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Un dégât collatéral de Vatican II. La destitution de Thierry Maertens

Numéro 11 Novembre 2012 par Francis Martens

novembre 2012

Dom Thier­ry Maer­tens, béné­dic­tin de l’ab­baye de Saint-André-lez-Bruges, fut un litur­giste par­ti­cu­liè­re­ment flam­boyant. En 1964, son Mis­sel de l’as­sem­blée chré­tienne devint un best­sel­ler dans le milieu des jeunes catho­liques gal­va­ni­sés par le renou­veau conci­liaire. Étayée par une solide culture, la revue Paroisse et litur­gie, qu’il diri­geait depuis Saint-André, appor­tait aux confins du monde l’es­poir d’une litur­gie et d’une foi adap­tées au monde contem­po­rain. La reprise en main post­con­ci­liaire — tou­jours en cours — remis bon ordre à tout cela. Jean-Thier­ry Maer­tens n’eut de choix que de se recy­cler dans l’en­sei­gne­ment uni­ver­si­taire et l’é­tude anthro­po­lo­gique des rituels d’où qu’ils viennent.

À l’heure — sur­réa­liste — où ceux qui n’ont ces­sé d’en miner l’esprit, l’élan, les acquis, s’affairent à célé­brer le demi-siècle du concile Vati­can II, il vaut la peine de dire un mot d’un de ses ouvriers de l’ombre. D’autant plus que cet ardent litur­giste, décé­dé il y a peu, fut lui-même une vic­time col­la­té­rale des règle­ments de compte post­con­ci­liaires. Ceux-ci ne cessent, depuis Paul VI, d’empêcher tout véri­table renou­veau. L’Église, autre­ment dit, per­siste à mani­fes­ter moins de répul­sion pour les curés pédo­philes que pour les prêtres mariés, et plus de misé­ri­corde pour l’extrême droite que pour la théo­lo­gie de la libération.

Qu’on pense à l’affection constante témoi­gnée, par Jean-Paul II, au père Mar­cial Maciel (Mexique): fon­da­teur certes d’une pépi­nière de sémi­na­ristes à l’ancienne (la Légion du Christ), mais aus­si finan­cier dou­teux et abu­seur com­pul­sif aux agis­se­ments dénon­cés, avec tout autant de constance, depuis 1948 — et ce notam­ment par un évêque ! Qu’on pense à l’élévation au rang de car­di­nal, en 2001, d’un arche­vêque membre de l’Opus Dei, par­ti­san de la peine de mort et consi­dé­rant les droits de l’homme comme « une idio­tie » — ceci pré­ci­sé­ment au Pérou, terre de nais­sance de Gus­ta­vo Gut­tié­rez, le père de la théo­lo­gie de la libé­ra­tion. Qu’on pense aux sanc­tions tou­jours infli­gées aux théo­lo­giens de l’ouverture — tels Leo­nar­do Boff et Hans Küng — alors qu’on efface l’ardoise de rebelles radi­caux et rouvre la porte aux amis excom­mu­niés de mon­sei­gneur William­son (un néga­tion­niste pur jus). Qu’on pense enfin à la prompte cano­ni­sa­tion (2002) du fon­da­teur de l’Opus Dei, Jose­maría Escrivá de Bala­guer (décé­dé en 1975), alors que les chré­tiens de base atten­daient Jean XXIII (mort en 1963) et le vou­laient même « San­to subi­to ». La bureau­cra­tie ne leur concé­da, en 2000, qu’une molle béatification.

La parenthèse refermée

Depuis la déci­sion sou­ve­raine de Paul VI de ne mettre en débat ni la contra­cep­tion ni le céli­bat des prêtres, et au fil d’une poli­tique de nomi­na­tions par­ti­cu­liè­re­ment mus­clée autant qu’orientée, les portes n’ont ces­sé de se refer­mer sur les espoirs nour­ris par Vati­can II. L’éjection en 1967, par un ukase romain, de dom Thier­ry Maer­tens de la direc­tion de la revue Paroisse et Litur­gie consti­tue un épi­sode signi­fi­ca­tif de cette reprise en main. C’est dire que la mort pai­sible, à nonante ans, de Jean-Thier­ry (« Thier­ry » dans sa vie béné­dic­tine, 1942 – 1967), le 6 sep­tembre 2011, ne fit pas vrai­ment la une de l’Osser­va­tore Roma­no.

Pour­tant, si l’un des pre­miers enjeux du concile fut la remise en chan­tier de la litur­gie, un des arti­sans les plus influents de cette réno­va­tion fut bien le béné­dic­tin de Bruges. Non seule­ment à tra­vers ses écrits — dif­fu­sés dans toute la fran­co­pho­nie chré­tienne et au-delà —, mais aus­si dans la mise en œuvre conco­mi­tante sur le ter­rain de ce tra­vail de spi­ri­tua­li­té et de pen­sée, aux côtés de quelques pion­niers (l’équipe de La Bou­ve­rie). Cette acti­vi­té de litur­giste devait s’inscrire offi­ciel­le­ment dans les tra­vaux conci­liaires quand le car­di­nal Ler­ca­ro, arche­vêque de Bologne, deman­da à Thier­ry Maer­tens de faire par­tie de la Com­mis­sion géné­rale de pas­to­rale, mise en place pen­dant le concile afin de concré­ti­ser la Consti­tu­tion sur la liturgie.

La paren­thèse conci­liaire refer­mée, le temps vire rapi­de­ment à la pluie. Par une froide jour­née de mars 1967 se pré­sente sou­dain à l’huis de l’abbaye un per­son­nage étrange, mon­sei­gneur Anni­bale Bugni­ni. Doté d’un pré­nom conqué­rant, ce pré­lat était à l’époque secré­taire de la Com­mis­sion pour la litur­gie et rédac­teur en chef de la revue Ephe­me­rides litur­gicæ. Bien des années aupa­ra­vant, le pape Pie XII l’avait char­gé en secret de pré­pa­rer une réforme de la litur­gie. Or, le fonc­tion­naire de la curie avait été dou­blé dans ce tra­vail par le concile Vati­can II (1962 – 1965). De plus, sa messe expé­ri­men­tale en ita­lien n’avait pas convain­cu ses camarades.

C’est donc un homme pri­vé de lau­riers et dont on devine l’amertume, qui se pré­sente pour enjoindre à Thier­ry Maer­tens — un dan­ge­reux rival — de quit­ter sur l’heure, sans appel, ni dis­cus­sion, la direc­tion de Paroisse et Litur­gie. La bles­sure ne fut pas sans consé­quences. Avec l’accord du père abbé — lui-même dému­ni face à la curie — l’ex-directeur de Paroisse et Litur­gie part pour l’université Laval (Qué­bec) où il ensei­gne­ra d’abord en théo­lo­gie — avant d’en être écar­té à nou­veau par la hié­rar­chie —, puis en anthro­po­lo­gie — se déta­chant peu à peu d’une ins­ti­tu­tion qui l’avait quit­té plus qu’il ne l’avait quit­tée. Plus jamais il ne rede­vien­dra litur­giste. Il recy­cle­ra par contre un savoir, deve­nu agnos­tique, en se consa­crant avec pas­sion à l’anthropologie des rites d’où qu’ils soient : tra­vail concré­ti­sé dans les cinq volumes des Rito­lo­giques, chez Aubier-Mon­taigne, et le pre­mier tome des Rita­na­lyses paru chez Mil­lon en 1987.

Moins de « paternance », plus de « fraternance »

Com­ment, dans un monde mar­qué par des idéaux démo­cra­tiques, la trans­cen­dance incar­née en litur­gie peut-elle s’accommoder de moins de « pater­nance » et de plus de « fra­ter­nance » ? Telle fut la ques­tion mise en œuvre inlas­sa­ble­ment, par Thier­ry Maer­tens, au fil des pages de Paroisse et Litur­gie. En 1963, le concile accepte offi­ciel­le­ment que la messe soit célé­brée dans la langue du peuple et face à lui. Cela cou­ronne ce à quoi le direc­teur de la revue avait beau­coup tra­vaillé. Cela redonne cou­rage à nombre de chré­tiens deve­nus aller­giques à l’odeur de sacris­tie. En 1964, paraît en fran­çais un ouvrage col­lec­tif qui a mis des siècles à s’écrire, mais dont la pré­face est signée Thier­ry Maer­tens. Il s’agit du Mis­sel de l’assemblée chré­tienne, pré­sen­té par l’abbaye de Saint-André. Il est rare, sans doute unique, qu’un mis­sel devienne en quelques mois un best­sel­ler ! Pour­tant ce fut le cas. Les jeunes mar­qués par l’Action catho­lique se jetèrent des­sus comme sur des petits pains.

Une liturgie vivante

Aujourd’hui, énonce le mis­sel, l’assemblée litur­gique reprend ses droits ; ses rôles et ses fonc­tions reprennent vie et le concile de Vati­can II, dans la consti­tu­tion qu’il a pro­mul­guée sur la litur­gie, a veillé à orga­ni­ser l’assemblée eucha­ris­tique de telle manière que la varié­té des fonc­tions et sur­tout le sacri­fice spi­ri­tuel offert par le « peuple sacer­do­tal » repré­sentent et signi­fient l’édification du corps du Christ. […] Le mis­sel des fidèles doit donc se libé­rer d’une trop grande dépen­dance à l’égard du mis­sel d’autel. […] Un temps vien­dra sans doute où le fidèle, intro­duit dans une litur­gie vrai­ment vivante, pour­ra se pas­ser de mis­sel à la messe, peut-être le Mis­sel de l’assemblée chré­tienne hâte­ra-t-il ce moment en struc­tu­rant davan­tage élé­ments et fonc­tions des réunions eucharistiques.

Voi­ci donc un mis­sel qui annonce sa propre dis­pa­ri­tion ! Du moins si la litur­gie rede­vient vivante. On recon­nait là le côté déli­ca­te­ment sub­ver­sif de l’auteur. De plus, l’avant-propos met en garde contre les dan­gers — réa­li­sés depuis à grands traits de gui­mauve — d’une réforme trop peu exi­geante : Les réformes litur­giques qui ouvrent une porte plus large à la langue vivante risquent de res­ter lettre morte ou d’entrainer une pro­fonde déca­dence litur­gique si elles ne sont pas appuyées par un cer­tain appro­fon­dis­se­ment cultu­rel. Le Mis­sel de l’assemblée chré­tienne a le pro­pos de figu­rer dans la liste de ces moyens de culture. Voi­ci donc un « livre de messe » qui, de sur­croit, s’engage dans notre édu­ca­tion cultu­relle —, voire politique.

Pour en avoir le cœur net, tour­nons les pages pour arri­ver direc­te­ment au Sanc­to­ral : cette évo­ca­tion quo­ti­dienne de grands exemples de vie chré­tienne. Au 6 mars, en Carême, il est fait mémoire de Per­pé­tue et Féli­ci­té — deux saintes plu­tôt per­dues de vue — et on peut lire ceci : Le récit du mar­tyre de ces deux Afri­caines, l’une appar­te­nant à la noblesse, l’autre au monde des esclaves, est une des plus belles pages de l’antiquité chré­tienne. Nous asso­cie­rons notre prière à la leur pour cette ancienne terre chré­tienne d’Afrique du Nord aujourd’hui her­mé­ti­que­ment fer­mée au chris­tia­nisme. Le para­graphe s’assortit alors d’une remarque en bas de page : En Tuni­sie, au Maroc et en Algé­rie, la pré­sence chré­tienne n’est pra­ti­que­ment assu­rée que par des Euro­péens. C’est dire qu’il leur faut une solide abné­ga­tion pour don­ner le témoi­gnage d’une reli­gion uni­ver­selle, ouverte à tous, indé­pen­dante des inté­rêts cultu­rels, éco­no­miques ou poli­tiques que l’Europe pour­suit dans ces pays. Ce témoi­gnage est d’autant plus dif­fi­cile que le musul­man vit lui-même une reli­gion étroi­te­ment soli­daire de ses propres acti­vi­tés poli­tiques et natio­nales. Dans ces pays qui viennent de conqué­rir leur indé­pen­dance en lut­tant contre l’Europe chré­tienne, cer­tains évêques ont sou­vent pris une posi­tion nette en faveur du monde arabe ; il est urgent que les chré­tiens res­tés sur place suivent fran­che­ment la hié­rar­chie. On ne peut s’empêcher de pen­ser aux moines de Tibhirine…

Les équivoques de l’Église

Inutile d’insister sur l’actualité et la per­ti­nence d’un tel texte. Ni sur les résis­tances qu’il peut sus­ci­ter. À ce pro­pos, il est clair que la pédo­phi­lie clé­ri­cale — qui n’a jamais été dénon­cée que sous pres­sion de l’opinion — touche à des zones dia­ble­ment plus sen­sibles et à des enjeux autre­ment plus névral­giques. Vou­loir y sen­si­bi­li­ser les sémi­na­ristes par de l’«information psy­cho­lo­gique » (sic) est signe que de ses causes ins­ti­tu­tion­nelles on ne veut tou­jours rien savoir — si la curie quel­que­fois n’hésite pas à régler ses comptes au grand jour, elle est pas­sée maitre sur­tout dans l’art de l’omerta. De ceci l’histoire du fon­da­teur de La légion du Christ et de ses pro­tec­teurs fait foi, même si pas la meilleure. Mani­fes­te­ment, rien ne semble plus impor­tant pour cer­tains que de main­te­nir en l’état leur sys­tème d’autorité.

Il est piquant à ce pro­pos de consta­ter que ce sont sou­vent les hérauts les plus intran­si­geants de l’«obéissance » — tel le schis­ma­tique mon­sei­gneur Lefebvre — qui sont les pre­miers à la faire voler en éclat. Dans un ouvrage rétros­pec­tif à paraitre — Une litur­gie déchan­tée — l’auteur révo­qué du Mis­sel de l’assemblée chré­tienne confie à Bru­no Roy (médié­viste à l’université de Mont­réal, et lui-même ancien domi­ni­cain) que « Le concile débu­tait sur une équi­voque de base : par la réforme de la litur­gie avant d’entreprendre une réflexion sur les rap­ports de l’Église avec la culture du monde actuel. On rava­lait certes la façade, mais sans se poser la ques­tion de la mis­sion de l’Église dans un sys­tème de repré­sen­ta­tion autre que celui au sein duquel elle avait éla­bo­ré son rituel ».

L’espérance res­tant une ver­tu « théo­lo­gale », il n’est pas inter­dit d’espérer qu’entre la célé­bra­tion « face à Dieu, fesses au peuple » et l’office « face au peuple, dos au mur », il existe un tiers che­min. Celui-ci n’est conce­vable, si l’on écoute Thier­ry Maer­tens, qu’au fil d’un réel appro­fon­dis­se­ment théo­lo­gique, anthro­po­lo­gique, socio­lo­gique et pas­to­ral. Sinon, à la suite du « por­no­graphe du pho­no­graphe » (mais aus­si son plus évan­gé­lique repré­sen­tant), il ne reste qu’à prier : Sans le latin, sans le latin, la messe nous emme-e-rde (bis) / ô sainte Marie, mè-e-re-de Dieu / dites à ces putains de moines / qu’ils nous emme-e-rdent sans le latin ! (Georges Bras­sens, Tem­pête dans un béni­tier, 1976).

Dans un retrait rêveur accou­dé aux prés pen­tus de Tho­ri­court, Jean-Thier­ry Maer­tens crai­gnait tant soit peu le regard de ses anciens col­lègues. Allaient-ils, le cas échéant, le chas­ser à coup d’exorcismes et d’imprécations ? Il n’en fut rien. Durant ses der­niers mois, la fra­ter­ni­té béné­dic­tine l’emporta sur toute autre consi­dé­ra­tion. Les visites et conver­sa­tions d’un ancien confrère lui firent un immense plai­sir. Ce fut ce moine du monas­tère Saint-André de Cler­lande qui, en l’église parois­siale, pré­si­da avec cha­leur et jus­tesse une céré­mo­nie de funé­railles toute laïque. De son côté, le père abbé de Sint-Andries Zeven­ker­ken avait tenu à se faire repré­sen­ter. Par­mi de mul­tiples témoi­gnages de recon­nais­sance, le car­di­nal God­fried Dan­neels écri­vit à la femme et col­la­bo­ra­trice de l’ancien litur­giste « qu’ayant eu à tra­vailler avec Thier­ry sur la litur­gie, […] c’est lui qui m’a vrai­ment appris à la connaitre et à l’aimer. »

En guise d’Ite mis­sa est, et pour ne pas lais­ser le der­nier mot à Georges, lais­sons la fin à Jacques Brel : « Adieu curé, je t’aimais bien»… Peu savent que c’est à l’ancien direc­teur de Paroisse et Litur­gie — avec qui il entre­te­nait d’amicaux rap­ports — que s’adressait ain­si, dans le Mori­bond, l’auteur du Plat pays.

Francis Martens


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