Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Un excès de langage
Inscrire le terrorisme dans les catégories de la communication, ce n’est pas esquiver l’essentiel en légitimant une saisie superficielle des évènements. Ce n’est pas éluder cadavres et ruines ou les considérer pour rien, mais prendre en compte la façon dont les uns et les autres agissent sur les esprits. Est-il cynique que de partir du point de vue que c’est là leur principale raison d’être ? Ou encore d’avancer que les conséquences du 11 septembre tiendront avant tout de ce que l’on en pensera ? De toute façon, c’est sans doute prévenir au mieux l’engrenage de violence dont nous aurons bien du mal à nous dégager.
Car déjà les évènements nous arrivent comme des modes d’emploi, tant il est impossible de les relater sans faire partager l’émotion qu’ils sont censés provoquer, sans ajouter la peur à la peur. Ainsi les quotidiens du groupe Sud Presse, le mercredi 12, portaient ce seul titre : « Terreur sur l’Amérique ». Le premier mot était en rouge, et le tout sur fond d’une photo pleine page saisissant l’instant de l’effondrement de la seconde tour. Faut-il dénoncer une dérive sensationnaliste ou tout simplement relever qu’à l’évènement s’est déjà imposé l’effet qu’il doit produire sur le lecteur ? Assurément, les trésors de la rhétorique, celle des journaux après celle de la télévision, ne s’ajoutent pas aux attentats comme un corps étranger ou comme une inflation aussi malsaine qu’insignifiante, et il est difficile de croire qu’ils n’en sont pas partie prenante comme la condition et la sanction du projet, tant ils sont prévisibles.
Il est vrai de dire que la guerre psychologique est aussi vieille que la guerre elle-même. Mais s’il s’agit toujours de provoquer l’adversaire ou de le démoraliser, cet enjeu attire à lui des stratégies de plus en plus autonomes et détachées de la « vraie guerre », La communication est devenue un enjeu spécifique de la vie sociale, en raison notamment des puissantes machines à communiquer qui bousculent les capillarités des réseaux anciens : la scène des médias est une scène mondiale sur laquelle se confrontent, dans un espace-temps réduit mais mobile, des regards différents et naguère cloisonnés.
UNE MISE EN SCÈNE PROVOCATRICE
L’étiquette « terroriste » gêne. Apposée sur tel ou tel acte, elle fait certes difficulté par l’évaluation qu’elle implique. Le terrorisme, c’est toujours l’autre : personne ne s’en revendique, mais, entre ennemis, on s’en accuse, et souvent réciproquement. La violence nue et aveugle, hors de tout quadrillage institutionnel, délibérée et préméditée, s’autorise toujours d’une cause supérieure, voire transcendante, qui l’identifie et/ou d’un abus de droit antérieur qui la légitime. Selon que l’on reconnait la validité de l’une ou l’autre, la qualification de terroriste sera ou non retenue.
Ces repères, comme on le voit, sont relatifs. Sans considération des jugements qu’ils impliquent, la catégorie du terrorisme est aujourd’hui usuellement appliquée à des actes violents destinés d’abord à produire un effet sur les esprits plutôt que de réelles destructions. Prendre en compte cette logique objective, c’est renoncer à la continuité fallacieuse à laquelle invitent les appréciations morales ou sociopolitiques, pour n’envisager qu’un mode d’action étroitement dépendant du contexte culturel où il se déploie : l’acte terroriste lui-même, et plus encore sa mise en scène, s’inscrivent dans la société de la communication. L’objectif est de produire l’évènement qui force le regard, de préparer ou d’anticiper la configuration de cette matière brute en information et en spectacle à partager et d’en doser les effets ; ainsi approprié, il fonctionnera désormais comme un test projectif pour des publics convoqués autour de lui par la télévision, la radio et les journaux.
À l’opposé du coup de force pur qui impose immédiatement par les faits sa propre signification unilatérale, la mise en scène terroriste, avec ses ombres et ses arnbigüités, se présente alors comme un « révélateur symbolique » qui, souvent énigmatique, instrumentalise les réactions qu’il provoque. Dans le cas du 11 septembre, comme on le verra, le calcul des signes et de leur résonance sur les parois des clivages politiques, culturels ou religieux, la place laissée aux incertitudes et aux interprétations et la mesure de l’emprise des engrenages professionnels de la communication relèvent d’une gestion fine qui, par hypothèse, peut être distinguée de la logique intentionnelle (expressive ou rituelle) des meurtriers de terrain.
Car les attentats du 11 septembre se distinguent par leur formule communicationnelle. Au contraire des bombes anonymes abandonnées dans des lieux publics indistincts auxquelles seule la revendication va apporter du sens, ils sont d’abord un énoncé rendu transparent par le choix des cibles visées et rendu spectaculaire par un procédé d’énonciation qui ont produit les images que les télévisions du monde ne se lassent pas de rediffuser. Cette lisibilité, défi limpide à l’ordre du monde, contraste délibérément avec le vide de la revendication : c’est le seul élément positivement acquis sur l’identité des commanditaires que cette volonté de laisser en blanc la cause ou les commanditaires. Les traces laissées par les auteurs et, surtout, la désignation d’un coupable ont autorisé un interprète politique du message (Ben Laden) sans que ce dernier ait eu à assumer la responsabilité publique de l’acte. Les incertitudes qui subsistent se combinent avec un doigt pointé sur l’islam et constituent autant de lignes de fuite pour une opinion qui juge l’accusation insupportable : ainsi se construit un scénario renversé de la manipulation.
UN VIOL MÉDIATIQUE
Au-delà de toute appréciation morale, le terrorisme contemporain peut être redéfini objectivement comme l’instrumentalisation, à des fins provocatrices, d’une violence formatée qui, s’assurant ainsi un accès aux médias, est dès lors produite comme exemplaire. Certes, cette intrusion s’opère, dans un premier temps, sous le plus mauvais jour du monstrueux et de l’inhumain, mais elle force un regard différencié des sociétés, cherchant leurs lignes de fracture. En particulier, elle met à profit une disposition des sociétés occidentales sécularisées où la mort et l’expérience commune des fins ultimes sont refoulées de partout, et où la fragilité de l’humanité n’est plus accessible dans l’appréhension commune que sur le mode médiatique. Aux sociétés dominées et à tous ceux que l’ordre du monde insatisfait, on offre un instant de carnaval, voire le dévoilement compensatoire d’un ordre supérieur dans une logique apocalyptique.
Dans ce contexte, la médiatisation ne touche pas seulement à l’ampleur attendue de la diffusion d’un « message terroriste », mais elle le configure, le profile dans un contexte à ce point prévisible qu’elle rétroagit potentiellement sur la logique d’action finalement soumise à l’effet visé sur les esprits. De ce point de vue, les attentats du 11 septembre constituent un cas limite : l’ampleur des destructions et le nombre de vies perdues ne sont balancés que par le caractère lisible des signes atteints et le caractère spectaculaire du modus operandi.
Le viol médiatique que constitue le terrorisme provoque une logique d’affrontements : les appels à la « guerre sainte » d’un Ben Laden, fraichement héroïsé par la balourdise américaine, appels qui auraient occupé trois lignes dans le coin inférieur des pages internationales des quotidiens du 10 septembre, se trouvent aujourd’hui largement exposés et commentés à la vitrine des journaux et des chaines de télé du monde entier. L’existence d’une scène unique, quoique morcelée, n’honore pas la promesse irénique d’un village mondial du moment qu’elle ne peut abriter et faire partager que des représentations cauchemardesques savamment orchestrées pour aviver les clivages et susciter la haine ou l’émeute dans les gradins. Cette mondialisation-là défie la responsabilité des porte-parole, politiques ou religieux, dans leur gestion des symboles vecteurs d’identité.
PETIT LEXIQUE DE LA TERREUR
Pris dans cette logique de communication, les éléments ciblés et dégradés par la violence prennent potentiellement valeur de signes. Dans le cas du 11 septembre, la lisibilité tient du fait que les attentats ont atteint des signes déjà fortement constitués : les tours du World Trade Center et le Pentagone.
Sans considérer le fait que d’autres cibles plus politiques étaient prévues, l’association syntaxique des bâtiments atteints met en évidence un signifié commun : la « puissance américaine dominant le monde » qui se trouve déclinée sur les registres économique et militaire. Par là même, si l’on reste rivé à la logique des signes, ce qui se trouvait impliqué, c’était ni plus ni moins que l’ordre du monde. Tout aussi significatifs sont les choix paradigmatiques qui se dessinent en creux : les studios d’Hollywood, les églises ou le Capitole ont été épargnés. L’absence de toute revendication laisse le champ libre à l’évidence de ce vocabulaire emprunté dont l’énoncé par la destruction vaut à elle seule discours.
De ce démontage élémentaire surgissent deux réflexions quant à la logique qui a présidé à l’acte. La première est un paradoxe. La logique discursive des terroristes tient dans sa négativité : le signe ne peut être (d)énoncé comme tel que par la destruction matérielle de son support. Pour dire, il faut détruire. Affirmation et négation se trouvent ainsi réunies dans le même acte : prendre la peine de détruire, c’est reconnaitre la pertinence des signes que l’on atteint.
Laissé dans le vide de l’énonciation et des intentions, le discours qui s’ébauche fédère deux camps : celui de l’acceptation et celui de la contestation de cet ordre mondial. Tel est le piège diabolique, au sens originel du terme : il force un repère fatal, une division manichéenne. Les contestataires se retrouvent, malgré eux, les mains ensanglantées ou en défaut de rigueur ; les autres qui soutiennent cet ordre du monde ou y participent seulement, dans la même logique, peuvent d’autant moins revendiquer l’innocence que, même victimes des terroristes, ils appellent à eux le sang des victimes de la future vengeance.
DÉTRUIRE POUR DIRE
Au-delà, on serait porté à croire qu’il y aurait chez les terroristes une surévaluation délirante de l’action sur les signes dans la mesure où la destruction du signifiant (les tours et les bâtiments) vaudrait celle du signifié (la puissance américaine). Ainsi brule-t-on des drapeaux. Si ce fonctionnement est étendu au monde matériel, celui-ci n’est plus que langage, les apparences sensibles ne sont plus que reflets d’un monde immatériel plus vrai que lui et sur lequel on pourrait agir de façon transitive par signes interposés : les gestes perdent toute valeur opérative pour devenir des rituels. Mais on doit bien apercevoir que cette surestimation de l’action sur les signes que l’on supposerait bien logée au cœur de l’acte terroriste prend pied sur le discours d’affirmation qui forme les signes exposés à la destruction et en proclame la vérité supérieure : l’érection de tours de cent-dix étages fait aussi partie d’une société où la présence des signes est obsédante, tant on y croit aux « effets d’image » comme la manifestation d’un autre monde caché, dominant les apparences, et sur lequel le travail du discours publicitaire où les relations publiques donneraient une prise ultime. Si les combats politiques, si les triomphes économiques se gagnent ou se perdent dans l’arène des médias par les « effets d’image », on en vient à oublier que, comme le rappelait Freud, un cigare est parfois seulement (et toujours aussi) un cigare.
C’est effectivement ce calcul des signes qui a occupé le devant de la scène télévisuelle laissant dans l’ombre les vies perdues. Certes, leur nombre massif mais incertain ne permettait pas de glose comparative. Certes aussi, l’élaboration en discours de ce qui se donnait d’abord comme une catastrophe était compliquée par l’ampleur du désastre qui faisait, dans la stupéfaction du direct, envisager la vraie guerre. Face à l’innommable, forcés d’y assister et d’en faire partager le parachèvement, les médias, à la suite de C.N.N., n’ont pas opté tout de suite entre le registre de la guerre et celui du terrorisme : « America under attack ». De même, à la différence de nombre d’officiels américains, le président Bush passa plus de quarante-huit heures avant de prononcer le mot de guerre.
CAPTATION ET ARRÊT SUR IMAGES
Au-delà des signes, les médias. C’est sous la forme d’un direct télévisé que les attentats du 11 septembre aux États-Unis se sont d’emblée imposés comme un évènement du « monde mondialisé ». Mais n’en illustrent-ils pas l’épineuse hétérogénéité, forçant la rencontre, dans l’espace-temps limité d’une scène spectaculaire, de logiques distinctes ? Autrement dit, soit on part de l’idée que la perception et l’état d’esprit que privilégie le traitement médiatique sont inscrits dans la logique intentionnelle des attentats. Et on en tire qu’au-delà des destructions réelles cette logique transitive saisit une fragilité des sociétés occidentales qui refoulent leur être symbolique et ne sont plus perméables massivement à leur identité que, par tube cathodique interposé, dans cette appréhension partagée du direct de l’évènement : l’arrêt sur le « temps réel », pour le foot comme pour les attentats, détermine un rendez-vous identitaire. Ou bien on s’accorde à réduire l’intention à un simple délire expressif dont l’énonciation rencontrerait fortuitement, mais pourrait-on dire génialement, le format télévisuel.
Comme on l’a avancé plus haut, la capacité de convoquer un public disponible à participer au faire de l’évènement dans sa portée symbolique brute, dans l’expansion de sa vibration à ce qui n’a pas (encore) de nom ne constituent pas une dimension autonome ou ajoutée de ce qui se produit sous ses yeux, mais bien un élément dominant ou constitutif de la scène primale. La mise en présence des destructions conditionne la participation captivante à un spectacle qui fait retour sur lui en se grossissant des réactions qu’il suscite.
La prégnance de cette expérience commune élaborée dans le présent médiatique prédispose à la métaphysique. Dans la nudité terrible des symboles exposés, dans leur inexplicable mais esthétique destruction, s’impose une lecture de l’absolu en action que la mort, au nombre encore indéfini, vient sceller. On a attenté à l’ordre du monde et, pire, dans l’instant même on l’a dévoilé. Désormais, cette scène à l’esthétique effroyable et que les médias ont fixé fera fond commun à tous les récits explicatifs, la rendant irrécupérable. Aussi bien les médias arrêtent-ils le partage d’une appréhension commune, celle de l’incompréhensible fatalité des choses premières.
Dans l’intensité du moment partagé se construit immédiatement la conscience d’un avant et d’un après le 11 septembre. Une rupture que les récits qui s’amorcent peinent à relativiser dans leur enchainement des précédents, des causes et des acteurs. Car c’est comme si, à travers elle, les vraies polarités du monde se révélaient brutalement et entrainaient avec elles une relecture active, dessinant les contours, creusant les frontières profondes entre le bien et le mal : dans le monde musulman, dans les flux financiers … il faudra désormais distinguer le propre du sale.
Ainsi les médias ont-ils naturellement transformé l’évènement en une expérience apocalyptique. Les différences sont écrasées dans le bloc qu’il faut constituer face aux évènements, toute dissidence étant suspecte de ne pas prendre la mesure de ce qui s’est passé. Cette portée révélatrice de l’attentat tient bien sûr de l’antériorité et de la solidité des symboles mis à mal, mais elle doit être replacée dans le cadre des sociétés sécularisées qui s’appréhendent comme plurielles voire individualistes et pragmatiques et donc peu disposées à se voir imposer ce type d’expériences communes. Désormais, cette fascinante présence de la société à elle-même et la capacité qu’elle a de générer de l’identité semblent indissolublement liées à la médiation télévisuelle.
Mais la démoralisation publique, rarement productive pour les auteurs à visage découvert, peut ne constituer qu’un objectif intermédiaire, un instrument destiné à appuyer une revendication adressée aux seuls gouvernants ou encore à manipuler ceux-ci. C’est la face sombre du terrorisme, souvent destinée à rester complètement ignorée du public, et qui contraste brutalement avec son autre face absorbante et spectaculaire. La lecture des attentats de New York et de Washington reste possible tant qu’on ne s’intéresse qu’à son vocabulaire ou à sa médiatisation. Mais ces éléments centraux se détachent d’un océan d’ombres qui nimbent les intentions ou les motivations ultimes. Le risque, en l’oubliant, est de repousser les attentats dans le seul registre expressif (le cri de souffrance que l’on pousse lorsqu’on se coince les doigts dans la porte) ou encore d’inférer une stricte motivation religieuse (l’acte ne vaudrait rien ici-bas, mais seulement en considération de l’au-delà). Dans l’un et l’autre cas, on psychiatrise a priori les actes posés, on nie leur portée politique éventuelle, qu’elle soit ou non illusoire. Outre qu’il s’agit là d’une propension de la scène politico-médiatique américaine, cette voie de l’irrationnel semble contredite par le raffinement des choix terroristes en matière de communication. Sans doute faut-il dès lors en inférer une organisation compartimentée où les différents registres intentionnels coexistent séparément.
SIGNES ET CROYANCES
Le direct et le traitement médiatique qui le prolonge, aligné sur le caractère symbolique des destructions, sont à rapprocher du modus operandi des attentats. Comme les avions, la puissance technique des médias est détournée en plein vol et devient une mécanique produisant dans l’instant les effets puissants et incontrôlables que l’on a vus. Aucun contre-feu n’est envisageable : la censure qui s’est exercée sur la monstration des restes humains ne constitue qu’une faible restriction secondaire. Il va de soi aussi que cette couverture médiatique prévisible est intrinsèquement contenue dans l’acte destructeur, qu’elle en est partie prenante, mais que l’incertitude plane sur le lieu de son articulation avec l’acte dans son organisation même et dans la conscience des acteurs. De cela, il faut tenir compte pour qualifier les faits et, en l’absence de toute revendication, pour désigner la nature de la folie meurtrière qui s’est exercée.
À défaut d’engager une épreuve de force militaire, ou d’éroder réellement la première puissance du monde, il s’agissait d’abord, pour les terroristes de produire cette scène dans le prolongement d’une disposition mentale qui transforme temporairement le monde en manifestation d’une volonté extérieure et transcendante. Dans cette configuration, le monde (y compris les êtres humains qui l’habitent) ne vaut que comme signe ou symbole d’une vérité totale qui le travaille : elle seule compte et la vie ne prend sens que dans la révélation de cet absolu. De ce point de vue, les attentats du onze septembre constituent un cas limite : l’ampleur des destructions et le nombre de vies perdues ne sont balancés que par le caractère lisible des signes atteints et le caractère spectaculaire du modus operandi.
CONTRE LES RÉCUPÉRATIONS GUERRIÈRES ET LES AUTRES
Envisager les attentats du 11 septembre comme une campagne de publicité évènementielle peut sembler sacrilège au regard du sort des quelque six mille victimes directes et de l’enchainement guerrier dans lequel ils s’inscrivent désormais. Mais si un tel regard s’avère pertinent, l’analyse qu’il suggère ne constitue-t-elle pas un préalable aux gloses infinies qui, s’autorisant de l’évènement, gênent d’autant plus qu’elles viennent parachever le programme terroriste ? N’est-ce pas entrer dans le jeu de la provocation, celle qui a armé et conforté les anges suicidaires, que de vouloir d’emblée récupérer gravats et cadavres, fût-ce dans de nobles desseins. Qu’on le veuille ou non, on se trouve alors à disputer, en fâcheuse compagnie, avec les instigateurs et les revanchards, le statut de sponsor des évènements : les malheurs du monde n’ont pas mérité cela, ses injustices non plus, pas plus que les victimes n’ont mérité qu’on signe en leur nom les missiles envoyés sur Kaboul. D’un monde inacceptable doit-on accepter en plus qu’il ne puisse être « révélé » et pris en compte comme tel qu’à la vue de tels massacres ?
À l’évidence, il faut donc couper l’acte initial de toute récupération (Ben Laden, qu’il soit ou non à compter parmi ses organisateurs, ses metteurs en scène ou seulement parmi ses interprètes) ou belliqueuse (Bush). Car en faisant des morts volontaires, autant d’arguments polémiques pour actualiser une vision du monde, si clairvoyante, si juste, si critique, si généreuse … soit elle, même par la contradiction, on fait aboutir le projet de leur instrumentalisation. Et, captif du monstrueux et de la fascination, on leur donne raison.
Désarticuler la logique hallucinée des faits de leur mise en scène macabre, c’est non seulement une hypothèse interprétative que l’on pressent de plus en plus comme fondée, c’est aussi une option politique, la seule qui me semble susceptible d’ajuster une réaction correcte et de désamorcer une mécanique guerrière aveugle qui tout à la fois et paradoxalement exécute le programme terroriste et le produit comme alibi.
La survie d’une société du débat exige donc de se risquer en amont dans l’exploitation qui est faite de ses fragilités et de ses refoulements qui s’avèrent de prodigieux points de levier pour les entreprises de propagande les plus cyniques. Pour continuer à considérer le terrorisme comme un intrus de la société de la communication, il faut montrer à quel point il en prend en compte les déficits d’identité, à quel point il vise l’angle mort des médias. L’oubli de soi, qualité propre aux dominants au même titre que l’appropriation des valeurs universelles, voilà autant de dispositions confortables qui, peu accessibles au doute quotidien, ne peuvent être ébranlées et interrogées que par un séisme médiatique. Aussi bien toute accusation sommaire des médias ne débouche que sur une impasse dans la mesure où elle ne pointe pas l’absence d’autres outils de dialogue et de compréhension, l’absence d’autres miroirs que ceux qui permettent à la logique évènementielle du terrorisme de convoquer une audience mondiale et de forcer, par l’imposition de ses repères spécieux, un renversement des valeurs.