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Un éboueur heureux
Il n’est pas rare d’entendre des récits de séjours à l’hôpital au cours desquels des malades s’étonnent d’avoir entrevu certaines réalités qu’ils étaient bien loin d’imaginer. Serait-ce la situation de dépendance et de vulnérabilité dans laquelle l’on se trouve, le partage d’une même souffrance, la proximité de nouveaux visages, l’ennui de l’inactivité, le temps enfin disponible […]
Il n’est pas rare d’entendre des récits de séjours à l’hôpital au cours desquels des malades s’étonnent d’avoir entrevu certaines réalités qu’ils étaient bien loin d’imaginer. Serait-ce la situation de dépendance et de vulnérabilité dans laquelle l’on se trouve, le partage d’une même souffrance, la proximité de nouveaux visages, l’ennui de l’inactivité, le temps enfin disponible qui rendraient plus ouvert à autrui ?
Ainsi, il y a quelques années, lors d’une semaine passée dans une clinique brabançonne, une grand-mère partagea sa chambre avec une jeune fille qui devait subir une petite intervention chirurgicale. Cette jeune fille, prénommée Juliette, avait — s’en étonnera-t-on ? — un amoureux.
Le soir de l’opération de Juliette, alors qu’elle était encore en salle de réveil, son amoureux entra dans la chambre, visiblement inquiet, et jeta un regard furtif autour de lui. De façon à peine audible, il lui demanda si elle était seule. À sa réponse positive, il vint s’assoir en face d’elle. Un bouquet de fleurs occupait presque toute la petite table qui les séparait. Au travers de cette efflorescence, elle l’entendait plus qu’elle ne le voyait. Lui revint le souvenir fugace d’une situation semblable, enfant, agenouillée dans un confessionnal, occupée à se sauver de l’enfer ! Mais cette fois, c’est elle qui écoutait, et la grille était flamboyante.
Ce jeune homme se mit à lui raconter sa vie. Il parla surtout de son grand amour pour sa Juliette, un amour contrarié parce que le papa de Juliette ne voulait pas de lui comme gendre. « Vous comprenez, disait ce dernier, je ne vais pas quand même pas confier ma fille à un éboueur, non, mais franchement, elle mérite quand même un meilleur parti. » Elle comprit alors pourquoi « Roméo » était entré dans la chambre presque comme un voleur… Venir voir sa fille, pour ce père, c’était déjà la lui voler un peu et emporter son âme.
En veine de confidences, il lui dit aussi à quel point il aimait son métier d’éboueur. Combien il était important pour lui de travailler à l’extérieur, au grand air, parce que rester dans un bureau, ce n’était vraiment pas pour lui. Et puis, cela le rendait plus calme et quand, rentrant après une journée de travail, il entrevoyait son amoureuse, « Juliette, elle aimait ça…».
C’était surtout, pour lui, un très beau métier, parce que, disait-il, il rendait un service si précieux à la société. « Vous pouvez imaginer dans quel état seraient nos villes et nos villages, si nous, les éboueurs, nous n’étions pas là ? »
Ils devinrent complices. Lorsque, rendant visite à sa Juliette, il ouvrait la porte de la chambre, c’était sa voisine qu’il apercevait en premier et, si elle ne disait mot, il savait qu’il devait s’en aller et revenir un peu plus tard, après le départ du papa de sa « fiancée ».
Ainsi passèrent ces quelques jours. Sans doute n’avait-elle jamais pensé que ceux qui s’occupent des déchets puissent donner un sens à leur travail. Il ne pouvait s’agir à l’évidence que de personnes ayant dû se rabattre sur ce type de travail, faute de compétences ou de chance. Quel intérêt pouvait-il y avoir à ramasser les poubelles et nettoyer les rues si ce n’était dans l’unique but de gagner sa croute ? Mais grâce à « son » amoureux, tracassé en amour, mais tellement épanoui dans son activité professionnelle, ce séjour en clinique fut illuminé par un de ces moments qui laissent pour longtemps un arrière-gout de découverte et de profonde humanité. Du simple fait d’avoir eu la chance de rencontrer, pour la première fois, un éboueur heureux et fier de l’être.
Et si vous voulez voir à quoi il pourrait ressembler, lui ou l’un de ses collègues, lors de votre prochaine visite à Louvain-la-Neuve, levez les yeux sur la belle fresque de Jean-Marc Collier, au bout de la Grand-Rue avant le passage de l’Agora. Regardez-en le côté gauche : entre des bâtiments staliniens, vous découvrirez un balayeur de rue avec ses instruments de travail, brouette et balai, devant le paysage de la ville sur l’autre rive du lac. L’artiste y célèbre ce travail humble, mais indispensable, accompli dans la solitude et l’ingratitude, et garde la mémoire de l’un de ceux qui s’y consacrent, au nom de tous les autres.