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Un barrage contre les pacifiques ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2006 - Idées-société par Théo Hachez

juillet 2006

En Bel­gique, comme un peu par­tout en Europe et en Amé­rique du Nord, se joue un drame connu et récur­rent, celui des « sans-papiers ». Tout au bout des para­doxes, la ques­tion posée ici et main­te­nant est par­tout la même : des hommes et des femmes peuvent-ils vivre dans une socié­té qui ne leur recon­nait pas d’exis­tence en […]

En Bel­gique, comme un peu par­tout en Europe et en Amé­rique du Nord, se joue un drame connu et récur­rent, celui des « sans-papiers ». Tout au bout des para­doxes, la ques­tion posée ici et main­te­nant est par­tout la même : des hommes et des femmes peuvent-ils vivre dans une socié­té qui ne leur recon­nait pas d’exis­tence en droit ? Dans les faits, la non-réponse du gou­ver­ne­ment belge vaut pour un oui. Ce oui ne scelle pas seule­ment le sort fan­to­ma­tique des illé­gaux, mais engage aus­si le sens des institutions.
S’il faut com­men­cer par dénon­cer l’ar­gu­men­taire réso­lu mais désor­don­né du ministre de l’In­té­rieur et l’in­ten­tion qu’il cache, on sou­li­gne­ra aus­si quelques carac­té­ris­tiques de la mobi­li­sa­tion sur laquelle a pu s’ap­puyer la reven­di­ca­tion des sans-papiers. Les démo­cra­ties qui se reven­diquent de l’u­ni­ver­sa­li­té des droits de l’homme ont leurs limites, on le savait. Ce que montrent les conflits qui se nouent ici et là autour des « illé­gaux », c’est que dans les faits, elles s’ac­com­mo­de­raient bien d’a­voir un dehors dedans pour y ran­ger leurs indis­pen­sables métèques sans frois­ser les élec­teurs ins­tal­lés. Un tel arran­ge­ment fait éga­le­ment honte au libé­ra­lisme et au socia­lisme dont se réclament les for­ma­tions de la majo­ri­té actuelle. À la déma­go­gie des uns répond l’hy­po­cri­sie des autres.

Fair­play

Ici, depuis des mois, se suc­cèdent mani­fes­ta­tions, occu­pa­tions d’é­glise et grèves de la faim. Étran­ge­ment, ceux qui n’ont pas (ou plus) le droit d’être là s’ex­posent. Au lieu de se tenir cois, les voi­là qui se rebellent contre leur non-sta­tut. Car offi­ciel­le­ment, les illé­gaux ne peuvent exis­ter que pour être expul­sés. Et leur dis­cré­tion ne leur rap­por­te­rait-elle pas de vivre le rêve des mil­liers de déses­pé­rés qui viennent échouer, morts ou vifs, sur les rivages médi­ter­ra­néens de l’U­nion euro­péenne ou s’en­tor­tiller dans les bar­be­lés de ses autres fron­tières pour s’en faire refouler ?

Para­doxale, la tac­tique des sans-papiers repose sur l’ex­hi­bi­tion d’un extrême dénue­ment qui fait voir tout de suite un au-delà : une huma­ni­té qui ne vit pas que de miettes. En s’en pri­vant, ils se font remar­quer. C’est de la triche, donc. Et le ministre de l’In­té­rieur Dewael, lui, ne craint pas de dénon­cer une insis­tance dépla­cée. Il condamne avec la plus grande fer­me­té cet usage pro­vo­cant de la grève de la faim : un moyen non démo­cra­tique, dit-il. Pas très fair­play, en effet, ces sans-papiers. On ne dis­cu­te­ra pas sous la pres­sion. Dewael n’est pas seul à stig­ma­ti­ser cou­ra­geu­se­ment une dérive maligne. Ailleurs aus­si, on a ces­sé de mar­cher dans le petit jeu des enne­mis de la démo­cra­tie qui la sapent du dehors. On les voit venir. 

Ain­si, for­cé de com­men­ter publi­que­ment le sui­cide de deux pri­son­niers de Guan­ta­na­mo (la pri­son off-shore des États-Unis), tel offi­cier de l’ar­mée amé­ri­caine dénonce des « actes de guerre asy­mé­trique ». Trop facile, en effet, de faire valoir la fai­blesse à laquelle on a été réduit ! Heu­reu­se­ment, la naï­ve­té n’est plus de sai­son. Depuis quelque temps déjà, la police amé­ri­caine sus­pecte un « sui­cide by cops » : ceux qui ont tiré et tué plu­sieurs fois le dés­équi­li­bré sont les vic­times d’une machi­na­tion habi­le­ment our­die par son cadavre.

Avec Dewael, pas de doute, le doute et la com­pas­sion qu’at­tire à elle la sub­ver­sion doivent recu­ler. Mer­ci à lui de cet acte de résis­tance qui remet­tra sur le droit che­min de la sou­mis­sion, de la misère et de la bar­ba­rie ces igno­rants de la démo­cra­tie. Avec leur air paci­fique de s’en prendre qu’à eux-mêmes ces paci­fiques, n’est-ce pas qu’ils abusent de leur fai­blesse pour vicieu­se­ment trom­per la nôtre dans ce qu’elle a de plus esti­mable et mettre ain­si en dan­ger nos ins­ti­tu­tions et notre bien-être ? À ces remer­cie­ments, on asso­cie­ra cha­leu­reu­se­ment les ministres socia­listes du gou­ver­ne­ment qui, quoi­qu’a­vec une dupli­ci­té cou­pable et des mines com­pas­sées, le sou­tiennent dans son atti­tude. Natu­rel­le­ment, on réser­ve­ra un acces­sit à la ministre de la Jus­tice, très réso­lue dans sa discrétion.
L’É­tat et ses repré­sen­tants se refusent à plier devant un chan­tage inqua­li­fiable. Ils tiennent bon. Conster­nante, en revanche, est la fai­blesse de vieilles ins­ti­tu­tions que l’on dit déjà ver­mou­lues et qui achèvent de se dis­cré­di­ter. Au lieu de s’en tenir à une digni­té indif­fé­rente et de bon aloi, comme l’a fait l’É­glise catho­lique offi­cielle par la voix de son car­di­nal, le mou­ve­ment ouvrier et les paroisses se laissent trop sou­vent conta­mi­ner par une sorte d’hu­ma­nisme patho­lo­gique, sans comp­ter la laï­ci­té orga­ni­sée qui s’en mêle. Au reste, aller ain­si inves­tir des églises depuis long­temps déser­tées par leurs fidèles, mais quelle idée ? Dewael a rai­son, ces pri­mi­tifs ne connaissent rien à la démo­cra­tie. Pire, à l’é­vi­dence, ils n’ont même pas réus­si à réunir le concours d’un conseiller en com­mu­ni­ca­tion évènementielle !

L’a­bus de la force ne va pas sans le désir (le délire ?) d’une supé­rio­ri­té morale : la force doit avoir rai­son ou se la don­ner. C’est fina­le­ment ras­su­rant. D’a­bord parce qu’a­bu­sée, la rai­son se rebelle d’elle-même, aus­si­tôt. Même quand on pré­tend la rou­ler par le recours à l’oxy­more, cette figure qui noie élé­gam­ment les termes contraires dont elle est consti­tuée. Bush n’y pour­ra rien : la guerre sup­pose tou­jours la symé­trie comme le sui­cide rejette l’in­ter­ven­tion d’un tiers, par défi­ni­tion. On ajou­te­ra pour Guan­ta­na­mo que, pré­ci­sé­ment, le sta­tut de pri­son­nier de guerre est refu­sé à ceux qu’elle retient. Pour Dewael, les illé­gaux, eux, devraient faire usage de moyens démo­cra­tiques d’une démo­cra­tie qui ne leur recon­nait aucun droit.

Mais cet abus de logique tra­hit aus­si un embar­ras. Qu’il ait intoxi­qué le ministre de l’In­té­rieur qui s’en défend ou qu’il l’an­ti­cipe chez ses conci­toyens télé­spec­ta­teurs, il y a bien un malaise radi­cal qui conta­mine, mal­gré elles, les ratio­ci­na­tions du ministre qui en pré­ten­dant l’ef­fa­cer, en y répon­dant, le confirment. Dans le déses­poir, les hommes n’ont d’autre choix que de se mettre en dan­ger pour faire voir dans toute sa nudi­té irré­fu­table leur huma­ni­té aux autres humains. De façon irré­sis­tible, ins­tinc­tive et donc gênante, un tel signe de détresse inter­pelle la fra­ter­ni­té. Il fal­lait donc se blin­der d’une bonne rai­son pour ne pas céder à la poli­tesse de ces bar­bares qui ont le bon gout de ne s’en prendre qu’à eux-mêmes : Mon­sieur Dewael l’a trouvée.

Para­doxes vivants

Can­di­dats réfu­giés enga­gés dans une pro­cé­dure de recon­nais­sance qu’ils ont ou qui les a aban­don­nés en che­min ou encore tout sim­ple­ment immi­grés clan­des­tins, les illé­gaux témoignent d’une façon ou d’une autre d’une inté­gra­tion réus­sie dans une socié­té où ils ont réus­si à prendre racine. 

Sou­mis à la contra­dic­tion entre­te­nue entre le fait et le droit, hommes, femmes et enfants vivent dans la menace constante d’une expul­sion, avec pour consé­quence d’être effec­ti­ve­ment expo­sés à des situa­tions d’a­bus, sur le plan du tra­vail, du loge­ment, du rap­port aux auto­ri­tés… et jusque dans les cir­cons­tances les plus banales de la vie.
Cette infé­rio­ri­té exploi­table, cette insé­cu­ri­té into­lé­rable et l’in­di­gni­té qui l’ac­com­pagne ne devraient gêner que ceux qui en sont vic­times, même si elles sont la résul­tante objec­tive d’une socié­té qui reporte natu­rel­le­ment ses contra­dic­tions sur ces quelques mil­liers d’in­di­vi­dus voués à res­ter fan­to­ma­tiques. Ils sont tom­bés dans le vide : dans le creux d’une socié­té inca­pable de gérer son ambi­va­lence à l’é­gard d’une immi­gra­tion qui dérange les ins­tal­lés, mais dont le besoin démo­gra­phique et éco­no­mique est évident.
Le refou­le­ment sym­bo­lique dans lequel on condamne des corps sans âme à vivre ici ne les concerne pas seuls. L’hu­ma­ni­té vaut ce qu’elle vaut là où on la méprise. Le savoir le plus élé­men­taire sur les droits humains, celui que portent les intui­tions les plus immé­diates du mou­ve­ment ouvrier comme les construc­tions intel­lec­tuelles les plus éla­bo­rées, celui que scellent les sym­boles reli­gieux ou laïcs s’op­pose radi­ca­le­ment à l’exis­tence et plus sur­ement encore à la per­sis­tance d’une zone de non-droit. Pas seule­ment en rai­son des vic­times qu’on y can­tonne, mais aus­si parce qu’une telle zone fra­gi­lise le droit de tous et la bonne conscience de cha­cun. Mais tout démo­crate qu’il se pré­tend, le gou­ver­ne­ment belge pré­fère don­ner rai­son à ceux qui entre­tiennent l’i­dée que l’in­fé­rio­ri­té des uns est garante du bien-être des autres et que les « sans-papiers » sont des tri­cheurs de la démocratie.

Cha­cun le sait pour­tant : la recon­nais­sance est la seule voie de sor­tie pour réduire le creux entre le fait, le droit et les ins­ti­tu­tions qui sont cen­sées le mettre en œuvre. Le bar­rage contre les paci­fiques auquel on pré­tend se tenir n’est que poudre aux yeux. De l’ar­ran­ge­ment indis­pen­sable, on doit évi­dem­ment exi­ger qu’il réponde de façon struc­tu­relle à des situa­tions dont l’é­vi­dence est qu’elles se repro­dui­ront de façon cyclique. La résis­tance de l’au­to­ri­té poli­tique à se résoudre au fait n’est cepen­dant pas gra­tuite. Elle conforte la « démo­cra­tie » des ins­tal­lés dans l’i­dée de sa toute-puis­sance. Une toute-puis­sance dont le culte et l’illu­sion sont le vrai fonds de com­merce de l’ex­trême droite. Une toute-puis­sance qui devra ensuite, publi­que­ment ou non, en rabattre devant les faits. Car, sauf pour l’exemple de quelques-uns, l’ex­pul­sion mas­sive est impos­sible, tant au plan pra­tique qu’au plan poli­tique. En che­min, par la per­sis­tance ouverte de la crise, par la frus­tra­tion d’une défaite finale qui ne s’a­voue­ra jamais telle, on aura déve­lop­pé une vraie péda­go­gie d’un vote extré­miste en pré­ten­dant don­ner les gages d’une fer­me­té qui l’éviterait

Théo Hachez


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