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Un éboueur heureux

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Françoise Gendebien

juillet 2011

Il n’est pas rare d’en­tendre des récits de séjours à l’hô­pi­tal au cours des­quels des malades s’é­tonnent d’a­voir entre­vu cer­taines réa­li­tés qu’ils étaient bien loin d’i­ma­gi­ner. Serait-ce la situa­tion de dépen­dance et de vul­né­ra­bi­li­té dans laquelle l’on se trouve, le par­tage d’une même souf­france, la proxi­mi­té de nou­veaux visages, l’en­nui de l’i­nac­ti­vi­té, le temps enfin disponible […]

Il n’est pas rare d’en­tendre des récits de séjours à l’hô­pi­tal au cours des­quels des malades s’é­tonnent d’a­voir entre­vu cer­taines réa­li­tés qu’ils étaient bien loin d’i­ma­gi­ner. Serait-ce la situa­tion de dépen­dance et de vul­né­ra­bi­li­té dans laquelle l’on se trouve, le par­tage d’une même souf­france, la proxi­mi­té de nou­veaux visages, l’en­nui de l’i­nac­ti­vi­té, le temps enfin dis­po­nible qui ren­draient plus ouvert à autrui ?

Ain­si, il y a quelques années, lors d’une semaine pas­sée dans une cli­nique bra­ban­çonne, une grand-mère par­ta­gea sa chambre avec une jeune fille qui devait subir une petite inter­ven­tion chi­rur­gi­cale. Cette jeune fille, pré­nom­mée Juliette, avait — s’en éton­ne­ra-t-on ? — un amoureux.

Le soir de l’o­pé­ra­tion de Juliette, alors qu’elle était encore en salle de réveil, son amou­reux entra dans la chambre, visi­ble­ment inquiet, et jeta un regard fur­tif autour de lui. De façon à peine audible, il lui deman­da si elle était seule. À sa réponse posi­tive, il vint s’as­soir en face d’elle. Un bou­quet de fleurs occu­pait presque toute la petite table qui les sépa­rait. Au tra­vers de cette efflo­res­cence, elle l’en­ten­dait plus qu’elle ne le voyait. Lui revint le sou­ve­nir fugace d’une situa­tion sem­blable, enfant, age­nouillée dans un confes­sion­nal, occu­pée à se sau­ver de l’en­fer ! Mais cette fois, c’est elle qui écou­tait, et la grille était flamboyante.

Ce jeune homme se mit à lui racon­ter sa vie. Il par­la sur­tout de son grand amour pour sa Juliette, un amour contra­rié parce que le papa de Juliette ne vou­lait pas de lui comme gendre. « Vous com­pre­nez, disait ce der­nier, je ne vais pas quand même pas confier ma fille à un éboueur, non, mais fran­che­ment, elle mérite quand même un meilleur par­ti. » Elle com­prit alors pour­quoi « Roméo » était entré dans la chambre presque comme un voleur… Venir voir sa fille, pour ce père, c’é­tait déjà la lui voler un peu et empor­ter son âme.

En veine de confi­dences, il lui dit aus­si à quel point il aimait son métier d’é­boueur. Com­bien il était impor­tant pour lui de tra­vailler à l’ex­té­rieur, au grand air, parce que res­ter dans un bureau, ce n’é­tait vrai­ment pas pour lui. Et puis, cela le ren­dait plus calme et quand, ren­trant après une jour­née de tra­vail, il entre­voyait son amou­reuse, « Juliette, elle aimait ça…».

C’é­tait sur­tout, pour lui, un très beau métier, parce que, disait-il, il ren­dait un ser­vice si pré­cieux à la socié­té. « Vous pou­vez ima­gi­ner dans quel état seraient nos villes et nos vil­lages, si nous, les éboueurs, nous n’é­tions pas là ? »

Ils devinrent com­plices. Lorsque, ren­dant visite à sa Juliette, il ouvrait la porte de la chambre, c’é­tait sa voi­sine qu’il aper­ce­vait en pre­mier et, si elle ne disait mot, il savait qu’il devait s’en aller et reve­nir un peu plus tard, après le départ du papa de sa « fiancée ».

Ain­si pas­sèrent ces quelques jours. Sans doute n’a­vait-elle jamais pen­sé que ceux qui s’oc­cupent des déchets puissent don­ner un sens à leur tra­vail. Il ne pou­vait s’a­gir à l’é­vi­dence que de per­sonnes ayant dû se rabattre sur ce type de tra­vail, faute de com­pé­tences ou de chance. Quel inté­rêt pou­vait-il y avoir à ramas­ser les pou­belles et net­toyer les rues si ce n’é­tait dans l’u­nique but de gagner sa croute ? Mais grâce à « son » amou­reux, tra­cas­sé en amour, mais tel­le­ment épa­noui dans son acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, ce séjour en cli­nique fut illu­mi­né par un de ces moments qui laissent pour long­temps un arrière-gout de décou­verte et de pro­fonde huma­ni­té. Du simple fait d’a­voir eu la chance de ren­con­trer, pour la pre­mière fois, un éboueur heu­reux et fier de l’être.

Et si vous vou­lez voir à quoi il pour­rait res­sem­bler, lui ou l’un de ses col­lègues, lors de votre pro­chaine visite à Lou­vain-la-Neuve, levez les yeux sur la belle fresque de Jean-Marc Col­lier, au bout de la Grand-Rue avant le pas­sage de l’A­go­ra. Regar­dez-en le côté gauche : entre des bâti­ments sta­li­niens, vous décou­vri­rez un balayeur de rue avec ses ins­tru­ments de tra­vail, brouette et balai, devant le pay­sage de la ville sur l’autre rive du lac. L’ar­tiste y célèbre ce tra­vail humble, mais indis­pen­sable, accom­pli dans la soli­tude et l’in­gra­ti­tude, et garde la mémoire de l’un de ceux qui s’y consacrent, au nom de tous les autres.

Françoise Gendebien


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