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Un barrage contre les pacifiques ?
En Belgique, comme un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, se joue un drame connu et récurrent, celui des « sans-papiers ». Tout au bout des paradoxes, la question posée ici et maintenant est partout la même : des hommes et des femmes peuvent-ils vivre dans une société qui ne leur reconnait pas d’existence en […]
En Belgique, comme un peu partout en Europe et en Amérique du Nord, se joue un drame connu et récurrent, celui des « sans-papiers ». Tout au bout des paradoxes, la question posée ici et maintenant est partout la même : des hommes et des femmes peuvent-ils vivre dans une société qui ne leur reconnait pas d’existence en droit ? Dans les faits, la non-réponse du gouvernement belge vaut pour un oui. Ce oui ne scelle pas seulement le sort fantomatique des illégaux, mais engage aussi le sens des institutions.
S’il faut commencer par dénoncer l’argumentaire résolu mais désordonné du ministre de l’Intérieur et l’intention qu’il cache, on soulignera aussi quelques caractéristiques de la mobilisation sur laquelle a pu s’appuyer la revendication des sans-papiers. Les démocraties qui se revendiquent de l’universalité des droits de l’homme ont leurs limites, on le savait. Ce que montrent les conflits qui se nouent ici et là autour des « illégaux », c’est que dans les faits, elles s’accommoderaient bien d’avoir un dehors dedans pour y ranger leurs indispensables métèques sans froisser les électeurs installés. Un tel arrangement fait également honte au libéralisme et au socialisme dont se réclament les formations de la majorité actuelle. À la démagogie des uns répond l’hypocrisie des autres.
Fairplay
Ici, depuis des mois, se succèdent manifestations, occupations d’église et grèves de la faim. Étrangement, ceux qui n’ont pas (ou plus) le droit d’être là s’exposent. Au lieu de se tenir cois, les voilà qui se rebellent contre leur non-statut. Car officiellement, les illégaux ne peuvent exister que pour être expulsés. Et leur discrétion ne leur rapporterait-elle pas de vivre le rêve des milliers de désespérés qui viennent échouer, morts ou vifs, sur les rivages méditerranéens de l’Union européenne ou s’entortiller dans les barbelés de ses autres frontières pour s’en faire refouler ?
Paradoxale, la tactique des sans-papiers repose sur l’exhibition d’un extrême dénuement qui fait voir tout de suite un au-delà : une humanité qui ne vit pas que de miettes. En s’en privant, ils se font remarquer. C’est de la triche, donc. Et le ministre de l’Intérieur Dewael, lui, ne craint pas de dénoncer une insistance déplacée. Il condamne avec la plus grande fermeté cet usage provocant de la grève de la faim : un moyen non démocratique, dit-il. Pas très fairplay, en effet, ces sans-papiers. On ne discutera pas sous la pression. Dewael n’est pas seul à stigmatiser courageusement une dérive maligne. Ailleurs aussi, on a cessé de marcher dans le petit jeu des ennemis de la démocratie qui la sapent du dehors. On les voit venir.
Ainsi, forcé de commenter publiquement le suicide de deux prisonniers de Guantanamo (la prison off-shore des États-Unis), tel officier de l’armée américaine dénonce des « actes de guerre asymétrique ». Trop facile, en effet, de faire valoir la faiblesse à laquelle on a été réduit ! Heureusement, la naïveté n’est plus de saison. Depuis quelque temps déjà, la police américaine suspecte un « suicide by cops » : ceux qui ont tiré et tué plusieurs fois le déséquilibré sont les victimes d’une machination habilement ourdie par son cadavre.
Avec Dewael, pas de doute, le doute et la compassion qu’attire à elle la subversion doivent reculer. Merci à lui de cet acte de résistance qui remettra sur le droit chemin de la soumission, de la misère et de la barbarie ces ignorants de la démocratie. Avec leur air pacifique de s’en prendre qu’à eux-mêmes ces pacifiques, n’est-ce pas qu’ils abusent de leur faiblesse pour vicieusement tromper la nôtre dans ce qu’elle a de plus estimable et mettre ainsi en danger nos institutions et notre bien-être ? À ces remerciements, on associera chaleureusement les ministres socialistes du gouvernement qui, quoiqu’avec une duplicité coupable et des mines compassées, le soutiennent dans son attitude. Naturellement, on réservera un accessit à la ministre de la Justice, très résolue dans sa discrétion.
L’État et ses représentants se refusent à plier devant un chantage inqualifiable. Ils tiennent bon. Consternante, en revanche, est la faiblesse de vieilles institutions que l’on dit déjà vermoulues et qui achèvent de se discréditer. Au lieu de s’en tenir à une dignité indifférente et de bon aloi, comme l’a fait l’Église catholique officielle par la voix de son cardinal, le mouvement ouvrier et les paroisses se laissent trop souvent contaminer par une sorte d’humanisme pathologique, sans compter la laïcité organisée qui s’en mêle. Au reste, aller ainsi investir des églises depuis longtemps désertées par leurs fidèles, mais quelle idée ? Dewael a raison, ces primitifs ne connaissent rien à la démocratie. Pire, à l’évidence, ils n’ont même pas réussi à réunir le concours d’un conseiller en communication évènementielle !
L’abus de la force ne va pas sans le désir (le délire ?) d’une supériorité morale : la force doit avoir raison ou se la donner. C’est finalement rassurant. D’abord parce qu’abusée, la raison se rebelle d’elle-même, aussitôt. Même quand on prétend la rouler par le recours à l’oxymore, cette figure qui noie élégamment les termes contraires dont elle est constituée. Bush n’y pourra rien : la guerre suppose toujours la symétrie comme le suicide rejette l’intervention d’un tiers, par définition. On ajoutera pour Guantanamo que, précisément, le statut de prisonnier de guerre est refusé à ceux qu’elle retient. Pour Dewael, les illégaux, eux, devraient faire usage de moyens démocratiques d’une démocratie qui ne leur reconnait aucun droit.
Mais cet abus de logique trahit aussi un embarras. Qu’il ait intoxiqué le ministre de l’Intérieur qui s’en défend ou qu’il l’anticipe chez ses concitoyens téléspectateurs, il y a bien un malaise radical qui contamine, malgré elles, les ratiocinations du ministre qui en prétendant l’effacer, en y répondant, le confirment. Dans le désespoir, les hommes n’ont d’autre choix que de se mettre en danger pour faire voir dans toute sa nudité irréfutable leur humanité aux autres humains. De façon irrésistible, instinctive et donc gênante, un tel signe de détresse interpelle la fraternité. Il fallait donc se blinder d’une bonne raison pour ne pas céder à la politesse de ces barbares qui ont le bon gout de ne s’en prendre qu’à eux-mêmes : Monsieur Dewael l’a trouvée.
Paradoxes vivants
Candidats réfugiés engagés dans une procédure de reconnaissance qu’ils ont ou qui les a abandonnés en chemin ou encore tout simplement immigrés clandestins, les illégaux témoignent d’une façon ou d’une autre d’une intégration réussie dans une société où ils ont réussi à prendre racine.
Soumis à la contradiction entretenue entre le fait et le droit, hommes, femmes et enfants vivent dans la menace constante d’une expulsion, avec pour conséquence d’être effectivement exposés à des situations d’abus, sur le plan du travail, du logement, du rapport aux autorités… et jusque dans les circonstances les plus banales de la vie.
Cette infériorité exploitable, cette insécurité intolérable et l’indignité qui l’accompagne ne devraient gêner que ceux qui en sont victimes, même si elles sont la résultante objective d’une société qui reporte naturellement ses contradictions sur ces quelques milliers d’individus voués à rester fantomatiques. Ils sont tombés dans le vide : dans le creux d’une société incapable de gérer son ambivalence à l’égard d’une immigration qui dérange les installés, mais dont le besoin démographique et économique est évident.
Le refoulement symbolique dans lequel on condamne des corps sans âme à vivre ici ne les concerne pas seuls. L’humanité vaut ce qu’elle vaut là où on la méprise. Le savoir le plus élémentaire sur les droits humains, celui que portent les intuitions les plus immédiates du mouvement ouvrier comme les constructions intellectuelles les plus élaborées, celui que scellent les symboles religieux ou laïcs s’oppose radicalement à l’existence et plus surement encore à la persistance d’une zone de non-droit. Pas seulement en raison des victimes qu’on y cantonne, mais aussi parce qu’une telle zone fragilise le droit de tous et la bonne conscience de chacun. Mais tout démocrate qu’il se prétend, le gouvernement belge préfère donner raison à ceux qui entretiennent l’idée que l’infériorité des uns est garante du bien-être des autres et que les « sans-papiers » sont des tricheurs de la démocratie.
Chacun le sait pourtant : la reconnaissance est la seule voie de sortie pour réduire le creux entre le fait, le droit et les institutions qui sont censées le mettre en œuvre. Le barrage contre les pacifiques auquel on prétend se tenir n’est que poudre aux yeux. De l’arrangement indispensable, on doit évidemment exiger qu’il réponde de façon structurelle à des situations dont l’évidence est qu’elles se reproduiront de façon cyclique. La résistance de l’autorité politique à se résoudre au fait n’est cependant pas gratuite. Elle conforte la « démocratie » des installés dans l’idée de sa toute-puissance. Une toute-puissance dont le culte et l’illusion sont le vrai fonds de commerce de l’extrême droite. Une toute-puissance qui devra ensuite, publiquement ou non, en rabattre devant les faits. Car, sauf pour l’exemple de quelques-uns, l’expulsion massive est impossible, tant au plan pratique qu’au plan politique. En chemin, par la persistance ouverte de la crise, par la frustration d’une défaite finale qui ne s’avouera jamais telle, on aura développé une vraie pédagogie d’un vote extrémiste en prétendant donner les gages d’une fermeté qui l’éviterait