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Un État patrimonial

Numéro 4 Avril 2012 par Malfliet

avril 2012

Les choix opé­rés en Rus­sie pour faire coïn­ci­der la pro­prié­té et la sou­ve­rai­ne­té, et leur uti­li­sa­tion comme leviers favo­ri­sant l’ap­pa­ri­tion récur­rente d’une auto­cra­tie, déter­minent l’é­vo­lu­tion de son his­toire. Ain­si, la struc­ture spé­ci­fique des rap­ports de pro­prié­té (et plus pré­ci­sé­ment l’ab­sence de droits de pro­prié­té) consti­tue un trait fon­da­men­tal des ins­ti­tu­tions et de la poli­tique en Rus­sie. Les ser­vi­teurs de la Mos­co­vie, dont des­cendent en ligne directe la noblesse de la Rus­sie impé­riale, l’ap­pa­reil com­mu­niste de la Rus­sie sovié­tique et les oli­garques dans la nou­velle Rus­sie consti­tuent un phé­no­mène unique dans l’his­toire des ins­ti­tu­tions sociales. Les carac­tères patri­mo­niaux du pou­voir russe amènent à conclure qu’un dia­logue entre l’Eu­rope et la Rus­sie sur le prin­cipe de l’É­tat de droit, de la pro­tec­tion des droits de l’homme et d’une véri­table démo­cra­tie libé­rale ne peut être qu’un dia­logue de sourds.

La Consti­tu­tion, mise en place par Boris Elt­sine en 1993 et tou­jours en vigueur, défi­nit la Rus­sie comme un État de droit démo­cra­tique1. En réa­li­té, par de nom­breux traits, le nou­vel État russe res­semble à une auto­cra­tie. Prin­ci­pa­le­ment depuis 2000 avec l’entrée en fonc­tion de Vla­di­mir Pou­tine comme pré­sident et le ren­for­ce­ment du par­ti au pou­voir, Rus­sie unie, le pays semble se diri­ger vers davan­tage de cen­tra­li­sa­tion (ver­ti­ca­li­sa­tion) et de concen­tra­tion du pou­voir au pro­fit des auto­ri­tés centrales.

En cette période d’élections légis­la­tives et pré­si­den­tielles (2011 – 2012) qui requiert la par­ti­ci­pa­tion de la popu­la­tion, la ques­tion se pose de savoir com­ment la Rus­sie asso­cie ses traits démo­cra­tiques et auto­ri­taires, et quel sens accor­der au concept de « nou­vel auto­ri­ta­risme ». Le « nou­vel auto­ri­ta­risme » ren­voie à des arran­ge­ments ins­ti­tu­tion­nels qui, d’un côté, tolèrent cer­taines formes de concur­rence poli­tique et, de l’autre, main­tiennent le contrôle poli­tique en rédui­sant au mini­mum la pos­si­bi­li­té pour l’opposition de mettre véri­ta­ble­ment en dan­ger le régime en place. Il en résulte que les fon­de­ments des régimes démo­cra­tiques — les élec­tions, la socié­té civile ain­si que la recon­nais­sance et la pro­tec­tion de la pro­prié­té pri­vée — deviennent des moyens effec­tifs pour exer­cer un pou­voir auto­ri­taire ou semi-auto­ri­taire2.

La course à l’élection pré­si­den­tielle de 2012 a rou­vert le débat sur l’avenir de la Rus­sie. Le nombre crois­sant de mani­fes­ta­tions de rue semble aug­men­ter les chances de démo­cra­ti­sa­tion du nou­vel État russe. Par­vien­drait-il donc à tenir sa pro­messe consti­tu­tion­nelle garan­tis­sant le mar­ché, la démo­cra­tie et l’État de droit ? La Rus­sie post­so­vié­tique se pré­sente, en effet, sur la scène inter­na­tio­nale comme un régime adhé­rant au para­digme libéral-démocratique.

Mais est-elle capable de se déga­ger de son pas­sé poli­tique ? Ne voyons-nous pas en Rus­sie une ten­dance récur­rente à l’autocratie et à l’expansion ter­ri­to­riale ? Dans son livre, Vic­to­rieuse Rus­sie, Hélène Car­rère d’Encausse évo­quait, au début des années nonante, ses doutes quant à la pos­si­bi­li­té pour la Rus­sie de deve­nir un État comme les autres3. Son his­toire mêle uni­fi­ca­tion et exten­sion ter­ri­to­riale : l’identité ori­gi­naire et le cen­tra­lisme éta­tique y sont des traits domi­nants. Selon Car­rère d’Encausse, il en résulte notam­ment « que le pou­voir en Rus­sie a tou­jours été han­té par le dan­ger lié à la dis­per­sion de l’autorité et aux allé­geances de ses admi­nis­trés, et qu’il n’y voit remède que dans la puis­sance : la sienne propre — puis, ayant rete­nu la leçon mon­gole, celle de l’État4 ».

Cela dit, on ne peut prendre pour acquis l’héritage poli­tique des régimes impé­riaux et com­mu­nistes. C’est pré­ci­sé­ment le dan­ger de l’institutionnalisme his­to­rique et de l’idée de path depen­den­cy : par un regard rétros­pec­tif sur l’histoire russe, cette approche tend à pro­po­ser une vue déter­mi­niste et sim­pliste en négli­geant un ensemble de dyna­miques sys­té­miques qui ont, par ailleurs, contri­bué aux changements.

Il est vrai que l’avenir de la Rus­sie reste impré­vi­sible. Pour­tant, mal­gré le dan­ger de déter­mi­nisme, nous optons ici pour l’argument de path depen­den­cy qui revient à dire que les choix stra­té­giques du pré­sent reflètent ceux du pas­sé. L’élite poli­tique et éco­no­mique agit comme par le pas­sé parce que le cout du chan­ge­ment est plus éle­vé que le cout réel et poli­tique de main­tien (stra­té­gique) du sta­tu­quo. Le carac­tère patri­mo­nial de la poli­tique russe est un de ces méca­nismes héri­tés du pas­sé qui a pro­fon­dé­ment influen­cé la ten­dance russe à l’autocratie. Mais consi­dé­rer la péren­ni­té de la culture poli­tique comme un des prin­ci­paux fac­teurs d’explication dans l’analyse ne va pas de soi et demande des éclaircissements.

Autocratie et patrimonialisme

Les his­to­riens expliquent de diverses manières la ten­dance russe à l’autocratie. « De quelles manières l’autocratie russe dans l’empire dif­fé­rait-elle de l’absolutisme euro­péen ? », se demandent cer­tains auteurs. Une des thèses défen­dues notam­ment par Karel Witt­fo­gel sou­tient que ce sont les Tatars qui ont impor­té en Rus­sie les modèles chi­nois de des­po­tisme orien­tal. D’autres estiment que les traits auto­cra­tiques de la Rus­sie sont un héri­tage de Byzance. Une dif­fé­rence existe tou­te­fois : alors que l’empereur byzan­tin dis­po­sait d’un pou­voir abso­lu prin­ci­pa­le­ment en poli­tique exté­rieure, le tsar russe le déte­nait tant en poli­tique inté­rieure qu’extérieure.

L’historien Richard Pipes5 voit dans le « sys­tème patri­mo­nial » russe le fac­teur prin­ci­pal du pou­voir sans limite des diri­geants russes avant la Révo­lu­tion. Adop­tant un point de vue ouver­te­ment libé­ral, il affirme que seule la pro­prié­tés des res­sources créant de la richesse per­met de limi­ter l’autorité de l’État. La com­pa­rai­son des évo­lu­tions his­to­riques entre l’Angleterre et la Rus­sie montre, selon Pipes, qu’en Angle­terre, le déve­lop­pe­ment pré­coce de la pro­prié­té fon­cière a débou­ché sur une démo­cra­tie par­le­men­taire, tan­dis qu’en Rus­sie l’habileté des tsars à s’approprier fina­le­ment toutes les terres, a don­né nais­sance à une poli­tique arbi­traire et sans contrôle.

Le concept de « sys­tème patri­mo­nial » recouvre plu­sieurs sens. Weber le décrit comme un mode de domi­na­tion poli­tique ou d’autorité fon­dé sur le pou­voir per­son­nel et bureau­cra­tique exer­cé par une « famille royale ». Les traits essen­tiels sont que le pou­voir y est for­mel­le­ment arbi­traire et que l’administration se trouve sous le contrôle direct du chef. Cela implique l’utilisation d’esclaves, de mer­ce­naires et de sol­dats, qui ne dis­posent d’aucune auto­no­mie et qui sont au ser­vice de leur patron. Dans tous les cas, la fusion entre le pou­voir et le contrôle des res­sources est centrale.

En Rus­sie, le carac­tère patri­mo­nial de l’État russe est deve­nu un trait fon­da­men­tal de la poli­tique russe. Le point de départ de cette approche est très com­pré­hen­sible : pour des rai­sons de sécu­ri­té (étant don­né le manque de fron­tières natu­relles, la Rus­sie a tou­jours culti­vé un grand sen­ti­ment d’insécurité), l’autocrate russe a cher­ché à mobi­li­ser des res­sources propres sans devoir pour autant négo­cier avec des élites remuantes. Cela explique que la limi­ta­tion du droit à la pro­prié­té pri­vée a repré­sen­té une condi­tion impor­tante de l’unité du pou­voir. Dans la Grande-Prin­ci­pau­té de Mos­co­vie, cette tac­tique poli­tique s’est tou­jours net­te­ment mani­fes­tée. Cela explique pour­quoi les boyards ne pou­vaient pas avoir en pro­prié­té le ter­ri­toire : il leur aurait don­né une cer­taine indé­pen­dance par rap­port au prince6.

Les carac­tères patri­mo­niaux de la poli­tique russe (la fusion entre la pro­prié­té et le pou­voir), qui se sont déployés sous l’empire et durant la période sovié­tique, réap­pa­raissent aujourd’hui. Cette ana­lyse n’est pas sans consé­quences sur la com­pré­hen­sion des évo­lu­tions actuelles de la poli­tique russe. En effet, ces carac­té­ris­tiques internes pré­valent sur les variables externes que sont l’imitation et la « conta­mi­na­tion » démo­cra­tiques. C’est ce que révèle notam­ment l’incapacité du sys­tème à se trans­for­mer. Le peuple ne dis­pose d’aucun moyen pour chan­ger le sys­tème, et cela même s’il le vou­lait7. Selon ce rai­son­ne­ment, le déve­lop­pe­ment poli­tique en Rus­sie dif­fère des révo­lu­tions de cou­leur dans dif­fé­rents pays de la Com­mu­nau­té des États indé­pen­dants, de même que du prin­temps arabe.

Les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, par­mi les­quelles se trouve la pro­prié­té pri­vée, repré­sentent le « miroir aux alouettes » de la réa­li­té poli­tique russe. L’approche très par­ti­cu­lière du pou­voir en Rus­sie réside, avant tout, dans la com­bi­nai­son entre les fac­teurs éco­no­miques et poli­tiques sur laquelle repose le carac­tère patri­mo­nial du « nou­vel auto­ri­ta­risme » russe.

Ce qui sur­prend est que l’introduction d’une poli­tique de moder­ni­sa­tion, de libé­ra­li­sa­tion et de démo­cra­ti­sa­tion, autre­ment dit d’une poli­tique repo­sant sur le para­digme libé­ral-démo­cra­tique, joue un rôle cru­cial dans le carac­tère patri­mo­nial de ce nou­vel auto­ri­ta­risme. Car ce para­digme, tel que le consen­sus de Washing­ton l’a éta­bli, implique l’orientation éco­no­mique libé­rale de la poli­tique russe8. Outre la pro­tec­tion des droits poli­tiques et civiques, et l’insistance sur l’idée de liber­té de l’individu, la Consti­tu­tion russe recon­nait éga­le­ment le droit à la pro­prié­té pri­vée comme un droit per­met­tant d’exercer de telles liber­tés9. En accord avec John Locke, le sys­tème poli­tique russe trace sans dif­fi­cul­té une ligne entre la pro­tec­tion juri­dique du droit à la pro­prié­té et la struc­ture capi­ta­liste indomp­table de l’économie russe. Le ren­ver­se­ment idéo­lo­gique (de mar­xiste-léni­niste à libé­ral-démo­cra­tique) a per­mis aux nou­veaux riches de s’enrichir en très peu de temps — une évo­lu­tion que Marx et Engels auraient détes­tée. C’est la rai­son pour laquelle de nom­breux com­men­ta­teurs décrivent le sys­tème poli­tique russe actuel comme for­mant une oli­gar­chie, sou­mise à un capi­ta­lisme incon­trô­lé et immo­ral. Tou­te­fois, cette des­crip­tion ne cerne pas l’essence du dis­cours poli­tique. La Rus­sie bâtit un régime patri­mo­nial à par­tir de ses acquis récents : le pétrole, le gaz et les mine­rais qui four­nissent un puis­sant appui au nou­vel auto­ri­ta­risme russe tant en poli­tique inté­rieure qu’au point de vue géopolitique.

La Russie sous l’«ancien régime » : la naissance de l’État patrimonial

Richard Pipes a expli­ci­té les traits patri­mo­niaux du régime tsa­riste10. Il part de la thèse selon laquelle le pen­chant russe pour l’autoritarisme n’est pas impu­table à des fac­teurs « géné­tiques ». En effet, la cité-État de Nov­go­rod en Rus­sie du Nord, jusqu’à la perte de son indé­pen­dance à la fin du XVe siècle, accor­dait à ses citoyens autant, voire même davan­tage, de droits que les États d’Europe occi­den­tale à la même époque. Selon Pipes, la cause prin­ci­pale de la rup­ture dans l’évolution des droits et des liber­tés des citoyens trou­ve­rait son ori­gine dans la prin­ci­pau­té de Mos­co­vie qui avait sup­pri­mé la pro­prié­té pri­vée et où le sou­ve­rain ne se conten­tait pas seule­ment de régner sur son ter­ri­toire et ses sujets : il en était le pro­prié­taire au sens propre. C’est la fusion entre la sou­ve­rai­ne­té et la pro­prié­té, par laquelle tous les titres de pro­prié­té sont trans­fé­rés au sou­ve­rain, qui est le trait prin­ci­pal d’un régime patri­mo­nial, selon Pipes. De la sorte, le sou­ve­rain peut, sur la base de son patri­moine éten­du (vot­chi­na), exi­ger n’importe quel ser­vice de ses sujets, citoyens ou nobles. Les grands-ducs de Mos­cou étaient en même temps pro­prié­taires et sou­ve­rains, et ils consi­dé­raient leur prin­ci­pau­té comme un ter­ri­toire dont ils dis­po­saient par héri­tage. Cela explique d’ailleurs pour­quoi le mot « vla­de­tel » en russe signi­fie encore aujourd’hui à la fois « pos­ses­seur » et « souverain ».

Pierre le Grand a joué le jeu en modi­fiant le sta­tut juri­dique des terres pos­sé­dées par les nobles, trans­mises par héri­tage et non sou­mises à une obli­ga­tion de ser­vice à l’égard du prince (vot­chi­na) pour en faire des conces­sions ou, pour le dire autre­ment, des terres reçues en échange de ser­vices (pomes­tie) et qui reve­naient au prince lorsque le ser­vice pre­nait fin. Ces biens reçus en échange de ser­vices, qui concer­naient prin­ci­pa­le­ment des terres, n’appartenaient à la noblesse qu’aussi long­temps que celle-ci, au ser­vice du tsar, appor­tait son sou­tien à son pou­voir sans limites. La pro­prié­té pri­vée a connu en Rus­sie une évo­lu­tion tota­le­ment dif­fé­rente de celle du reste de l’Europe. Au moment où en Europe occi­den­tale, le sys­tème des fiefs ou tenures (terres concé­dées par un sei­gneur à un non-noble ou à un pay­san pour l’exploiter) domi­nait, la Rus­sie ne connais­sait que la pro­prié­té allo­diale (terre libre de charge et trans­mise par héri­tage). Alors qu’en Europe occi­den­tale les tenures devinrent des terres acquises en pleine pro­prié­té, en Rus­sie la pro­prié­té allo­diale se trans­for­ma en fiefs impé­riaux : ceux qui étaient aupa­ra­vant pro­prié­taires devinrent les prin­ci­paux ser­vi­teurs du prince, ne pos­sé­dant leurs terres que de manière condi­tion­nelle. C’est, selon Pipes, cette évo­lu­tion diver­gente qui explique le mieux la dif­fé­rence entre la Rus­sie et l’Europe aux plans éco­no­miques et poli­tiques. Dès lors, à l’époque de l’absolutisme, la pro­prié­té pri­vée ne consti­tuait pas en Rus­sie de bar­rière au pou­voir impérial.

Le terme pro­prié­té (sobst­ven­nost’) a été uti­li­sé, pour la pre­mière fois, par Cathe­rine la Grande dans son Nakaz ou ins­truc­tions adres­sées aux gou­ver­neurs en 1765. Cathe­rine vou­lait intro­duire en Rus­sie le concept de pro­prié­té abso­lue et indi­vi­sible tel qu’il était défi­ni par les Lumières en Europe occi­den­tale. L’expression « droit à la pro­prié­té » est reprise pour la pre­mière fois dans la Décla­ra­tion des droits de la noblesse de 1785. Ce décret accor­dait à la noblesse un droit de pro­prié­té sur les terres (pomes­tie) qu’elle occu­pait, et elle rece­vait la garan­tie qu’aucun bien fon­cier ne pour­rait lui être ôté sans déci­sion de jus­tice. Même les tsars les plus libé­raux (notam­ment Alexandre II qui a sup­pri­mé le ser­vage et réfor­mé le sys­tème judi­ciaire) n’ont jamais remis fon­da­men­ta­le­ment en ques­tion l’ordre auto­cra­tique. Lorsque l’esclavage a été sup­pri­mé en 1861, la terre n’a pas été don­née aux pay­sans qui l’exploitaient depuis des siècles : elle est deve­nue la pro­prié­té du mir ou com­mu­nau­té de pay­sans, res­pon­sable en outre du paie­ment des impôts fon­ciers. À ce moment cru­cial, la noblesse n’est pas par­ve­nue à jouer un rôle poli­tique. Au contraire, l’émancipation des serfs a eu des consé­quences désas­treuses pour la noblesse terrienne.

Toutes les formes de droit de pro­prié­té repo­sant sur le par­tage ou la divi­sion ont été fina­le­ment consi­dé­rées comme étran­gères à l’idée russe de la pro­prié­té. À chaque fois, le droit de pro­prié­té est appa­ru comme un pou­voir (gos­pod­st­vo) total, indi­vi­sible et exclu­sif de la per­sonne sur son patri­moine, de sorte que ce droit ne pou­vait être limi­té par d’autres per­sonnes. Dans un tel sys­tème patri­mo­nial, tout conflit entre la sou­ve­rai­ne­té et la pro­prié­té dis­pa­rait puisqu’elles ne forment qu’une seule et même chose. Par là, l’autocratie russe dif­fère du des­po­tisme. Un des­pote viole les droits de pro­prié­té de ses sujets, un sou­ve­rain patri­mo­nial ne recon­nait même pas leur existence.

Un tel sys­tème signi­fie que, dès le début, toute oppo­si­tion poli­tique était exclue en Rus­sie. Un sys­tème patri­mo­nial ne pré­voit aucune place pour le droit comme ins­ti­tu­tion indé­pen­dante et supé­rieure à la volon­té du chef. Le droit devient une branche de l’administration, dont le rôle consiste à sou­te­nir l’autorité du monarque et non à la limi­ter. Il était aus­si impen­sable qu’un citoyen assigne en jus­tice le sou­ve­rain ou un fonctionnaire.

Le système soviétique : l’économie planifiée comme système patrimonial de pouvoir

La révo­lu­tion bol­ché­vique en 1917 a opé­ré une rup­ture totale avec le pas­sé. Les pre­miers décrets révo­lu­tion­naires étaient par­ti­cu­liè­re­ment radi­caux : l’un d’entre eux pré­voyait la sup­pres­sion du droit à la pro­prié­té pri­vée, un autre la sup­pres­sion totale du droit à l’héritage, telles que Marx et Engels l’avaient jadis exi­gé dans le Mani­feste du Par­ti com­mu­niste. La noblesse a été pri­vée de ses terres, et les terres ont été trans­fé­rées sous la forme d’un usage tem­po­raire aux ouvriers et aux pay­sans. Mais fina­le­ment, pen­dant la période sta­li­nienne, lorsque le sys­tème éco­no­mique et poli­tique de l’Union sovié­tique reçut une forme fixe, les terres et les entre­prises devinrent la pro­prié­té exclu­sive et indi­vi­sible de l’État. Au plan juri­dique, il s’agissait d’une construc­tion impos­sible, étant don­né que l’État était le seul pro­prié­taire poten­tiel de toute la richesse du pays et qu’il n’y avait donc per­sonne pour l’exclure d’un droit de pro­prié­té pour­tant défi­ni comme exclu­sif. Fort de cette construc­tion juri­dique absurde, le Polit­bu­ro avait les mains libres pour prendre des déci­sions fon­da­men­tales dans le domaine public via l’économie pla­ni­fiée sui­vant les plans quin­quen­naux et les plans annuels. Le domaine pri­vé a donc été absor­bé dans le domaine public, et le droit fut trans­for­mé en « admi­nis­tra­tion de la léga­li­té » (admi­nis­tra­tion of lega­li­ty).

Bien que la struc­ture par­ti­cu­lière du droit de pro­prié­té propre au trust anglo-amé­ri­cain eût pu aisé­ment être adap­tée à l’exploitation de la pro­prié­té de l’État par des entre­prises d’État, elle n’a jamais été intro­duite en Union sovié­tique : le concept uni­taire de pro­prié­té d’État est deve­nu une ortho­doxie sovié­tique qui ne pou­vait pas être remise en ques­tion. Le concept de pro­prié­té uni­fiée d’État, déve­lop­pé dans les années trente pour les entre­prises d’État dotées de la per­son­na­li­té juri­dique, a géné­ré un nou­veau droit des biens : le droit de ges­tion opé­ra­tion­nelle (admi­nis­tra­tiv­noe ouprav­le­nie) ou droit réel de pos­ses­sion, d’utilisation et de dis­po­si­tion, lequel n’était tou­te­fois pas un droit de propriété.

Olim­piad Ioffe, pro­fes­seur renom­mé de l’université de Lenin­grad, contraint à l’exil aux États-Unis (Connec­ti­cut) dans les années sep­tante, sou­ligne, dans un article fameux paru dans la Har­vard Law Review (1982) que la cen­tra­li­sa­tion extrême des pro­ces­sus de déci­sion est une carac­té­ris­tique néces­saire de l’économie pla­ni­fiée sovié­tique11. Le sys­tème poli­tique sovié­tique a tou­jours été basé sur la pro­prié­té de l’État, laquelle englo­bait presque toute l’économie (les terres, les machines, les entre­prises, l’équipement agri­cole). En outre, Ioffe iden­ti­fie l’État sovié­tique aux prin­ci­paux organes du Par­ti com­mu­niste de l’Union sovié­tique : le Polit­bu­ro, le Comi­té cen­tral et l’appareil du Par­ti. Pour Ioffe, l’État sovié­tique repré­sente l’État le plus puis­sant que l’humanité ait jamais connu : en effet, cet État (en réa­li­té, le Par­ti) avait la pro­prié­té éco­no­mique (à défaut de juri­dique) sur l’ensemble de l’économie. La décen­tra­li­sa­tion de l’économie devait, dès lors, selon Ioffe, engen­drer une perte de pou­voir énorme pour le Par­ti. Pro­lon­geant la réflexion, Harold Ber­man s’est deman­dé s’il était plus juste de par­ler de conti­nui­té ou bien de retour pério­dique d’un tel degré de cen­tra­li­sa­tion : « Are there no other options, s’interroge-t-il, is his­to­ry so ruth­less­ly pre­dic­table ? Should we jus­ti­fy the cowar­dice — or lack of ima­gi­na­tion — of the Soviet lea­der­ship by saying that the sys­tem is by defi­ni­tion unchan­geable12 ? »

Le régime sovié­tique tire sa force du fait que l’élite diri­geante ou les diri­geants déci­daient de l’affectation des moyens du pays, et cela sans devoir rendre des comptes et sans auto­ri­sa­tion préa­lable de qui­conque. Le pou­voir était dans les mains du Par­ti com­mu­niste, du Polit­bu­ro, ou encore d’un seul diri­geant (comme dans le cas de Sta­line). Les organes de l’État étaient usur­pés par le Par­ti, et le droit pri­vé absor­bé dans le droit public. Étant don­né que la pro­prié­té pri­vée comme ins­ti­tu­tion juri­dique avait été sup­pri­mée, il n’existait plus de méca­nisme ins­ti­tu­tion­nel per­met­tant aux citoyens de faire res­pec­ter leurs droits de pro­prié­té contre l’élite domi­nante. Sous Bre­j­nev, la période dite de stag­na­tion (zas­toï) a vu se déve­lop­per une éco­no­mie sou­ter­raine ou « éco­no­mie de l’ombre », carac­té­ri­sée par dif­fé­rents degrés d’illégalité (on dési­gnait ces mar­chés par des cou­leurs allant du vert pour semi-légal à noir pour illé­gal). Cette éco­no­mie sou­ter­raine a four­ni une des assises au nou­vel entre­pre­neu­riat qui se déve­lop­pe­ra avec les oli­garques dans la nou­velle Russie.

En bref, on voit clai­re­ment ici com­ment les carac­tères patri­mo­niaux fon­da­men­taux de la struc­ture de domi­na­tion en Rus­sie ont faci­li­té la concen­tra­tion du pou­voir dans l’Empire sovié­tique. Cette struc­ture s’opposait à tout concept de droits et de liber­tés démo­cra­tiques, de même qu’à un concept de droit pri­vé comme condi­tion d’exercice de cette liberté.

Les caractères patrimoniaux du nouvel État russe (post-soviétique)

Après le putsch man­qué de Mos­cou en aout 1991, par lequel un groupe de com­mu­nistes conser­va­teurs avait ten­té de ren­ver­ser Gor­bat­chev, le mythe d’un État démo­cra­tique naquit en Rus­sie. Tou­te­fois, plu­sieurs élé­ments fai­saient défaut à l’établissement de la démo­cra­tie : il man­quait une base sociale ou éco­no­mique, une socié­té civile et la convic­tion, lar­ge­ment par­ta­gée dans la popu­la­tion, selon laquelle une éco­no­mie de mar­ché et une classe moyenne forte sont les condi­tions essen­tielles d’une socié­té démo­cra­tique. La « démo­cra­tie » russe a fina­le­ment ouvert la voie à une nou­velle nomenk­la­tu­ra qui a pris les rênes de l’économie13.

Dans la période sombre des années nonante, des choses étranges se sont pas­sées avec la pro­prié­té de l’État. On n’a pas encore com­men­cé à ana­ly­ser l’ensemble de la légis­la­tion adop­tée au début de ces années, et cela bien qu’un cer­tain nombre de lois et de décrets aient été conçus sur mesure pour divers béné­fi­ciaires des pri­va­ti­sa­tions. Ce qui s’est pas­sé est, en réa­li­té, une expro­pria­tion à grande échelle de l’État. Sous le gou­ver­ne­ment de courte durée d’Egor Gaï­dar, la nomenk­la­tu­ra sovié­tique a dis­pa­ru dans le chaos et la confu­sion du début des années nonante ; sous Tcher­no­myr­dine, elle s’est remise en selle au niveau fédé­ral. Peu de temps après, de jeunes entre­pre­neurs, par­mi les­quels se trou­vaient de nom­breux tren­te­naires for­més au Kom­so­mol (le mou­ve­ment de jeu­nesse du Par­ti com­mu­niste), sont appa­rus, éga­le­ment grâce aux élec­tions régio­nales. Tirant béné­fice du sys­tème élec­to­ral mixte per­met­tant, via les dis­tricts, d’octroyer un siège à un can­di­dat non affi­lié à un par­ti, ils sont par­ve­nus à déve­lop­per des baron­nies locales.

Les pre­miers signes de la nou­velle struc­ture patri­mo­niale du pou­voir se mani­festent au moment de la réélec­tion du pré­sident Elt­sine. Le pré­sident affai­bli doit entiè­re­ment sa réélec­tion à l’appui des oli­garques qui ont mis en place, avec les « tech­no­logues poli­tiques », une cam­pagne élec­to­rale, cou­ron­née de suc­cès, dans laquelle les grandes chaines de télé­vi­sion publique ont joué un rôle cru­cial. Elt­sine était alors entou­ré de la « famille », cabi­net fan­tôme domi­né par sa fille, Tatia­na Dia­chen­ko, et plu­sieurs figures impor­tantes de l’administration pré­si­den­tielle. La « famille » et Elt­sine lui-même béné­fi­cie­ront plus tard d’une mesure d’amnistie géné­rale octroyée par Poutine.

Les nou­veaux entre­pre­neurs que sont les oli­garques sont deve­nus pro­prié­taires du patri­moine de leur entre­prise, et ils ont réus­si à amas­ser en peu de temps des for­tunes consi­dé­rables. Ils ont mis la main sur les sec­teurs de base de l’économie russe (le pétrole, le gaz, le nickel), sur le monde de la banque et de la finance, et sur l’industrie ; ils ont éga­le­ment inves­ti à l’étranger (Bere­zovs­ki et Abra­mo­vitch en Grande-Bre­tagne, Keri­mov en Bel­gique). La redis­tri­bu­tion de la pro­prié­té de l’État entre les membres de cette oli­gar­chie a connu un plein essor en 1995 grâce aux prêts garan­tis par des actions (loans for shares). Cette construc­tion juri­dique se basait sur un sys­tème ingé­nieux : douze banques avaient reçu l’autorisation de restruc­tu­rer, avec l’aide de l’appareil d’État, l’ensemble du monde de l’entreprise via les faillites et la vente de parts, issues du capi­tal des anciennes entre­prises d’État, don­nées en garan­tie. Les banques pré­sen­taient ces opé­ra­tions comme des cré­dits garan­tis par la pro­prié­té de l’État. En réa­li­té, il s’agissait d’un gigan­tesque insi­der trade dans lequel de larges parts de la pro­prié­té de l’État, prin­ci­pa­le­ment le pétrole et les mine­rais, furent cédées à plu­sieurs banques et groupes finan­ciers. Ce sys­tème posa la base du nou­veau modèle oli­gar­chique du cor­po­ra­tisme d’État russe14.

Lors de son entrée en fonc­tion, le pré­sident Pou­tine a fait immé­dia­te­ment savoir que les pri­va­ti­sa­tions, source de l’accumulation de richesse par les oli­garques, pour­raient être remises en ques­tion. Cette menace pèse tou­jours comme une épée de Damo­clès sur la tête des oli­garques. Pou­tine avait la tâche dif­fi­cile de trou­ver un équi­libre entre les groupes déten­teurs du pou­voir : la famille Elt­sine, les oli­garques, mais aus­si les diri­geants régio­naux (gou­ver­neurs et pré­si­dents des répu­bliques fédé­rées) et les puis­sants minis­tères (le minis­tère des Affaires inté­rieures et le minis­tère de la Défense), et les réfor­ma­teurs de Saint-Péters­bourg. Pen­dant son pre­mier­man­dat pré­si­den­tiel, Pou­tine avait pla­cé un grand nombre de connais­sances et d’amis venant de Saint-Péters­bourg à la tête des prin­ci­pales entre­prises contrô­lées par l’État (ou, plus pré­ci­sé­ment, d’État) dans des sec­teurs tels que le trans­port, l’énergie, l’armement et la banque. La ver­ti­cale du pou­voir mise en place a sur­tout béné­fi­cié aux ser­vi­teurs de l’État (la bureau­cra­tie fédé­rale); elle a éga­le­ment ren­for­cé la posi­tion des auto­ri­tés régio­nales et celle des grandes entre­prises. Le 4 aout 2004, Pou­tine a publié une liste de 1.063 entre­prises d’intérêt stra­té­gique devant res­ter tota­le­ment ou par­tiel­le­ment sous le contrôle de l’État : c’est la vot­chi­na de Vla­di­mir Vla­di­mi­ro­vitch Poutine.

Dans la rela­tion entre le pré­sident et les oli­garques, il appa­rait clai­re­ment que lorsqu’un conflit éclate, il n’est jamais ques­tion de recou­rir à une ins­ti­tu­tion éco­no­mique ou juri­dique qui garan­ti­rait le res­pect du droit de pro­prié­té. L’affaire Yukos, dont Kho­dor­kovs­ki est l’acteur prin­ci­pal, res­semble à une repré­sen­ta­tion mytho­lo­gique du récit patri­mo­nial. Mikhaïl Kho­dor­kovs­ki était le pro­prié­taire de la Yukos Oil Com­pa­ny en acti­vi­té de 1993 à 2005. Aujourd’hui, Kho­dor­kovs­ki se trouve en pri­son en Répu­blique de Bou­ria­tie (en Sibé­rie). En 2003, l’homme d’affaires, qui s’était ris­qué à appor­ter son sou­tien à l’opposition poli­tique, a été épin­glé en Sibé­rie, à sa des­cente d’avion. Accu­sé de fraude fis­cale et d’autres fraudes, il a été arrê­té avec la col­la­bo­ra­tion du sub­sti­tut du pro­cu­reur (pro­ku­ra­tu­ra). Par là, Pou­tine a mon­tré, d’un seul coup, que les oli­garques ne sont pas tout-puis­sants, que lui-même se tient, tel un arbitre, au-des­sus d’eux et que l’État de droit se trouve en dehors du spec­tacle poli­tique. Bien que sa poli­tique de moder­ni­sa­tion révèle un cer­tain sou­ci pour l’État de droit, Med­ve­dev a confir­mé l’arrestation de Kho­dor­kovs­ki. La popu­la­tion voit clai­re­ment ce jeu entre le chef et l’élite et elle approuve le fait que le pré­sident tienne un rôle d’arbitre vigi­lant au-des­sus de l’élite dirigeante.

Dès lors, les oli­garques peuvent être com­pa­rés aux boyards de l’ancienne Mos­co­vie, comme le sou­ligne Ste­phan Hed­lund. Dans l’affaire Yukos, les auto­ri­tés n’ont même pas essayé de faire un pas en direc­tion de l’État de droit, ce qui réduit à néant l’espoir d’une Rus­sie plus proche des valeurs occi­den­tales15.

Dans les régions, ce sys­tème patri­mo­nial se mani­feste éga­le­ment avec force. Cer­taines régions appa­raissent comme le reflet des traits typi­que­ment patri­mo­niaux du niveau fédé­ral. Les acteurs prin­ci­paux sont les diri­geants régio­naux, tels que les gou­ver­neurs et les pré­si­dents dans les Répu­bliques. Mais les hol­dings éner­gé­tiques comme Gaz­prom et Lukoil illus­trent par­ti­cu­liè­re­ment bien le lien entre le centre et les régions. Par exemple, Alexei Mil­ler, pré­sident du conseil d’administration de l’entreprise gazière Gaz­prom, dans laquelle l’État russe détient la majo­ri­té des voix, a signé un accord de coopé­ra­tion avec Dmi­tri Mezent­sev, le gou­ver­neur d’Irkoutsk, une région (oblast) de Sibé­rie. Cet accord a débou­ché en 2009 sur un pro­jet de « gazi­fi­ca­tion » de la région. Dans ce cas, la Fédé­ra­tion de Rus­sie semble négo­cier avec elle-même : Gaz­prom, qui est qua­si­ment une entre­prise d’État russe, signe des accords avec un gou­ver­neur qui a éga­le­ment été nom­mé par le pré­sident russe. Ces accords portent sur l’intégration de la pro­duc­tion de gaz, du trans­port et de l’approvisionnement en Sibé­rie orien­tale et pré­voient éga­le­ment l’exportation vers la Chine (Eas­tern Gas pro­gram). En outre, Gaz­prom est actif au plan local comme spon­sor dans les sec­teurs de l’art, de la culture et du sport. Ain­si, l’enchevêtrement entre l’économie et le poli­tique appa­rait encore comme par­ti­ci­pant à la consti­tu­tion du capi­tal social.

Dans ses rap­ports avec l’étranger, la Rus­sie montre aus­si son carac­tère patri­mo­nial. Les his­toires cir­cu­lant sur la socié­té pétro­lière rus­so-bri­tan­nique TNK-BP montrent que les inves­tis­seurs étran­gers ne peuvent pas tou­jours être assu­rés que les droits de pro­prié­té seront res­pec­tés. En aout 2005, les auto­ri­tés fédé­rales ont revu les licences d’exploitation de cette socié­té en joint ven­ture, et la chambre d’audit russe a accu­sé TNK-BP de fraude fis­cale. Les socié­tés pétro­lières occi­den­tales, qui éta­blissent des joint ven­ture avec des par­te­naires russes pour explo­rer de nou­velles pos­si­bi­li­tés de mar­ché, connaissent sou­vent (mais pas tou­jours) des échecs. De manière louche, le régime russe émet des sanc­tions fis­cales ou envi­ron­ne­men­tales qui attaquent les droits de pro­prié­té des inves­tis­seurs étran­gers et visent à les réduire.

Les diri­geants russes et sovié­tiques ont tou­jours été convain­cus de l’importance d’associer puis­sance éco­no­mique et sécu­ri­té natio­nale. L’acquisition et la conser­va­tion de routes com­mer­ciales ont conduit la Rus­sie à s’engager avec les régions de la mer Bal­tique, de la mer Noire et de la mer du Nord. De tels enjeux dépendent davan­tage de la diplo­ma­tie éco­no­mique que des seules tech­niques poli­tiques de conquête du pou­voir. À tra­vers les filiales de Gaz­prom et Lukoil, et par les inves­tis­se­ments dans des hol­dings éner­gé­tiques locaux, l’achat de parts dans des entre­prises locales, etc., la Rus­sie a pro­gres­si­ve­ment pris le contrôle des struc­tures éner­gé­tiques dans les répu­bliques de l’ancienne urss. Cette diplo­ma­tie éco­no­mique, basée sur un concept de poli­tique patri­mo­niale, défend tou­jours les inté­rêts natio­naux de la Rus­sie et oriente peu à peu sa poli­tique étran­gère vers l’Asie et le Moyen-Orient. Le pro­lon­ge­ment des pipe­lines gaziers en direc­tion de la Chine peut offrir une alter­na­tive à la dépen­dance de la Rus­sie à l’égard de l’Europe comme mar­ché où elle vend son éner­gie. L’oligarque russe Oleg Deri­pas­ka inves­tit, par exemple, des mil­lions de dol­lars dans un nou­veau bar­rage dans un des ter­ri­toires les plus iso­lés de Sibé­rie, près de Kodinsk. Il espère, par là, répondre à la demande crois­sante d’énergie en Chine.

Tra­duit du néer­lan­dais par Gene­viève Warland

  1. Art. 1 de la Consti­tu­tion de la Fédé­ra­tion de Rus­sie : « 1. La Fédé­ra­tion de Rus­sie est un État démo­cra­tique, fédé­ral, un État de droit, ayant une forme répu­bli­caine de gouvernement. »
  2. Lau­ra Petrone, « Ins­ti­tu­tio­na­li­zing Plu­ra­lism in Rus­sia : a new Autho­ri­ta­ria­nism ? », Jour­nal of Com­mu­nist Stu­dies and Tran­si­tion Poli­tics, 2011, 27 : 2, p. 166 – 194.
  3. Hélène Car­rère d’Encausse, Vic­to­rieuse Rus­sie, 1992.
  4. Ibi­dem, p. 27.
  5. Richard Pipes, Rus­sia under the Old Regime, 1974.
  6. Ste­fan Hed­lund, « Vla­di­mir The Great, Grand Prince of Mus­co­vy : Resur­rec­ting the Rus­sian Ser­vice State », Europe-Asia Stu­dies, vol. 58, n° 5, juillet 2006, p. 781.
  7. Alexan­der Yanov, The Ori­gins of Auto­cra­cy. Ivan the Ter­rible in Rus­sian His­to­ry, Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Press, 1981, p. 112.
  8. Le consen­sus de Washing­ton sti­pule les condi­tions à rem­plir par les pays en voie de déve­lop­pe­ment, édic­tées par les ins­ti­tu­tions telles que le FMI et la Banque mon­diale. Elles concernent la sta­bi­li­sa­tion macroé­co­no­mique, l’ouverture éco­no­mique aux inves­tis­se­ments et l’introduction d’incitants à la concur­rence dans l’économie du pays. Le consen­sus libé­ral de Washing­ton a été intro­duit de manière tacite dans la période de tran­si­tion des pays post­com­mu­nistes au début des années nonante, notam­ment dans le cadre de l’Organisation pour la sécu­ri­té et la coopé­ra­tion en Europe (OSCE): Susanne Lütz et Mat­thias Kranke, « The Euro­pean Rescue of the Washing­ton Consen­sus ? eu and IMFf len­ding to Cen­tral and Eas­tern Euro­pean Coun­tries », leqs Paper, n° 22/2010, mai 2010, Europe in Ques­tion Dis­cus­sion Paper Series.
  9. Article 35 de la Consti­tu­tion de 1993 : « 1. Le droit de pro­prié­té pri­vée est pro­té­gé par la loi. 2. Cha­cun a le droit d’avoir un bien en pro­prié­té, de le pos­sé­der, d’en jouir et d’en dis­po­ser tant indi­vi­duel­le­ment que conjoin­te­ment avec d’autres per­sonnes. 3. Nul ne peut être pri­vé de ses biens autre­ment que par déci­sion du tri­bu­nal. L’aliénation for­cée d’un bien pour cause d’utilité publique ne peut être effec­tuée que sous condi­tion d’une indem­ni­sa­tion préa­lable et équi­table. 4. Le droit de suc­ces­sion est garan­ti ». Voir www.constitution.ru/fr.
  10. Richard Pipes, Pro­per­ty and Free­dom, The Har­vill Press, 1999, p. 160.
  11. O.S. Ioffe, « Law and Eco­no­my in the USSR », 95, Har­vard Law Review 1591, p. 1621 – 23 (1982).
  12. Harold J. Ber­man, « The Pos­si­bi­li­ties and Limits of Soviet Eco­no­mic Reform », dans Olim­piad Ioffe et Mark Janis, Soviet Law and Eco­no­my, Mar­ti­nus Nij­hoff Publi­shers, 1986, p. 38.
  13. Alek­san­der Che­pu­ren­ko, «“The « Oli­garchs” in Rus­sian Mass Conscious­ness », dansS­te­phen White, Poli­tics and the Ruling Group in Putin’s Rus­sia, Hound­mil­ls, 2008, p. 128.
  14. Ser­gei Per­egu­dov, « The Oli­gar­chi­cal Model of Rus­sian Cor­po­ra­tism », dans Archie Brown, Contem­po­ra­ry Rus­sian Poli­tics, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2001, p. 259 – 268.
  15. Ste­fan Hed­lund, op. cit., p. 798.

Malfliet


Auteur

professeure à la Faculté des sciences sociales de la kuleuven, membre du groupe de recherches sur la Russie et l'Eurasie, rattaché à l'Institute for International and European Policy