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Ukraine : une démocratie en moins à l’Est de l’Europe ?

Numéro 2 Février 2011 par Andryi Portnov

février 2011

La fin de l’an­née 2010 a été mar­quée par une série d’é­vè­ne­ments que l’on peut ins­crire dans la ten­dance au dur­cis­se­ment des régimes à l’est de l’Eu­rope. En Bié­lo­rus­sie, Alexandre Lou­ka­chen­ko a dis­si­pé avec vio­lence la mani­fes­ta­tion de l’op­po­si­tion après les élec­tions pré­si­den­tielles. Des cen­taines de per­sonnes ont été arrê­tées, dont cinq can­di­dats à la pré­si­den­tielle. Ils ont été […]

La fin de l’an­née 2010 a été mar­quée par une série d’é­vè­ne­ments que l’on peut ins­crire dans la ten­dance au dur­cis­se­ment des régimes à l’est de l’Eu­rope. En Bié­lo­rus­sie, Alexandre Lou­ka­chen­ko a dis­si­pé avec vio­lence la mani­fes­ta­tion de l’op­po­si­tion après les élec­tions pré­si­den­tielles. Des cen­taines de per­sonnes ont été arrê­tées, dont cinq can­di­dats à la pré­si­den­tielle. Ils ont été accu­sés d’or­ga­ni­ser des désordres de masse. En Rus­sie, Mikhaïl Kho­dor­kovs­ki et Pla­ton Lebe­dev ont été condam­nés à qua­torze ans de pri­son à l’is­sue d’un nou­veau pro­cès. À la veille de l’an­nonce du ver­dict, que nous ne pou­vons inter­pré­ter autre­ment que comme des repré­sailles poli­tiques, des confron­ta­tions et des pro­tes­ta­tions à carac­tère raciste et eth­nique ont eu lieu en plu­sieurs endroits du pays.

Mais si les évè­ne­ments à Minsk et le pro­cès de Kho­dor­kovs­ki ont été bien cou­verts par la presse inter­na­tio­nale, les répres­sions poli­tiques en Ukraine n’ont, quant à elles, eu aucun écho. Pour­tant, depuis quelques mois dans le pays (récem­ment asso­cié à la révo­lu­tion orange), les nou­veaux pou­voirs, sous la direc­tion du pré­sident Vik­tor Ianou­ko­vitch, ont com­men­cé à per­sé­cu­ter leurs oppo­sants politiques.

Des dizaines de pour­suites pénales ont été enta­mées contre neuf per­sonnes de l’en­tou­rage de Iou­lia Timo­chen­ko : par­mi eux, l’an­cien ministre des Affaires inté­rieures, Iou­ri Lout­sen­ko, l’an­cien gou­ver­neur de la région de Dnie­pro­pe­trovsk, Vik­tor Bon­dar, l’an­cien vice-ministre de la Jus­tice Evgue­ni Kor­nit­chouk, ont été arrê­tés et se trouvent actuel­le­ment en pri­son en attente d’un juge­ment. Iou­lia Timo­chen­ko, prin­ci­pale rivale de Ianou­ko­vitch aux élec­tions pré­si­den­tielles de février 2010 où elle a obte­nu 45,47% de votes contre 48,46% de votes pour Ianou­ko­vitch, est convo­quée tous les jours par le minis­tère public dans le cadre d’une accu­sa­tion pour uti­li­sa­tion illé­gale du bud­get d’É­tat. Le 30 décembre 2010, l’in­ter­ro­ga­tion de Timo­chen­ko a duré onze heures.

Il ne faut pas idéa­li­ser le gou­ver­ne­ment sor­tant, mais il est évident que les actions pénales contre ses membres sont poli­tiques. Toutes ces actions concernent les repré­sen­tants de la même force poli­tique. La vio­lence de ces arres­ta­tions a des relents de ven­geance. L’an­cien ministre des Affaires inté­rieures, Iou­ri Lout­sen­ko, a été arrê­té par une bri­gade des ser­vices spé­ciaux alors qu’il pro­me­nait son chien le 26 décembre 2010. L’an­cien vice-ministre de la Jus­tice Evgue­ni Kor­neyt­chuk l’a été le jour de la nais­sance de sa fille.

Les auto­ri­tés sou­lignent que la « loi est la même pour tous », et qu’il s’a­git d’une simple « appli­ca­tion de l’ordre juri­dique » indis­pen­sable à la réa­li­sa­tion d’im­por­tantes réformes. Nous ne dou­tons aucu­ne­ment de la néces­si­té de ces réformes. Mais sous de telles décla­ra­tions (qui vont de pair avec des décla­ra­tions sur la néces­si­té de « nor­ma­li­ser » les rela­tions avec la Rus­sie), c’est l’u­sur­pa­tion du pou­voir par le pré­sident et son entou­rage qui est à l’œuvre. Tout a com­men­cé il y a presque un an, juste après les élec­tions de jan­vier-février 2010. Mal­gré la Consti­tu­tion, la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale au Par­le­ment ukrai­nien n’a pas été for­mée de groupes par­le­men­taires, mais de dépu­tés individuels.

Ce scé­na­rio a été légi­ti­mé à pos­té­rio­ri par la Cour consti­tu­tion­nelle après avoir été accep­té aupa­ra­vant par les acteurs géo­po­li­tiques prin­ci­paux : la Rus­sie, les États-Unis, l’U­nion euro­péenne qui croyaient qu’a­près le « chaos orange », l’U­kraine avait besoin d’un pou­voir fort. Ayant com­pris qu’il avait les mains libres et qu’il n’a­vait rien à craindre sur la scène inter­na­tio­nale, Ianou­ko­vitch a pu dans un court délai annu­ler la réforme consti­tu­tion­nelle de 2004 – 2005 qui rédui­sait les pou­voirs du pré­sident, réa­li­ser une réforme qui a réduit au mini­mum l’in­dé­pen­dance du pou­voir judi­ciaire et enta­mer des actions contre la liber­té de parole.

Diversités régionales

Actuel­le­ment, la qua­si-tota­li­té du pou­voir est concen­trée dans les mains du pré­sident. De plus en plus d’a­na­lystes parlent de « pou­ti­ni­sa­tion » ou de « bié­lo­rus­si­sa­tion » de l’U­kraine. Néan­moins, nul ne peut oublier que l’U­kraine, contrai­re­ment à la Rus­sie, ne pos­sède pas de res­sources pétro­lières et gazières. Contrai­re­ment à la Bié­lo­rus­sie, elle n’est pas homo­gène sur les plans lin­guis­tique et reli­gieux. L’U­kraine est de fait un pays bilingue sans fron­tière lin­guis­tique mar­quée. Le plus sou­vent, ce cli­vage converge avec un cli­vage ville-cam­pagne. Quatre Églises pré­tendent au sta­tut d’É­glise natio­nale, une d’elle­s dépend d’ailleurs du patriar­cat de Mos­cou. La mémoire his­to­rique de la Gali­cie et de la Vol­hy­nie annexées à l’URSS en 1939 est très dif­fé­rente de la mémoire de la Cri­mée ou du Don­bass. L’u­ni­fi­ca­tion et la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir dans un pays mar­qué par une telle diver­si­té régio­nale, lin­guis­tique, his­to­rique remettent donc en ques­tion l’u­ni­té de l’É­tat. C’est un sui­cide poli­tique de se livrer à des bru­ta­li­tés mani­festes et mes­quines contre les oppo­sants poli­tiques, d’au­tant plus que leur influence sur la vie poli­tique du pays avait dimi­nué durant les der­niers mois.

Notons que les médias ukrai­niens pen­saient que l’U­nion euro­péenne réagi­rait aux pro­ces­sus qui ont lieu dans notre pays. Pour l’ins­tant, elle brille par son absence sans doute à cause de l’ab­sence d’une poli­tique ukrai­nienne digne de ce nom. Le pou­voir ukrai­nien, mal­gré sa rhé­to­rique sur l’in­té­gra­tion euro­péenne, réduit celle-ci à la ques­tion de la sup­pres­sion des visas. Après la Révo­lu­tion orange, l’U­kraine a annu­lé les visas pour les citoyens euro­péens. Mais les Ukrai­niens éprouvent tou­jours des dif­fi­cul­tés pour obte­nir des visas Schen­gen. Les pour­par­lers sur la zone de libre-échange et l’or­ga­ni­sa­tion du cham­pion­nat de foot­ball de 2012 sont tou­jours en sus­pens. Beau­coup de pays de l’UE pensent naï­ve­ment que l’U­kraine n’est qu’un « étran­ger proche » de la Rus­sie qui peut résoudre tous les pro­blèmes. La poli­tique russe, mal­gré son dis­cours de moder­ni­sa­tion, demeure vis-à-vis de l’U­kraine pro­fon­dé­ment asy­mé­trique et mar­quée par un syn­drome postim­pé­rial. Ayant obte­nu du pou­voir ukrai­nien des conces­sions impor­tantes allant de la pro­lon­ga­tion jus­qu’en 2042 du bail de la flotte de la mer Noire en Cri­mée à des rema­nie­ments des poli­tiques lin­guis­tiques et de mémoire (par exemple, le renon­ce­ment au dou­blage en ukrai­nien des films, la sup­pres­sion de l’exa­men de langue ukrai­nienne pour les doc­to­rants, les chan­ge­ments encore cos­mé­tiques dans les manuels d’his­toire), le Krem­lin a accep­té que Ianou­ko­vitch et Lou­ka­chen­ko ne recon­naissent pas l’in­dé­pen­dance de l’Ab­kha­zie et de l’Os­sé­tie du Sud. Les négo­cia­tions sur la démar­ca­tion des fron­tières s’an­noncent donc difficiles.

Si la Rus­sie est plus active et sûre d’elle dans sa poli­tique ukrai­nienne, le Krem­lin ne semble pour­tant pas capable de pro­po­ser à Kiev une pers­pec­tive « non euro­péenne » attrac­tive et réa­liste. Il n’y a donc pas d’al­ter­na­tive au « choix euro­péen » pour une Ukraine moderne, choix annon­cé non seule­ment par le pré­sident Ioucht­chen­ko, mais éga­le­ment par son pré­dé­ces­seur Koutch­ma et par son suc­ces­seur Ianou­ko­vitch. L’ue n’est pas encore prête et ne semble pas vou­loir jouer une carte attrac­tive pour le peuple ukrai­nien. Elle pré­fère remettre à plus tard le pro­blème de l’U­kraine ou s’en tenir au pro­gramme modeste et vague du Par­te­na­riat orien­tal. Il est clair que l’Eu­rope ne va pas résoudre les pro­blèmes des Ukrai­niens, mais une poli­tique plus consé­quente serait utile pour l’UE et l’U­kraine. De plus, l’a­sy­mé­trie crois­sante (allant de l’es­pé­rance de vie au res­pect des droits de l’homme en pas­sant par le sys­tème édu­ca­tif) entre les pays orien­taux membres de l’UE — Pologne, Hon­grie, Slo­va­quie, Rou­ma­nie — et leurs voi­sins directs — Ukraine, Bié­lo­rus­sie, Mol­da­vie — demeure un des plus grands défis pour toute l’Europe.

Tra­duit du russe par Eka­te­ri­na Lyzhina

Andryi Portnov


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