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Un dégât collatéral de Vatican II. La destitution de Thierry Maertens
Dom Thierry Maertens, bénédictin de l’abbaye de Saint-André-lez-Bruges, fut un liturgiste particulièrement flamboyant. En 1964, son Missel de l’assemblée chrétienne devint un bestseller dans le milieu des jeunes catholiques galvanisés par le renouveau conciliaire. Étayée par une solide culture, la revue Paroisse et liturgie, qu’il dirigeait depuis Saint-André, apportait aux confins du monde l’espoir d’une liturgie et d’une foi adaptées au monde contemporain. La reprise en main postconciliaire — toujours en cours — remis bon ordre à tout cela. Jean-Thierry Maertens n’eut de choix que de se recycler dans l’enseignement universitaire et l’étude anthropologique des rituels d’où qu’ils viennent.
À l’heure — surréaliste — où ceux qui n’ont cessé d’en miner l’esprit, l’élan, les acquis, s’affairent à célébrer le demi-siècle du concile Vatican II, il vaut la peine de dire un mot d’un de ses ouvriers de l’ombre. D’autant plus que cet ardent liturgiste, décédé il y a peu, fut lui-même une victime collatérale des règlements de compte postconciliaires. Ceux-ci ne cessent, depuis Paul VI, d’empêcher tout véritable renouveau. L’Église, autrement dit, persiste à manifester moins de répulsion pour les curés pédophiles que pour les prêtres mariés, et plus de miséricorde pour l’extrême droite que pour la théologie de la libération.
Qu’on pense à l’affection constante témoignée, par Jean-Paul II, au père Marcial Maciel (Mexique): fondateur certes d’une pépinière de séminaristes à l’ancienne (la Légion du Christ), mais aussi financier douteux et abuseur compulsif aux agissements dénoncés, avec tout autant de constance, depuis 1948 — et ce notamment par un évêque ! Qu’on pense à l’élévation au rang de cardinal, en 2001, d’un archevêque membre de l’Opus Dei, partisan de la peine de mort et considérant les droits de l’homme comme « une idiotie » — ceci précisément au Pérou, terre de naissance de Gustavo Guttiérez, le père de la théologie de la libération. Qu’on pense aux sanctions toujours infligées aux théologiens de l’ouverture — tels Leonardo Boff et Hans Küng — alors qu’on efface l’ardoise de rebelles radicaux et rouvre la porte aux amis excommuniés de monseigneur Williamson (un négationniste pur jus). Qu’on pense enfin à la prompte canonisation (2002) du fondateur de l’Opus Dei, Josemaría Escrivá de Balaguer (décédé en 1975), alors que les chrétiens de base attendaient Jean XXIII (mort en 1963) et le voulaient même « Santo subito ». La bureaucratie ne leur concéda, en 2000, qu’une molle béatification.
La parenthèse refermée
Depuis la décision souveraine de Paul VI de ne mettre en débat ni la contraception ni le célibat des prêtres, et au fil d’une politique de nominations particulièrement musclée autant qu’orientée, les portes n’ont cessé de se refermer sur les espoirs nourris par Vatican II. L’éjection en 1967, par un ukase romain, de dom Thierry Maertens de la direction de la revue Paroisse et Liturgie constitue un épisode significatif de cette reprise en main. C’est dire que la mort paisible, à nonante ans, de Jean-Thierry (« Thierry » dans sa vie bénédictine, 1942 – 1967), le 6 septembre 2011, ne fit pas vraiment la une de l’Osservatore Romano.
Pourtant, si l’un des premiers enjeux du concile fut la remise en chantier de la liturgie, un des artisans les plus influents de cette rénovation fut bien le bénédictin de Bruges. Non seulement à travers ses écrits — diffusés dans toute la francophonie chrétienne et au-delà —, mais aussi dans la mise en œuvre concomitante sur le terrain de ce travail de spiritualité et de pensée, aux côtés de quelques pionniers (l’équipe de La Bouverie). Cette activité de liturgiste devait s’inscrire officiellement dans les travaux conciliaires quand le cardinal Lercaro, archevêque de Bologne, demanda à Thierry Maertens de faire partie de la Commission générale de pastorale, mise en place pendant le concile afin de concrétiser la Constitution sur la liturgie.
La parenthèse conciliaire refermée, le temps vire rapidement à la pluie. Par une froide journée de mars 1967 se présente soudain à l’huis de l’abbaye un personnage étrange, monseigneur Annibale Bugnini. Doté d’un prénom conquérant, ce prélat était à l’époque secrétaire de la Commission pour la liturgie et rédacteur en chef de la revue Ephemerides liturgicæ. Bien des années auparavant, le pape Pie XII l’avait chargé en secret de préparer une réforme de la liturgie. Or, le fonctionnaire de la curie avait été doublé dans ce travail par le concile Vatican II (1962 – 1965). De plus, sa messe expérimentale en italien n’avait pas convaincu ses camarades.
C’est donc un homme privé de lauriers et dont on devine l’amertume, qui se présente pour enjoindre à Thierry Maertens — un dangereux rival — de quitter sur l’heure, sans appel, ni discussion, la direction de Paroisse et Liturgie. La blessure ne fut pas sans conséquences. Avec l’accord du père abbé — lui-même démuni face à la curie — l’ex-directeur de Paroisse et Liturgie part pour l’université Laval (Québec) où il enseignera d’abord en théologie — avant d’en être écarté à nouveau par la hiérarchie —, puis en anthropologie — se détachant peu à peu d’une institution qui l’avait quitté plus qu’il ne l’avait quittée. Plus jamais il ne redeviendra liturgiste. Il recyclera par contre un savoir, devenu agnostique, en se consacrant avec passion à l’anthropologie des rites d’où qu’ils soient : travail concrétisé dans les cinq volumes des Ritologiques, chez Aubier-Montaigne, et le premier tome des Ritanalyses paru chez Millon en 1987.
Moins de « paternance », plus de « fraternance »
Comment, dans un monde marqué par des idéaux démocratiques, la transcendance incarnée en liturgie peut-elle s’accommoder de moins de « paternance » et de plus de « fraternance » ? Telle fut la question mise en œuvre inlassablement, par Thierry Maertens, au fil des pages de Paroisse et Liturgie. En 1963, le concile accepte officiellement que la messe soit célébrée dans la langue du peuple et face à lui. Cela couronne ce à quoi le directeur de la revue avait beaucoup travaillé. Cela redonne courage à nombre de chrétiens devenus allergiques à l’odeur de sacristie. En 1964, paraît en français un ouvrage collectif qui a mis des siècles à s’écrire, mais dont la préface est signée Thierry Maertens. Il s’agit du Missel de l’assemblée chrétienne, présenté par l’abbaye de Saint-André. Il est rare, sans doute unique, qu’un missel devienne en quelques mois un bestseller ! Pourtant ce fut le cas. Les jeunes marqués par l’Action catholique se jetèrent dessus comme sur des petits pains.
Une liturgie vivante
Aujourd’hui, énonce le missel, l’assemblée liturgique reprend ses droits ; ses rôles et ses fonctions reprennent vie et le concile de Vatican II, dans la constitution qu’il a promulguée sur la liturgie, a veillé à organiser l’assemblée eucharistique de telle manière que la variété des fonctions et surtout le sacrifice spirituel offert par le « peuple sacerdotal » représentent et signifient l’édification du corps du Christ. […] Le missel des fidèles doit donc se libérer d’une trop grande dépendance à l’égard du missel d’autel. […] Un temps viendra sans doute où le fidèle, introduit dans une liturgie vraiment vivante, pourra se passer de missel à la messe, peut-être le Missel de l’assemblée chrétienne hâtera-t-il ce moment en structurant davantage éléments et fonctions des réunions eucharistiques.
Voici donc un missel qui annonce sa propre disparition ! Du moins si la liturgie redevient vivante. On reconnait là le côté délicatement subversif de l’auteur. De plus, l’avant-propos met en garde contre les dangers — réalisés depuis à grands traits de guimauve — d’une réforme trop peu exigeante : Les réformes liturgiques qui ouvrent une porte plus large à la langue vivante risquent de rester lettre morte ou d’entrainer une profonde décadence liturgique si elles ne sont pas appuyées par un certain approfondissement culturel. Le Missel de l’assemblée chrétienne a le propos de figurer dans la liste de ces moyens de culture. Voici donc un « livre de messe » qui, de surcroit, s’engage dans notre éducation culturelle —, voire politique.
Pour en avoir le cœur net, tournons les pages pour arriver directement au Sanctoral : cette évocation quotidienne de grands exemples de vie chrétienne. Au 6 mars, en Carême, il est fait mémoire de Perpétue et Félicité — deux saintes plutôt perdues de vue — et on peut lire ceci : Le récit du martyre de ces deux Africaines, l’une appartenant à la noblesse, l’autre au monde des esclaves, est une des plus belles pages de l’antiquité chrétienne. Nous associerons notre prière à la leur pour cette ancienne terre chrétienne d’Afrique du Nord aujourd’hui hermétiquement fermée au christianisme. Le paragraphe s’assortit alors d’une remarque en bas de page : En Tunisie, au Maroc et en Algérie, la présence chrétienne n’est pratiquement assurée que par des Européens. C’est dire qu’il leur faut une solide abnégation pour donner le témoignage d’une religion universelle, ouverte à tous, indépendante des intérêts culturels, économiques ou politiques que l’Europe poursuit dans ces pays. Ce témoignage est d’autant plus difficile que le musulman vit lui-même une religion étroitement solidaire de ses propres activités politiques et nationales. Dans ces pays qui viennent de conquérir leur indépendance en luttant contre l’Europe chrétienne, certains évêques ont souvent pris une position nette en faveur du monde arabe ; il est urgent que les chrétiens restés sur place suivent franchement la hiérarchie. On ne peut s’empêcher de penser aux moines de Tibhirine…
Les équivoques de l’Église
Inutile d’insister sur l’actualité et la pertinence d’un tel texte. Ni sur les résistances qu’il peut susciter. À ce propos, il est clair que la pédophilie cléricale — qui n’a jamais été dénoncée que sous pression de l’opinion — touche à des zones diablement plus sensibles et à des enjeux autrement plus névralgiques. Vouloir y sensibiliser les séminaristes par de l’«information psychologique » (sic) est signe que de ses causes institutionnelles on ne veut toujours rien savoir — si la curie quelquefois n’hésite pas à régler ses comptes au grand jour, elle est passée maitre surtout dans l’art de l’omerta. De ceci l’histoire du fondateur de La légion du Christ et de ses protecteurs fait foi, même si pas la meilleure. Manifestement, rien ne semble plus important pour certains que de maintenir en l’état leur système d’autorité.
Il est piquant à ce propos de constater que ce sont souvent les hérauts les plus intransigeants de l’«obéissance » — tel le schismatique monseigneur Lefebvre — qui sont les premiers à la faire voler en éclat. Dans un ouvrage rétrospectif à paraitre — Une liturgie déchantée — l’auteur révoqué du Missel de l’assemblée chrétienne confie à Bruno Roy (médiéviste à l’université de Montréal, et lui-même ancien dominicain) que « Le concile débutait sur une équivoque de base : par la réforme de la liturgie avant d’entreprendre une réflexion sur les rapports de l’Église avec la culture du monde actuel. On ravalait certes la façade, mais sans se poser la question de la mission de l’Église dans un système de représentation autre que celui au sein duquel elle avait élaboré son rituel ».
L’espérance restant une vertu « théologale », il n’est pas interdit d’espérer qu’entre la célébration « face à Dieu, fesses au peuple » et l’office « face au peuple, dos au mur », il existe un tiers chemin. Celui-ci n’est concevable, si l’on écoute Thierry Maertens, qu’au fil d’un réel approfondissement théologique, anthropologique, sociologique et pastoral. Sinon, à la suite du « pornographe du phonographe » (mais aussi son plus évangélique représentant), il ne reste qu’à prier : Sans le latin, sans le latin, la messe nous emme-e-rde (bis) / ô sainte Marie, mè-e-re-de Dieu / dites à ces putains de moines / qu’ils nous emme-e-rdent sans le latin ! (Georges Brassens, Tempête dans un bénitier, 1976).
Dans un retrait rêveur accoudé aux prés pentus de Thoricourt, Jean-Thierry Maertens craignait tant soit peu le regard de ses anciens collègues. Allaient-ils, le cas échéant, le chasser à coup d’exorcismes et d’imprécations ? Il n’en fut rien. Durant ses derniers mois, la fraternité bénédictine l’emporta sur toute autre considération. Les visites et conversations d’un ancien confrère lui firent un immense plaisir. Ce fut ce moine du monastère Saint-André de Clerlande qui, en l’église paroissiale, présida avec chaleur et justesse une cérémonie de funérailles toute laïque. De son côté, le père abbé de Sint-Andries Zevenkerken avait tenu à se faire représenter. Parmi de multiples témoignages de reconnaissance, le cardinal Godfried Danneels écrivit à la femme et collaboratrice de l’ancien liturgiste « qu’ayant eu à travailler avec Thierry sur la liturgie, […] c’est lui qui m’a vraiment appris à la connaitre et à l’aimer. »
En guise d’Ite missa est, et pour ne pas laisser le dernier mot à Georges, laissons la fin à Jacques Brel : « Adieu curé, je t’aimais bien»… Peu savent que c’est à l’ancien directeur de Paroisse et Liturgie — avec qui il entretenait d’amicaux rapports — que s’adressait ainsi, dans le Moribond, l’auteur du Plat pays.