Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Un évènement entredeux

Numéro 11 Novembre 2010 par Marie-Thérèse Coenen

novembre 2010

La grève de l’hi­ver 60 est un moment clé dans notre his­toire poli­tique, éco­no­mique, sociale et cultu­relle. Elle marque la fin d’un cer­tain monde « indus­tria­li­sé » et une socié­té où le ter­tiaire devient domi­nant mais connait, paral­lè­le­ment, une cer­taine pro­lé­ta­ri­sa­tion. Elle est un pas­sage entre une Bel­gique uni­taire et l’é­mer­gence du fait régio­nal. Le vote de la Loi unique, le 13 jan­vier 1961, marque la fin du conflit. Le lea­deur syn­di­cal, André Renard, à défaut de réformes de struc­ture qu’il appelle de ses vœux depuis le len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale, opte pour un pro­gramme de réformes poli­tiques qui don­ne­rait à la Wal­lo­nie, les moyens d’at­teindre ses objec­tifs. L’im­pact sera durable. La reven­di­ca­tion régio­nale mar­que­ra le mou­ve­ment syn­di­cal et le monde poli­tique, et abou­ti­ra à l’é­vo­lu­tion ins­ti­tu­tion­nelle du pays. Elle marque aus­si un chan­ge­ment dans les rela­tions entre orga­ni­sa­tions ouvrières et annonce, à terme, les futurs fronts com­muns syn­di­caux, le ras­sem­ble­ment des pro­gres­sistes et autres ini­tia­tives plu­ra­listes de la socié­té civile. Cela pren­dra du temps.

Du 20 décembre 1960 au 23 jan­vier 1961, la Bel­gique connait un mou­ve­ment social d’une ampleur consi­dé­rable dont le carac­tère qua­si insur­rec­tion­nel a mar­qué les esprits. Pen­dant près de cinq semaines, les illu­mi­na­tions des villes furent réduites, l’électricité ration­née, les grands maga­sins et les admi­nis­tra­tions fer­més. Les ensei­gnants, les fonc­tion­naires, les che­mi­nots, les tra­mi­nots arrêtent le tra­vail et sont rejoints par les mineurs, les métal­lur­gistes, les ouvriers du tex­tile et de l’alimentation… Le port d’Anvers est para­ly­sé. Dans les foyers, les repas de fin d’année se feront à la chan­delle par manque d’électricité. Toute la popu­la­tion revit les temps dif­fi­ciles de la guerre. Cela marque.

Ces cinq semaines de grèves sont ponc­tuées de ras­sem­ble­ments, de mani­fes­ta­tions quo­ti­diennes par­fois hou­leuses, de bagarres entre syn­di­ca­listes, entre gré­vistes et non-gré­vistes, entre mani­fes­tants et forces de l’ordre, qui tournent par­fois à l’émeute. Les vic­times sont nom­breuses : quatre décès par balle ou des suites des coups reçus. Il y a aus­si de nom­breux bles­sés et des cen­taines d’arrestations. La guerre n’est pas très loin et les pra­tiques de la clan­des­ti­ni­té et de la résis­tance ne tardent pas à resur­gir. Il y a des actes de sabo­tage contre des voies de che­min de fer, contre des pylônes pour pro­tes­ter contre l’occupation des cen­trales par l’armée ou la gen­dar­me­rie. La grève prend par cer­tains côtés, des aspects de lutte anar­cho-syn­di­ca­liste, qui ne laissent per­sonne indif­fé­rent. On est pour la grève, ou contre. Les images de la des­truc­tion de la gare des Guille­mins à Liège, du sac­cage des bus et des trams qui tentent de sor­tir sous escorte de la gen­dar­me­rie, de vitrines bri­sées, sont maintes fois dif­fu­sées et détour­nées à d’autres usages que la simple infor­ma­tion jour­na­lis­tique. Elles ser­vi­ront d’affiches pour la cam­pagne élec­to­rale d’avril 1961, fixant ain­si dans la mémoire col­lec­tive, des images de vio­lence et de des­truc­tion. C’est aus­si le dis­cours des auto­ri­tés. Elles vont réqui­si­tion­ner les agents de l’État pour assu­rer la conti­nui­té du ser­vice public, mena­cer les ensei­gnants qui ne reprennent pas le tra­vail d’être sus­pen­dus de leur sta­tut, inter­dire tout ras­sem­ble­ment de plus cinq per­sonnes. La répres­sion et les mesures de main­tien de l’ordre sont dures. Le gou­ver­ne­ment Eys­kens ne tran­sige pas avec la sécu­ri­té publique. La reprise du tra­vail le lun­di 23 jan­vier sera bien sou­vent retar­dée par des actions menées pour libé­rer les déte­nus, faire lever les sanc­tions ou réin­té­grer les licenciés.

La grève de l’hiver 60 a très rapi­de­ment sus­ci­té des ana­lyses. Pour­quoi cette classe ouvrière sup­po­sée « amorphe », englou­tie dans les délices de la socié­té de consom­ma­tion et de l’État pro­vi­dence, avait-elle renoué avec la révolte et la contes­ta­tion, en par­tie hors du cadre syn­di­cal ? La grève venait contre­dire le diag­nos­tic posé par Hen­ri Janne (1960): « Le grand public consti­tue une socié­té de consom­ma­tion dont le tra­vail quo­ti­dien devient de moins en moins épui­sant au point de vue phy­sique et de moins en moins long en durée. Ce milieu social a une ten­dance incon­tes­ta­ble­ment apo­li­tique et, en gros, il accepte le way of life géné­ral de la socié­té moderne. Les mythes de la “classe ouvrière” et de la “lutte des classes” avec tout leur appa­reil concep­tuel et ver­bal deviennent de plus en plus étran­gers, voire impor­tuns, au tra­vailleur moyen de ce milieu qui repré­sente la forme domi­nante de l’avenir social. » Cette grève est sans nul doute comme le sou­ligne, Ber­nard Francq (1991), « l’expression de la perte de cen­tra­li­té du mou­ve­ment ouvrier dans une socié­té qui n’a plus d’industriel que le nom » (Francq et Leloup, 1999). Elle est la fin d’un mode d’action et d’une pra­tique ouvrière. Mais est-elle seule­ment cela ?

Un contexte fait d’incertitudes

Le contexte a toute son impor­tance. En 1958 – 1959, après quelques belles années de crois­sance éco­no­mique, les indi­ca­teurs deviennent néga­tifs. Cer­tains sec­teurs indus­triels res­sentent davan­tage la réces­sion. C’est le cas pour l’industrie tex­tile, qui connait des restruc­tu­ra­tions impor­tantes et des pertes d’emplois. En 1951, la Bel­gique adhère à la Com­mu­nau­té euro­péenne du char­bon et de l’acier (Ceca). Les char­bon­nages, lar­ge­ment sub­ven­tion­nés par la Ceca et par l’État belge, ne sont plus ren­tables. Le gou­ver­ne­ment adopte, en 1959, un plan de restruc­tu­ra­tion du sec­teur char­bon­nier et pro­gramme la fer­me­ture de nom­breux puits. Le Bori­nage, prin­ci­pale région tou­chée, connait en février 1959, des mou­ve­ments de grève impor­tants. Pen­dant les pre­miers mois de 1960, des grèves per­lées se suc­cèdent, qui sont autant de signes d’un malaise social latent.

En 1960, la Bel­gique émerge d’une dizaine d’année de ten­sions entre le pilier catho­lique, repré­sen­tée par le PSC, et le monde laïque, défen­du par le Par­ti libé­ral et le Par­ti socia­liste belge. La signa­ture du Pacte sco­laire en 1958 per­met de « tour­ner la page ». Les élec­tions légis­la­tives de 1958 amène la consti­tu­tion d’un gou­ver­ne­ment de droite, PSC-libé­ral, ren­voyant le PSB dans l’opposition. L’Action com­mune socia­liste rap­proche la FGTB et le Par­ti tan­dis que le Mou­ve­ment ouvrier chré­tien trouve ses relais auprès des par­le­men­taires et ministres démo­crates chré­tiens. La « guerre sco­laire » a res­ser­ré les liens, même si le dis­cours de la CSC reste constant : elle est et reste indé­pen­dante. Ces liens pri­vi­lé­giés avec le PSC jouent dans l’option qu’elle prend d’amender la Loi unique. Il s’agit de chan­ger ce qui est inac­cep­table, entre autres le contrôle accru des chô­meurs et l’intégration de l’état de besoin et par la même occa­sion de sau­ver la coalition.

Tous les dix ans, la Bel­gique comme les autres États modernes, orga­nise un recen­se­ment de sa popu­la­tion. Il est lan­cé en 1960. Dès le début, des bourg­mestres fla­mands, de la péri­phé­rie bruxel­loise d’abord et puis d’autres régions, boy­cottent le recen­se­ment et annoncent leur refus d’appliquer la loi tant que le volet lin­guis­tique sera pré­sent. Ils res­tent trau­ma­ti­sés, à la suite du recen­se­ment de 1947, par le rat­ta­che­ment de trois com­munes, Gan­sho­ren, Evere et Ber­chem-Sainte-Agathe, à l’agglomération bruxel­loise. Cette fran­ci­sa­tion s’accélère aus­si avec le mou­ve­ment migra­toire des classes moyennes du centre urbain vers la péri­phé­rie bruxel­loise. Confron­té à cette fronde des bourg­mestres fla­mands, le gou­ver­ne­ment Eys­kens fait la pro­messe de régler le volet lin­guis­tique dans un sens favo­rable à la cause fla­mande, à savoir sa sup­pres­sion. Les hommes poli­tiques fla­mands, et sans doute aus­si les forces sociales de Flandre, savent qu’ils engrangent là une vic­toire qui n’est pas seule­ment sym­bo­lique. Que la grève dans le nord du pays ait été cir­cons­crite à Anvers et à Gand s’explique par ce contexte. Pour­quoi faire tom­ber un gou­ver­ne­ment qui va dans le bon sens pour la Flandre ?

Enfin, exi­gée depuis la grève de 1936, confir­mée dans le pacte social de 1944, la mis­sion des inter­lo­cu­teurs sociaux est de régu­ler les ten­sions sociales par la concer­ta­tion et la négo­cia­tion (Coe­nen ; Cas­siers et Denayer, 2010). La signa­ture de la Décla­ra­tion com­mune sur la pro­duc­ti­vi­té en 1954 confirme ce par­te­na­riat entre le patro­nat et les orga­ni­sa­tions ouvrières, pour autant que les fruits de la crois­sance soient redis­tri­bués équi­ta­ble­ment entre les pro­duc­teurs et les pro­prié­taires des biens de pro­duc­tion. Le 11 mai 1960, une nou­velle étape est fran­chie avec la signa­ture du pre­mier accord de pro­gram­ma­tion sociale inter­pro­fes­sion­nel. Les syn­di­cats obtiennent la créa­tion d’un comi­té natio­nal d’expansion éco­no­mique pour pilo­ter en quelque sorte le déve­lop­pe­ment éco­no­mique et des avan­cées sociales avec le double pécule de vacances et les allo­ca­tions fami­liales éta­lées sur les années 1960, 1961 et 1962. En échange, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales s’engagent à « renon­cer à toutes autres reven­di­ca­tions de nature sociale au niveau natio­nal et inter­pro­fes­sion­nel » (Féaux, 1963). Tous n’acceptent pas de gai­té de cœur cette clause. Au Comi­té natio­nal de la FGTB réuni pour enté­ri­ner l’accord, cer­taines régio­nales s’abstiennent ou votent contre. La CGSP vote contre.

Pourquoi la grève ?

Retra­çons briè­ve­ment les faits. Le 30 juin 1960, le Congo acquiert son indé­pen­dance dans la pré­ci­pi­ta­tion et l’impréparation. Les chiffres les plus fan­tai­sistes cir­culent sur la perte que subit la Bel­gique et l’impact sur son éco­no­mie. Le Pre­mier ministre Gas­ton Eys­kens uti­lise ces cir­cons­tances pour déployer un plan de réformes admi­nis­tra­tives, éco­no­miques et sociales d’envergure (Dujar­din et Dumou­lin, 2010). Il annonce fin juillet la pré­pa­ra­tion pro­jet de « loi d’expansion éco­no­mique, de pro­grès social et de redres­se­ment finan­cier » qui fera « appel à tous et à toutes les classes sociales ». Ces mesures, qui couvrent des domaines aus­si divers que le chô­mage, les pen­sions, les sta­tuts des agents de l’État, la fis­ca­li­té, la réforme de l’assurance-maladie inva­li­di­té, le pré­compte pro­fes­sion­nel, sont réunies en une Loi unique dépo­sée le 4 novembre au Par­le­ment. Lon­gue­ment pré­pa­rée au sein de la majo­ri­té, elle est le fruit de négo­cia­tions entre les par­te­naires. Elle forme un tout non négo­ciable sinon l’équilibre poli­tique n’est plus garan­ti. Pour les libé­raux, le pré­compte est assez dif­fi­cile à accep­ter. Pour les syn­di­cats, ce sont les mesures qui portent sur l’assurance chô­mage et l’assurance mala­die-inva­li­di­té qui sont inac­cep­tables. Les fonc­tion­naires voient leur sta­tut est remis en ques­tion. Ils le vivent comme une régres­sion sociale. Dès novembre, le Par­ti socia­liste se lance dans une « cam­pagne véri­té » avec des mee­tings qui ren­contre un suc­cès cer­tain. Le Par­ti com­mu­niste appelle à la mobi­li­sa­tion géné­rale contre la loi « inique » et trouve des relais dans les bas­tions indus­triels où ses mili­tants s’activent. À ce titre, il exerce une influence cer­taine sur le déclen­che­ment du conflit, mais cela ne suf­fit pas pour expli­quer une grève de cette enver­gure (Deprez, 19631).

Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ana­lysent le texte et prennent posi­tion. Le pre­mier mot d’ordre d’arrêt de tra­vail et de marche sur Bruxelles est lan­cé. Ce sera le 15 décembre, jour du mariage du roi Bau­douin. Cette jour­née d’action sera avan­cée au 14 décembre. Elle sera lar­ge­ment sui­vie. La CGSP appelle à la grève illi­mi­tée, pour le pre­mier jour du début du débat par­le­men­taire. Son objec­tif est clair : le retrait pur et simple de la loi.

Le débat au Par­le­ment com­mence concrè­te­ment le 20 décembre. Il se pro­lon­ge­ra jusqu’au 24 et sera ensuite sus­pen­du pen­dant dix jours, le temps des fêtes. C’est mani­fes­te­ment une tac­tique poli­tique de la majo­ri­té pour épui­ser le mou­ve­ment social. Le débat par­le­men­taire repren­dra le 3 jan­vier. C’est le jour où le nombre de gré­vistes atteint le niveau le plus éle­vé. Dans un pre­mier temps, l’opposition socia­liste et com­mu­niste se tra­dui­ra au Par­le­ment par un acti­visme inces­sant pour blo­quer l’examen du pro­jet et obte­nir son retrait. Après le 3 jan­vier, cer­tains par­le­men­taires socia­listes se disent ouverts à des conces­sions, à un compromis.

Cer­tains syn­di­ca­listes sou­tiennent cette stra­té­gie. Pour d’autres, l’action directe et la grève sont les seuls moyens abou­tir au retrait pur et simple de la « loi de mal­heur ». Entre ces deux approches, il y a la ques­tion des doubles man­dats, poli­tique et syn­di­cal, qui n’a jamais été réso­lue, depuis la consti­tu­tion de la FGTB en 1945. D’un côté, il y a Louis Major, (pré­sident de la FGTB et dépu­té) qui appuie sans réserve la motion de Dore Smet (Cen­trale de l’alimentation) qui pro­pose la confiance à l’action par­le­men­taire et l’attentisme. De l’autre, André Renard, favo­rable à l’indépendance syn­di­cale par rap­port au par­ti poli­tique, dépose une motion qui envi­sage un pro­jet de grève géné­rale enca­dré par le mou­ve­ment syn­di­cal pour obte­nir le retrait de la Loi unique. C’est la pre­mière motion qui passe. In fine, le Comi­té de la FGTB laisse la direc­tion du mou­ve­ment aux res­pon­sables des fédé­ra­tions régio­nales et des centrales.

La CSC refuse le prin­cipe de la grève géné­rale et opte pour la négo­cia­tion d’amendements au texte ini­tial. Fina­le­ment, après quelques hési­ta­tions, le gou­ver­ne­ment accepte de modi­fier son texte, mais les négo­cia­tions, qui se font dans la dis­cré­tion, durent.

Entre­temps, la grève est deve­nue un fait. Elle était dans l’air du temps. Willy Thys (1991), jeune che­mi­not à la gare de La Lou­vière, se sou­vient : « Lorsque le piquet de grève est arri­vé pour nous deman­der d’arrêter le tra­vail, il n’a pas dû insis­ter. Il y avait un cli­mat, c’est évident. » Les métal­lur­gistes et les mineurs des bas­sins wal­lons débrayent. Le port d’Anvers s’arrête. La CGSP a lan­cé le mot d’ordre de grève pour le 20 décembre.

La Grève du siècle ?

Très vite, elle est iden­ti­fiée comme étant la Grande Grève, s’inscrivant ain­si dans la lignée des émeutes de 1886 ! Ce mou­ve­ment social qui a ras­sem­blé au moment le plus fort, le 3 jan­vier, de 340.000 à un mil­lion de gré­vistes selon les sources (ce qui est mani­fes­te­ment trop et trop peu d’après Val­my Féaux, 1963), est excep­tion­nel, mais lui accor­der ce titre, est sans doute un rac­cour­ci de l’histoire, sou­ligne Jean Puis­sant (1991). C’est cer­tai­ne­ment une des der­nières grèves de ce type, mais d’autres luttes d’envergure ont émaillé ce XXe siècle. Une com­pa­rai­son avec la grande grève géné­rale de juin 1936 per­met de rela­ti­vi­ser le carac­tère unique de la grève de l’hiver 60. Beau­coup dis­tingue les deux conflits.

Le 2 juin 36, la grève démarre par un arrêt de tra­vail au port d’Anvers. En une semaine, elle mobi­li­se­ra plus de 500.000 tra­vailleurs et tra­vailleuses. Le jour­nal Le Peuple, le 12 juin, annonce même 600.000 gré­vistes. Les deux syn­di­cats se mettent d’accord pour dépo­ser un même cahier de reven­di­ca­tions et lancent le mot d’ordre de grève géné­rale. Le gou­ver­ne­ment tri­par­tite, nou­vel­le­ment élu, sous la hou­lette de Paul Van Zee­land, invite à une Confé­rence natio­nale du tra­vail repré­sen­tants des syn­di­cats et du patro­nat. Après deux semaines de grèves, qui n’ont pas connu de véri­tables débor­de­ments si ce n’est quelques ten­ta­tives d’occupations d’usines et la réqui­si­tion de l’armée pour la sur­veillance des char­bon­nages et des cen­trales élec­triques, la Confé­rence natio­nale du tra­vail enté­rine de grandes avan­cées sociales : fixa­tion d’un salaire mini­mum garan­ti, loi cadre des qua­rante heures dans les entre­prises insa­lubres, aug­men­ta­tion des allo­ca­tions fami­liales, liber­té syn­di­cale et, sur­tout, ce qui sera rete­nu, comme l’acquis prin­ci­pal de cette grève, la pre­mière semaine de congés payés.

En décembre 1960, rien n’est pareil. La grève géné­rale ne sera pas jamais décla­rée. L’objectif du conflit est, dans un pre­mier temps, le retrait pur et simple pour les uns, l’amendement pour les autres de la loi. La pos­ture des acteurs de ce conflit est dic­tée par de mul­tiples moti­va­tions qui se super­posent et rendent la lec­ture de l’évènement com­plexe. La Bel­gique, après le 23 jan­vier 1961, ne sera plus celle d’avant 20 décembre 1960.

Tout d’abord, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales se divisent sur la stra­té­gie à suivre selon l’appartenance aux piliers : les socia­listes et com­mu­nistes, d’un côté, les chré­tiens de l’autre avec des excep­tions selon les lieux, les entre­prises et le moment. La grève s’inscrit aus­si dans un contexte de ten­sions com­mu­nau­taires entre la Flandre et la Bel­gique « fran­co­phone », entre la Wal­lo­nie et l’État uni­taire et dans une situa­tion de muta­tions éco­no­miques mar­quée par une dés­in­dus­tria­li­sa­tion au Sud créant un sen­ti­ment d’insécurité pro­fond. La grève sera bien sui­vie en Wal­lo­nie, par­tiel­le­ment à Bruxelles et d’une moindre façon en Flandre, mais avec des excep­tions impor­tantes comme Anvers, Gand, qui vont mener la lutte dans un envi­ron­ne­ment hostile.

Mais la grève apporte aus­si son lot d’innovations et de changements
Ce sont les sec­teurs indus­triels tra­di­tion­nels qui mènent le com­bat : les mineurs, les métal­lur­gistes. Mais pas seule­ment. Parce que la loi repré­sente une véri­table remise en ques­tion du sta­tut public, les dif­fé­rents sec­teurs de la CGSP rejettent le plan d’austérité auquel ils seront sou­mis. La CGSP appelle à la grève géné­rale pour le pre­mier jour de dis­cus­sion de la loi au Par­le­ment. « Plus que n’importe quelle autre orga­ni­sa­tion syn­di­cale, la CGSP peut s’enorgueillir d’avoir pris la tête d’un vaste mou­ve­ment, unique dans l’histoire du sec­teur public » (Dema­ny, 1961). Son objec­tif est le retrait de la loi, pure­ment et sim­ple­ment. Les syn­di­cats chré­tiens des ser­vices publics sont sur la même lon­gueur d’ondes. Le démar­rage de la grève sera donc for­te­ment influen­cé par l’arrêt qua­si total de toute la fonc­tion publique : les agents du port d’Anvers bloquent rapi­de­ment ce pou­mon éco­no­mique de la Bel­gique, les che­mi­nots suivent et avec eux tous les trans­ports publics (tra­mi­nots), les agents des admi­nis­tra­tions com­mu­nales, des minis­tères, les ensei­gnants suivent, les tra­vailleurs du sec­teur du gaz, de l’électricité, de la RTT, etc. Le pays sera à l’arrêt, en par­tie aus­si parce que les « ser­vices » col­lec­tifs ne sont plus assu­més. Les employés suivent. La mani­fes­ta­tion la plus impres­sion­nante sera la fer­me­ture des grands maga­sins dans bon nombre de villes. Les tra­vailleurs du sec­teur ter­tiaire rejoignent l’action ouvrière.

Parce que la FGTB n’arrive pas à se mettre d’accord sur le mot d’ordre de grève géné­rale, le 23 décembre, en Wal­lo­nie, les régio­nales de la FGTB consti­tuent sous la direc­tion d’André Renard un Comi­té de coor­di­na­tion des régio­nales wal­lonnes de la FGTB (CCRW) pour prendre la direc­tion effec­tive de la grève. Il pré­fi­gure la future orga­ni­sa­tion confé­dé­rale. Au len­de­main de la grève, la FGTB entre dans une période de tur­bu­lences dont elle sor­ti­ra, après un temps de négo­cia­tion et de conci­lia­tion, par une redé­fi­ni­tion de ses struc­tures : le congrès de juin 1963 recon­nait la pari­té lin­guis­tique des ins­tances et le droit de ten­dance. Ce pro­to­cole sera com­plé­té au congrès de 1968 par la recon­nais­sance des inter­ré­gio­nales (Neu­ville, Yer­na, 1990).

La CSC ne sor­ti­ra pas non plus indemne de ce long conflit. Dès le début du mou­ve­ment, des arrêts spon­ta­nés existent dans le chef des tra­vailleurs des deux syn­di­cats. Mau­rice Jami­non (1986), délé­gué à Cocke­rill à Seraing, témoigne de ce démar­rage spon­ta­né : « Nous étions contre la Loi unique. Nous sommes par­tis en grève. » Mais la déci­sion de la CSC d’accepter par­tiel­le­ment le texte et d’amender ce qui est jugé « imbu­vable » avec le gou­ver­ne­ment Eys­kens, sus­pend le mou­ve­ment et oblige les mili­tants chré­tiens, cer­tains à contre­cœur, à être en retrait du mou­ve­ment social qui se des­sine et qui prend, jour après jour, de l’ampleur. C’est un sou­tien mani­feste de la CSC au gou­ver­ne­ment, en tous cas à sa com­po­sante démo­crate chré­tienne, son allié poli­tique « natu­rel ». La ques­tion lin­guis­tique n’est sans doute pas neutre dans cette stra­té­gie de la négociation.

Mais il y a aus­si une nou­velle donne. La CSC compte depuis 1960, 6.000 affi­liés de plus que la FGTB. C’est le pre­mier syn­di­cat du pays. Dans les années cin­quante, le mou­ve­ment syn­di­cal chré­tien a tes­té sa force avec la reven­di­ca­tion des cinq jours et la semaine de qua­rante-cinq heures. Ce com­bat qu’il a mené seul et qu’il a gagné en 1955 et 1956, lui donne des assises pour impo­ser une poli­tique de négo­cia­tion plu­tôt que l’action directe. L’accord inter­pro­fes­sion­nel, signé en mai 1960, plaide aus­si pour pri­vi­lé­gier la négo­cia­tion plu­tôt que l’affrontement. Pour les tra­vailleurs, cela ne sera pas simple à gérer. Pour évi­ter d’être confron­tés direc­te­ment aux gré­vistes, les métal­los chré­tiens vont être recon­nus en chô­mage tech­nique. « Ce que j’ai rete­nu des grèves de 60, ce n’est pas tel­le­ment qu’elles ont été l’occasion de mettre en évi­dence la reven­di­ca­tion syn­di­cale des réformes de struc­ture, mais bien l’opposition à laquelle elles don­nèrent lieu au sein de la classe ouvrière. En effet, comme agent des ser­vices publics, c’est chez moi la dimen­sion “ser­vices publics” du conflit qui l’a empor­té : c’est-à-dire dans un pre­mier temps, le refus des dis­po­si­tions reprises dans la Loi unique et ensuite, l’opposition entre la CSC et la FGTB qui alla jusqu’à l’intimidation et même jusqu’aux coups lorsque, du côté CSC, on vou­lut reprendre le tra­vail. Et cela, après qu’une négo­cia­tion avait assu­ré aux per­sonnes en place le main­tien des droits acquis. » (Thys, 1991).

L’annonce de l’abandon de l’outil, dans la deuxième phase de la grève, a été éga­le­ment un moment de rai­dis­se­ment entre syn­di­ca­listes des deux bords. La leçon qui en émer­ge­ra sera « plus jamais cela ! ». La force du mou­ve­ment ouvrier est dans son uni­té d’action et non dans sa divi­sion sur le ter­rain. Les rap­pro­che­ments entre syn­di­ca­listes se feront autour du déve­lop­pe­ment régio­nal wal­lon et des réformes de struc­tures avec des grands ras­sem­ble­ments fin des années soixante et, début sep­tante, avec la reven­di­ca­tion d’initiatives indus­trielles publiques.

Du point de vue poli­tique aus­si, les signes de chan­ge­ment se mani­festent. Le gou­ver­ne­ment de Gas­ton Eys­kens, même s’il par­vient à faire adop­ter la loi au Par­le­ment et s’il tient la grève en échec, doit démis­sion­ner en mars 1961. Après les élec­tions légis­la­tives de mars 1961, le Par­ti social-chré­tien, qui reste la for­ma­tion poli­tique domi­nante sur l’échiquier belge, opte pour une alliance avec le Par­ti socia­liste, pri­vi­lé­giant ain­si « dura­ble­ment » une coa­li­tion de centre gauche. Cela faci­lite de fait le rap­pro­che­ment entre les syn­di­cats socia­liste et chré­tien et ouvre la voie à la concer­ta­tion entre eux, à des fronts com­muns dans les entre­prises ou au niveau d’une région et au ras­sem­ble­ment des progressistes.

La grève enté­rine aus­si, pour le Mou­ve­ment ouvrier chré­tien sa déclé­ri­ca­li­sa­tion. La lettre pas­to­rale du car­di­nal Van Roey du 23 décembre 1960 sus­cite la colère des diri­geants CSC. « Les grèves désor­don­nées et dérai­son­nables aux­quels nous assis­tons à pré­sent doivent être réprou­vées et condam­nées par tous les hon­nêtes gens et tous ceux qui ont encore le sens de la jus­tice et du bien com­mun. Les ouvriers, les employés et les fonc­tion­naires, en rai­son de leur dévoue­ment à leur tâche jour­na­lière, méritent l’estime de tous. Ils ne sont évi­dem­ment pas par­ti­sans du désordre, ni de l’anarchie et ils ne peuvent se lais­ser entrai­ner par des fau­teurs de troubles. Qu’ils prennent conscience de leurs devoirs et se mettent au tra­vail sans tar­der. Que les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles et les syn­di­cats au lieu d’inciter ou de col­la­bo­rer à la grève, ramènent leurs affi­liés dans le droit che­min et à une meilleure com­pré­hen­sion de l’intérêt de tous. » L’initiative est par­ti­cu­liè­re­ment inop­por­tune et tend accré­di­ter la thèse que le syn­di­cat chré­tien reçoit ses direc­tives de Malines, ce qui gêne le mou­ve­ment syn­di­cal (Neu­ville et Yer­na, 1990). Le mes­sage des prêtres de Seraing lue et dif­fu­sé lar­ge­ment, à l’occasion de la célé­bra­tion de Noël, est consi­dé­ré par René Deprez (1963) comme un acte cou­ra­geux, « qui impres­sionne non seule­ment les milieux chré­tiens, mais tous les gré­vistes et une grande par­tie de l’opinion publique. Il témoigne dans un style très direct sa soli­da­ri­té avec la juste cause des tra­vailleurs en grève. C’est un vrai mes­sage de paix ».

L’apport des femmes

Quel a été l’apport des femmes à ce mou­ve­ment ? Cet aspect de la grève a jusqu’ici sou­le­vé peu d’intérêt. Cette grève a‑t-elle été une expé­rience utile dans la prise de conscience des travailleuses ?

Tra­di­tion­nel­le­ment, dans les luttes sociales, la par­ti­ci­pa­tion des femmes se mani­feste par l’organisation de soupes popu­laires et par des mani­fes­ta­tions de ména­gères. Ces der­nières ont été immor­ta­li­sées par Ivens et Storck dans leur film Misère au Bori­nage, « ce que femme veut Dieu le veut, autant la mort que la faim des enfants ». Pen­dant les grèves de l’hiver 60, les femmes des gré­vistes, les ména­gères sou­tiennent la grève. « Elles apportent des vivres et de la soupe aux piquets. Dans cer­taines régions comme à Gil­ly, cette orga­ni­sa­tion est par­faite, elles sont deve­nues des auxi­liaires indis­pen­sables des piquets de grève. On les appelle les “Grèves Hôtesses”». René Deprez (1963) signale qu’à l’appel de la Guilde des femmes coopé­ra­trices, « les femmes de plus en plus nom­breuses se mettent au ser­vice des gré­vistes dans les can­tines et dans les piquets de grève, fai­sant la ronde devant les gares et les bureaux de poste. Cette soli­da­ri­té fémi­nine totale est le meilleur garant du suc­cès et de la téna­ci­té du mouvement. »

Elles subi­ront aus­si les foudres des forces de l’ordre. Le 27 décembre à Liège, le piquet de grève de la remise de la SNCB à Kim­kem­pois est assu­ré par quatre-vingts femmes. La même action se déroule à Sal­zinne où les femmes empêchent tout accès à l’atelier de la SNCB. Le 28 décembre, la dépu­tée socia­liste Alex Fon­taine-Bor­guet est arrê­tée devant la poste de Liège. Le 9 jan­vier, la gen­dar­me­rie repousse avec vio­lence les piquets de grèves fémi­nins à l’Atelier cen­tral des Bas-prés, à Namur. La répres­sion d’un mee­ting à Gand, en jan­vier 1961, n’épargne pas les femmes pré­sentes sur place. Les pho­tos de presse de la grève montrent des assem­blées où elles sont bien visibles. Comme fonc­tion­naires, ensei­gnantes et employées de maga­sins, elles sont gré­vistes. Mar­celle Hoens2 témoigne de cet enga­ge­ment pen­dant toute la durée de la grève.

Jeune employée à la socié­té des Habi­ta­tions bon mar­ché de Hers­tal, socia­liste évi­dem­ment, elle est syn­di­quée au Set­ca et est entrai­née dans la grève. En 60, elle a vingt-deux ans et c’est son pre­mier conflit. Dès le démar­rage, tout le bureau s’arrête, elle com­pris. Son pre­mier acte est de jeter des clous sur les rails, devant le dépôt de tram­ways de Hers­tal. Dès les pre­mières heures, elle s’implique dans l’action et va là où on lui demande d’aller. Les tâches se répar­tissent. Des équipes se forment. Comme jeune fille, elle est embri­ga­dée dans les groupes qui pré­parent les repas et orga­nisent les dis­tri­bu­tions aux gré­vistes et à leur famille. La soli­da­ri­té existe. Des femmes, des ména­gères viennent don­ner des coups de main. Des fer­miers apportent des mar­chan­dises. Mais il faut net­toyer ces légumes, pré­pa­rer ces repas, les des­cendre à La Popu­laire, dis­tri­buer les vivres et mêmes des vête­ments. Elle tra­vaille par­fois même la nuit. Des piquets ? Per­sonne n’aurait recom­men­cé le tra­vail. Au dépôt de trams, juste der­rière son bureau, ce sont les gen­darmes qui ont mis en route les pre­miers trams et ils ont été reçus par des clous.

Cinq semaines, c’est long. La grève est émaillée de grands ras­sem­ble­ments. Elle par­ti­cipe aux mee­tings à Hers­tal, à la salle La Ruche où les ouvrières de la FN sont bien pré­sentes, mais elles ne sont pas encore orga­ni­sées et ne mènent pas le com­bat. Mar­celle Hoens des­cend régu­liè­re­ment sur Liège avec ses col­lègues pour par­ti­ci­per aux mani­fes­ta­tions, pour écou­ter André Renard, place Saint-Paul. Elle est pré­sente devant la gare de Guille­mins. « C’était violent, mais la grève s’éternisait, les gens en avaient marre. Il n’y avait pas de mots d’ordre pré­cis. La gen­dar­me­rie était très pré­sente et ce n’était pas sans risque. Le nombre d’arrestations a été important. »

La grève de 60 n’a pas déro­gé aux rôles tra­di­tion­nels des femmes dans les luttes ouvrières, mais la pré­sence impor­tante de tra­vailleuses gré­vistes, du sec­teur ter­tiaire change sans doute la donne. Comme notre témoin, elles vivent peut-être leur pre­mière expé­rience de lutte. Peut-on y voir un lien avec la déci­sion adop­tée, le 23 avril 1963, au congrès régio­nal extra­or­di­naire de la FGTB de Liège-Huy-Waremme, sous la hou­lette de son secré­taire, Jacques Yer­na, de mettre en place une Com­mis­sion régio­nale du tra­vail des femmes ? S’y retrouvent Annie Mas­say, per­ma­nente du Set­ca, qui a mené la grève avec les ven­deuses, des mili­tantes de la CGSP, comme Jen­ny Denis (CGSP), des employées du syn­di­cat, comme Maryse Per­in et bien d’autres. Ce sera un foyer dyna­mique d’actions et de réflexions sur le tra­vail des femmes et sur l’égalité entre les hommes et les femmes3. Pour les tra­vailleuses, les grèves de 60 sont peut-être aus­si un « entredeux ».

  1. Dans ce tra­vail très fouillé, l’auteur tente de réha­bi­li­ter la place et le rôle du Par­ti com­mu­niste dans le conflit.
  2. Entre­tien avec l’auteure, le 8 octobre 2010.
  3. Ce point sera déve­lop­pé dans Marie-Thé­rèse Coe­nen, Syn­di­ca­lisme au fémi­nin. II par­tie, 1944 – 1980, Carhop, en préparation.

Marie-Thérèse Coenen


Auteur