contexte, la média­ti­sa­tion ne touche pas seule­ment à l’ampleur atten­due de la dif­fu­sion d’un « mes­sage ter­ro­riste », mais elle le confi­gure, le pro­file dans un contexte à ce point pré­vi­sible qu’elle rétro­agit poten­tiel­le­ment sur la logique d’action fina­le­ment sou­mise à l’effet visé sur les esprits. De ce point de vue, les atten­tats du 11 sep­tembre consti­tuent un cas limite : l’ampleur des des­truc­tions et le nombre de vies per­dues ne sont balan­cés que par le carac­tère lisible des signes atteints et le carac­tère spec­ta­cu­laire du modus operandi. 

Le viol média­tique que consti­tue le ter­ro­risme pro­voque une logique d’affrontements : les appels à la « guerre sainte » d’un Ben Laden, frai­che­ment héroï­sé par la balour­dise amé­ri­caine, appels qui auraient occu­pé trois lignes dans le coin infé­rieur des pages inter­na­tio­nales des quo­ti­diens du 10 sep­tembre, se trouvent aujourd’hui lar­ge­ment expo­sés et com­men­tés à la vitrine des jour­naux et des chaines de télé du monde entier. L’existence d’une scène unique, quoique mor­ce­lée, n’honore pas la pro­messe iré­nique d’un vil­lage mon­dial du moment qu’elle ne peut abri­ter et faire par­ta­ger que des repré­sen­ta­tions cau­che­mar­desques savam­ment orches­trées pour avi­ver les cli­vages et sus­ci­ter la haine ou l’émeute dans les gra­dins. Cette mon­dia­li­sa­tion-là défie la res­pon­sa­bi­li­té des porte-parole, poli­tiques ou reli­gieux, dans leur ges­tion des sym­boles vec­teurs d’identité.

PETIT LEXIQUE DE LA TERREUR

Pris dans cette logique de com­mu­ni­ca­tion, les élé­ments ciblés et dégra­dés par la vio­lence prennent poten­tiel­le­ment valeur de signes. Dans le cas du 11 sep­tembre, la lisi­bi­li­té tient du fait que les atten­tats ont atteint des signes déjà for­te­ment consti­tués : les tours du World Trade Cen­ter et le Pentagone. 

Sans consi­dé­rer le fait que d’autres cibles plus poli­tiques étaient pré­vues, l’association syn­taxique des bâti­ments atteints met en évi­dence un signi­fié com­mun : la « puis­sance amé­ri­caine domi­nant le monde » qui se trouve décli­née sur les registres éco­no­mique et mili­taire. Par là même, si l’on reste rivé à la logique des signes, ce qui se trou­vait impli­qué, c’était ni plus ni moins que l’ordre du monde. Tout aus­si signi­fi­ca­tifs sont les choix para­dig­ma­tiques qui se des­sinent en creux : les stu­dios d’Hollywood, les églises ou le Capi­tole ont été épar­gnés. L’absence de toute reven­di­ca­tion laisse le champ libre à l’évidence de ce voca­bu­laire emprun­té dont l’énoncé par la des­truc­tion vaut à elle seule discours. 

De ce démon­tage élé­men­taire sur­gissent deux réflexions quant à la logique qui a pré­si­dé à l’acte. La pre­mière est un para­doxe. La logique dis­cur­sive des ter­ro­ristes tient dans sa néga­ti­vi­té : le signe ne peut être (d)énoncé comme tel que par la des­truc­tion maté­rielle de son sup­port. Pour dire, il faut détruire. Affir­ma­tion et néga­tion se trouvent ain­si réunies dans le même acte : prendre la peine de détruire, c’est recon­naitre la per­ti­nence des signes que l’on atteint. 

Lais­sé dans le vide de l’énonciation et des inten­tions, le dis­cours qui s’ébauche fédère deux camps : celui de l’acceptation et celui de la contes­ta­tion de cet ordre mon­dial. Tel est le piège dia­bo­lique, au sens ori­gi­nel du terme : il force un repère fatal, une divi­sion mani­chéenne. Les contes­ta­taires se retrouvent, mal­gré eux, les mains ensan­glan­tées ou en défaut de rigueur ; les autres qui sou­tiennent cet ordre du monde ou y par­ti­cipent seule­ment, dans la même logique, peuvent d’autant moins reven­di­quer l’innocence que, même vic­times des ter­ro­ristes, ils appellent à eux le sang des vic­times de la future vengeance. 

DÉTRUIRE POUR DIRE 

Au-delà, on serait por­té à croire qu’il y aurait chez les ter­ro­ristes une sur­éva­lua­tion déli­rante de l’action sur les signes dans la mesure où la des­truc­tion du signi­fiant (les tours et les bâti­ments) vau­drait celle du signi­fié (la puis­sance amé­ri­caine). Ain­si brule-t-on des dra­peaux. Si ce fonc­tion­ne­ment est éten­du au monde maté­riel, celui-ci n’est plus que lan­gage, les appa­rences sen­sibles ne sont plus que reflets d’un monde imma­té­riel plus vrai que lui et sur lequel on pour­rait agir de façon tran­si­tive par signes inter­po­sés : les gestes perdent toute valeur opé­ra­tive pour deve­nir des rituels. Mais on doit bien aper­ce­voir que cette sur­es­ti­ma­tion de l’action sur les signes que l’on sup­po­se­rait bien logée au cœur de l’acte ter­ro­riste prend pied sur le dis­cours d’affirmation qui forme les signes expo­sés à la des­truc­tion et en pro­clame la véri­té supé­rieure : l’érection de tours de cent-dix étages fait aus­si par­tie d’une socié­té où la pré­sence des signes est obsé­dante, tant on y croit aux « effets d’image » comme la mani­fes­ta­tion d’un autre monde caché, domi­nant les appa­rences, et sur lequel le tra­vail du dis­cours publi­ci­taire où les rela­tions publiques don­ne­raient une prise ultime. Si les com­bats poli­tiques, si les triomphes éco­no­miques se gagnent ou se perdent dans l’arène des médias par les « effets d’image », on en vient à oublier que, comme le rap­pe­lait Freud, un cigare est par­fois seule­ment (et tou­jours aus­si) un cigare. 

C’est effec­ti­ve­ment ce cal­cul des signes qui a occu­pé le devant de la scène télé­vi­suelle lais­sant dans l’ombre les vies per­dues. Certes, leur nombre mas­sif mais incer­tain ne per­met­tait pas de glose com­pa­ra­tive. Certes aus­si, l’élaboration en dis­cours de ce qui se don­nait d’abord comme une catas­trophe était com­pli­quée par l’ampleur du désastre qui fai­sait, dans la stu­pé­fac­tion du direct, envi­sa­ger la vraie guerre. Face à l’innommable, for­cés d’y assis­ter et d’en faire par­ta­ger le par­achè­ve­ment, les médias, à la suite de C.N.N., n’ont pas opté tout de suite entre le registre de la guerre et celui du ter­ro­risme : « Ame­ri­ca under attack ». De même, à la dif­fé­rence de nombre d’officiels amé­ri­cains, le pré­sident Bush pas­sa plus de qua­rante-huit heures avant de pro­non­cer le mot de guerre. 

CAPTATION ET ARRÊT SUR IMAGES 

Au-delà des signes, les médias. C’est sous la forme d’un direct télé­vi­sé que les atten­tats du 11 sep­tembre aux États-Unis se sont d’emblée impo­sés comme un évè­ne­ment du « monde mon­dia­li­sé ». Mais n’en illus­trent-ils pas l’épineuse hété­ro­gé­néi­té, for­çant la ren­contre, dans l’espace-temps limi­té d’une scène spec­ta­cu­laire, de logiques dis­tinctes ? Autre­ment dit, soit on part de l’idée que la per­cep­tion et l’état d’esprit que pri­vi­lé­gie le trai­te­ment média­tique sont ins­crits dans la logique inten­tion­nelle des atten­tats. Et on en tire qu’au-delà des des­truc­tions réelles cette logique tran­si­tive sai­sit une fra­gi­li­té des socié­tés occi­den­tales qui refoulent leur être sym­bo­lique et ne sont plus per­méables mas­si­ve­ment à leur iden­ti­té que, par tube catho­dique inter­po­sé, dans cette appré­hen­sion par­ta­gée du direct de l’évènement : l’arrêt sur le « temps réel », pour le foot comme pour les atten­tats, déter­mine un ren­dez-vous iden­ti­taire. Ou bien on s’accorde à réduire l’intention à un simple délire expres­sif dont l’énonciation ren­con­tre­rait for­tui­te­ment, mais pour­rait-on dire génia­le­ment, le for­mat télévisuel. 

Comme on l’a avan­cé plus haut, la capa­ci­té de convo­quer un public dis­po­nible à par­ti­ci­per au faire de l’évènement dans sa por­tée sym­bo­lique brute, dans l’expansion de sa vibra­tion à ce qui n’a pas (encore) de nom ne consti­tuent pas une dimen­sion auto­nome ou ajou­tée de ce qui se pro­duit sous ses yeux, mais bien un élé­ment domi­nant ou consti­tu­tif de la scène pri­male. La mise en pré­sence des des­truc­tions condi­tionne la par­ti­ci­pa­tion cap­ti­vante à un spec­tacle qui fait retour sur lui en se gros­sis­sant des réac­tions qu’il suscite. 

La pré­gnance de cette expé­rience com­mune éla­bo­rée dans le pré­sent média­tique pré­dis­pose à la méta­phy­sique. Dans la nudi­té ter­rible des sym­boles expo­sés, dans leur inex­pli­cable mais esthé­tique des­truc­tion, s’impose une lec­ture de l’absolu en action que la mort, au nombre encore indé­fi­ni, vient scel­ler. On a atten­té à l’ordre du monde et, pire, dans l’instant même on l’a dévoi­lé. Désor­mais, cette scène à l’esthétique effroyable et que les médias ont fixé fera fond com­mun à tous les récits expli­ca­tifs, la ren­dant irré­cu­pé­rable. Aus­si bien les médias arrêtent-ils le par­tage d’une appré­hen­sion com­mune, celle de l’incompréhensible fata­li­té des choses premières. 

Dans l’intensité du moment par­ta­gé se construit immé­dia­te­ment la conscience d’un avant et d’un après le 11 sep­tembre. Une rup­ture que les récits qui s’amorcent peinent à rela­ti­vi­ser dans leur enchai­ne­ment des pré­cé­dents, des causes et des acteurs. Car c’est comme si, à tra­vers elle, les vraies pola­ri­tés du monde se révé­laient bru­ta­le­ment et entrai­naient avec elles une relec­ture active, des­si­nant les contours, creu­sant les fron­tières pro­fondes entre le bien et le mal : dans le monde musul­man, dans les flux finan­ciers … il fau­dra désor­mais dis­tin­guer le propre du sale. 

Ain­si les médias ont-ils natu­rel­le­ment trans­for­mé l’évènement en une expé­rience apo­ca­lyp­tique. Les dif­fé­rences sont écra­sées dans le bloc qu’il faut consti­tuer face aux évè­ne­ments, toute dis­si­dence étant sus­pecte de ne pas prendre la mesure de ce qui s’est pas­sé. Cette por­tée révé­la­trice de l’attentat tient bien sûr de l’antériorité et de la soli­di­té des sym­boles mis à mal, mais elle doit être repla­cée dans le cadre des socié­tés sécu­la­ri­sées qui s’appréhendent comme plu­rielles voire indi­vi­dua­listes et prag­ma­tiques et donc peu dis­po­sées à se voir impo­ser ce type d’expériences com­munes. Désor­mais, cette fas­ci­nante pré­sence de la socié­té à elle-même et la capa­ci­té qu’elle a de géné­rer de l’identité semblent indis­so­lu­ble­ment liées à la média­tion télévisuelle. 

Mais la démo­ra­li­sa­tion publique, rare­ment pro­duc­tive pour les auteurs à visage décou­vert, peut ne consti­tuer qu’un objec­tif inter­mé­diaire, un ins­tru­ment des­ti­né à appuyer une reven­di­ca­tion adres­sée aux seuls gou­ver­nants ou encore à mani­pu­ler ceux-ci. C’est la face sombre du ter­ro­risme, sou­vent des­ti­née à res­ter com­plè­te­ment igno­rée du public, et qui contraste bru­ta­le­ment avec son autre face absor­bante et spec­ta­cu­laire. La lec­ture des atten­tats de New York et de Washing­ton reste pos­sible tant qu’on ne s’intéresse qu’à son voca­bu­laire ou à sa média­ti­sa­tion. Mais ces élé­ments cen­traux se détachent d’un océan d’ombres qui nimbent les inten­tions ou les moti­va­tions ultimes. Le risque, en l’oubliant, est de repous­ser les atten­tats dans le seul registre expres­sif (le cri de souf­france que l’on pousse lorsqu’on se coince les doigts dans la porte) ou encore d’inférer une stricte moti­va­tion reli­gieuse (l’acte ne vau­drait rien ici-bas, mais seule­ment en consi­dé­ra­tion de l’au-delà). Dans l’un et l’autre cas, on psy­chia­trise a prio­ri les actes posés, on nie leur por­tée poli­tique éven­tuelle, qu’elle soit ou non illu­soire. Outre qu’il s’agit là d’une pro­pen­sion de la scène poli­ti­co-média­tique amé­ri­caine, cette voie de l’irrationnel semble contre­dite par le raf­fi­ne­ment des choix ter­ro­ristes en matière de com­mu­ni­ca­tion. Sans doute faut-il dès lors en infé­rer une orga­ni­sa­tion com­par­ti­men­tée où les dif­fé­rents registres inten­tion­nels coexistent séparément. 

SIGNES ET CROYANCES 

Le direct et le trai­te­ment média­tique qui le pro­longe, ali­gné sur le carac­tère sym­bo­lique des des­truc­tions, sont à rap­pro­cher du modus ope­ran­di des atten­tats. Comme les avions, la puis­sance tech­nique des médias est détour­née en plein vol et devient une méca­nique pro­dui­sant dans l’instant les effets puis­sants et incon­trô­lables que l’on a vus. Aucun contre-feu n’est envi­sa­geable : la cen­sure qui s’est exer­cée sur la mons­tra­tion des restes humains ne consti­tue qu’une faible res­tric­tion secon­daire. Il va de soi aus­si que cette cou­ver­ture média­tique pré­vi­sible est intrin­sè­que­ment conte­nue dans l’acte des­truc­teur, qu’elle en est par­tie pre­nante, mais que l’incertitude plane sur le lieu de son arti­cu­la­tion avec l’acte dans son orga­ni­sa­tion même et dans la conscience des acteurs. De cela, il faut tenir compte pour qua­li­fier les faits et, en l’absence de toute reven­di­ca­tion, pour dési­gner la nature de la folie meur­trière qui s’est exercée. 

À défaut d’engager une épreuve de force mili­taire, ou d’éroder réel­le­ment la pre­mière puis­sance du monde, il s’agissait d’abord, pour les ter­ro­ristes de pro­duire cette scène dans le pro­lon­ge­ment d’une dis­po­si­tion men­tale qui trans­forme tem­po­rai­re­ment le monde en mani­fes­ta­tion d’une volon­té exté­rieure et trans­cen­dante. Dans cette confi­gu­ra­tion, le monde (y com­pris les êtres humains qui l’habitent) ne vaut que comme signe ou sym­bole d’une véri­té totale qui le tra­vaille : elle seule compte et la vie ne prend sens que dans la révé­la­tion de cet abso­lu. De ce point de vue, les atten­tats du onze sep­tembre consti­tuent un cas limite : l’ampleur des des­truc­tions et le nombre de vies per­dues ne sont balan­cés que par le carac­tère lisible des signes atteints et le carac­tère spec­ta­cu­laire du modus operandi. 

CONTRE LES RÉCUPÉRATIONS GUERRIÈRES ET LES AUTRES 

Envi­sa­ger les atten­tats du 11 sep­tembre comme une cam­pagne de publi­ci­té évè­ne­men­tielle peut sem­bler sacri­lège au regard du sort des quelque six mille vic­times directes et de l’enchainement guer­rier dans lequel ils s’inscrivent désor­mais. Mais si un tel regard s’avère per­ti­nent, l’analyse qu’il sug­gère ne consti­tue-t-elle pas un préa­lable aux gloses infi­nies qui, s’autorisant de l’évènement, gênent d’autant plus qu’elles viennent par­ache­ver le pro­gramme ter­ro­riste ? N’est-ce pas entrer dans le jeu de la pro­vo­ca­tion, celle qui a armé et confor­té les anges sui­ci­daires, que de vou­loir d’emblée récu­pé­rer gra­vats et cadavres, fût-ce dans de nobles des­seins. Qu’on le veuille ou non, on se trouve alors à dis­pu­ter, en fâcheuse com­pa­gnie, avec les ins­ti­ga­teurs et les revan­chards, le sta­tut de spon­sor des évè­ne­ments : les mal­heurs du monde n’ont pas méri­té cela, ses injus­tices non plus, pas plus que les vic­times n’ont méri­té qu’on signe en leur nom les mis­siles envoyés sur Kaboul. D’un monde inac­cep­table doit-on accep­ter en plus qu’il ne puisse être « révé­lé » et pris en compte comme tel qu’à la vue de tels massacres ? 

À l’évidence, il faut donc cou­per l’acte ini­tial de toute récu­pé­ra­tion (Ben Laden, qu’il soit ou non à comp­ter par­mi ses orga­ni­sa­teurs, ses met­teurs en scène ou seule­ment par­mi ses inter­prètes) ou bel­li­queuse (Bush). Car en fai­sant des morts volon­taires, autant d’arguments polé­miques pour actua­li­ser une vision du monde, si clair­voyante, si juste, si cri­tique, si géné­reuse … soit elle, même par la contra­dic­tion, on fait abou­tir le pro­jet de leur ins­tru­men­ta­li­sa­tion. Et, cap­tif du mons­trueux et de la fas­ci­na­tion, on leur donne raison. 

Désar­ti­cu­ler la logique hal­lu­ci­née des faits de leur mise en scène macabre, c’est non seule­ment une hypo­thèse inter­pré­ta­tive que l’on pressent de plus en plus comme fon­dée, c’est aus­si une option poli­tique, la seule qui me semble sus­cep­tible d’ajuster une réac­tion cor­recte et de désa­mor­cer une méca­nique guer­rière aveugle qui tout à la fois et para­doxa­le­ment exé­cute le pro­gramme ter­ro­riste et le pro­duit comme alibi. 

La sur­vie d’une socié­té du débat exige donc de se ris­quer en amont dans l’exploitation qui est faite de ses fra­gi­li­tés et de ses refou­le­ments qui s’avèrent de pro­di­gieux points de levier pour les entre­prises de pro­pa­gande les plus cyniques. Pour conti­nuer à consi­dé­rer le ter­ro­risme comme un intrus de la socié­té de la com­mu­ni­ca­tion, il faut mon­trer à quel point il en prend en compte les défi­cits d’identité, à quel point il vise l’angle mort des médias. L’oubli de soi, qua­li­té propre aux domi­nants au même titre que l’appropriation des valeurs uni­ver­selles, voi­là autant de dis­po­si­tions confor­tables qui, peu acces­sibles au doute quo­ti­dien, ne peuvent être ébran­lées et inter­ro­gées que par un séisme média­tique. Aus­si bien toute accu­sa­tion som­maire des médias ne débouche que sur une impasse dans la mesure où elle ne pointe pas l’absence d’autres outils de dia­logue et de com­pré­hen­sion, l’absence d’autres miroirs que ceux qui per­mettent à la logique évè­ne­men­tielle du ter­ro­risme de convo­quer une audience mon­diale et de for­cer, par l’imposition de ses repères spé­cieux, un ren­ver­se­ment des valeurs.

Théo Hachez


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