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Ukraine. Holodomor, les enjeux d’une reconnaissance tardive
« Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine. […] Il faut transformer l’Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l’URSS, en république véritablement exemplaire. Ne pas lésiner sur les moyens. » Lettre de Staline à Kaganovitch, 11 aout 1932 (citée par Werth, 2007) En 1933, des […]
« Si nous n’entreprenons pas immédiatement le redressement de la situation en Ukraine, nous pouvons perdre l’Ukraine. […] Il faut transformer l’Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l’URSS, en république véritablement exemplaire. Ne pas lésiner sur les moyens. »
Lettre de Staline à Kaganovitch, 11 aout 1932 (citée par Werth, 2007)
En 1933, des millions de paysans d’Ukraine et à majorité ukrainienne de la région du Kouban (Caucase du Nord) sont affamés par le pouvoir soviétique puis — pour les survivants réchappés de l’invasion nazie et de la « grande guerre patriotique » — contraints de faire l’omerta sur ce qui leur était arrivé. Aujourd’hui, trois-quarts de siècle plus tard, la reconnaissance des faits semble encore timide en Europe. La presse s’attarde davantage sur l’instrumentalisation des événements et sur les polémiques russo-ukrainiennes que sur la famine elle-même. En attendant, ce passé « ne passe pas », comme en atteste la lente, mais inexorable remontée des archives et des témoignages après un silence absolu de près de soixante ans.
Holodomor fait penser à holocauste, par l’identité de la première syllabe et le fait de désigner des crimes de masse atroces et presque contemporains. L’origine du premier terme est cependant très différente de celle du second1. Le mot ukrainien « holod » (« golod » en russe) signifie « faim », mais aussi « famine ». Une des premières expressions associées à « golod », que l’on trouve dans un dictionnaire français-russe usuel (Larousse, 1989) est étrangement « moryty golodom », soit « faire mourir de faim ». C’est cette expression qui a fourni, par contraction, « holodomor », nom donné à la famine provoquée par le régime stalinien en Ukraine.
Punir par la faim
Si 1933 évoque pour nous la prise de pouvoir de Hitler, pour les Ukrainiens, c’est l’année de l’un des épisodes les plus horribles de leur histoire, tabou jusqu’en 1987 : la mort de quatre à dix millions2 de paysans affamés puis confinés de force dans leurs villages, à la suite de la saisie de leurs récoltes et de leurs réserves par les « activistes » du régime, après la collectivisation et la dékoulakisation (1929 – 1930). La particularité de la situation en Ukraine, comparée à celle du Kazakhstan où la famine a décimé une proportion plus importante de la population, est que la famine s’est déroulée après la collectivisation et n’en est donc pas un effet direct.
Holodomor est un mot lourd de sens. Il ne véhicule pas la même signification que « grande famine de 1933 » ou « famine en Ukraine ». Le caractère non accidentel de l’événement est contenu dans l’appellation. Sur ce point, si après une longue période de méconnaissance — voire de négation idéologique — la majorité des historiens reconnaît à la fois l’ampleur de la famine et son caractère non accidentel dans le cadre de la « guerre contre les paysans », livrée par le pouvoir soviétique, le qualificatif de « génocide » ne fait pas l’unanimité. Cependant, dans un texte3 dense et très documenté sur la base d’archives devenues accessibles, un historien spécialiste de l’URSS comme Nicolas Werth — jusque-là réservé sur la qualification de génocide — finit par affirmer en conclusion : « Le terme de génocide paraît s’imposer pour qualifier l’ensemble des actions politiques menées intentionnellement, à partir de la fin de l’été 1932, par le régime stalinien pour punir par la faim et par la terreur la paysannerie ukrainienne, actions qui eurent pour conséquence la mort de plus de quatre millions de personnes en Ukraine et au Caucase du Nord. »
La qualification de génocide, de famine involontaire induite par les politiques soviétiques ou de famine accidentelle — voire de « sérieuse disette » ou de « punition divine pour apostasie » — est un enjeu fondamental, non seulement pour les populations concernées, pour les interprétations de l’histoire par les pouvoirs ukrainien et russe, mais aussi pour notre propre compréhension du XXe siècle. Sur ce point, la commémoration du septante-cinquième anniversaire de la famine a donné lieu à une série de déclarations qui montrent bien la nature des enjeux et la querelle des interprétations, sans compter la méconnaissance encore criante des faits.
Tout affamé est un cannibale
Pour mesurer un tant soit peu ce dont il est question au-delà de la querelle des chiffres et des interprétations, il convient d’abord de dire un mot sur ce que signifie « mourir de faim ». Dans ces villages pillés par des « extorqueurs » armés de barres de fer qui fouillent granges, caves et greniers pour emporter bétail, récoltes et semences, puis organisent un blocus pour empêcher les paysans d’aller mendier en ville ou tenter de trouver de la nourriture dans d’autres régions, que se passe-t-il ? Que devient un homme, une femme, des enfants qui n’ont plus rien à manger pendant quelques jours, une semaine, un mois ?
Les témoignages des survivants4, souvent insoutenables, nous livrent de multiples récits des événements et de leurs conséquences sur la population affamée : recherche désespérée de nourriture (chiens, chats, rats, vers, racines, orties, bourgeons, cadavres…), hydropisie, somnolence, typhus, violences entre affamés, meurtres, cannibalisme, folie, fosses communes. Vassili Grossman a décrit ce processus dans son roman Tout passe qui contient la narration de la famine par une activiste repentie, Anna Sergueievna. Celle-ci, après avoir raconté l’enchaînement des faits depuis la collectivisation et la dékoulakisation de 1929 – 1930, décrit le destin des familles prisonnières de leurs villages, puis la faim qui dévore la chair et l’âme des hommes : « J’ai compris que tout affamé était, en son genre, un cannibale. Il consomme sa propre chair, il n’y a que les os qui restent. Il vit sur sa graisse jusqu’au dernier gramme. Ensuite sa raison s’obscurcit : il a mangé sa cervelle. L’affamé s’est mangé tout entier. »
La situation est d’autant plus terrifiante que les mêmes villages ont déjà subi les violences de la collectivisation, puis celle de la « dékoulakisation » et de la déportation-abandon de milliers de personnes en Sibérie, dans l’Oural et au Kazakhstan, accompagnées de la destruction du patrimoine rural traditionnel, notamment religieux. Des églises ont été brûlées, des sanctuaires violés. Comme le raconte un survivant, il convient désormais d’adorer Staline et « Lazare le noir », surnom de Lazare Kaganovitch, adjoint de Staline envoyé comme « plénipotentiaire », avec Molotov, pour diriger les opérations dans le Kouban et en Ukraine.
Les motifs d’une telle violence d’État, dans le cadre d’une difficulté croissante à atteindre les objectifs fixés par le Premier plan quinquennal, sont à situer dans une double tension qui s’exaspère depuis la fin de la NEP en 1927 : d’un côté, entre le pouvoir bolchevique et les paysans, de l’autre, entre le « centre » et les marches occidentales de l’URSS. La paysannerie ukrainienne, vivant dans la RSS d’Ukraine ou dans le Kouban, incarne à la fois une population rurale rétive à la collectivisation perçue comme « un nouveau servage » et le terreau d’une identité nationale jugée peu fiable. Il faut donc la punir, « transformer l’Ukraine en véritable forteresse de l’URSS » sans « lésiner sur les moyens » comme l’ordonnait Staline à Kaganovitch, mais aussi prélever les récoltes pour nourrir les villes et les ouvriers de l’industrie, sans oublier les exportations (1,7 million de tonnes de céréales exportées en 1933). L’exaltation révolutionnaire des activistes « chauffés » par la dékoulakisation, les règlements de comptes locaux et la violence induite par la situation chez les paysans eux-mêmes (rapines, meurtres, cannibalisme) mèneront au comble de l’horreur.
Combat pour l’indépendance ou tragédie commune
Il faudra attendre près de soixante ans pour que le sujet ne soit plus tabou en URSS5, alors qu’à l’Ouest, l’historien britannique et ancien communiste Robert Conquest publie en 1986 un ouvrage pionnier, The Harvest of Sorrow : Soviet Collectivisation and the Terror-Famine. Comme pour les autres crimes du communisme soviétique, la révélation progressive (accès aux archives, témoignages de survivants) de l’ampleur des faits et du caractère provoqué de la famine par le pouvoir bolchevique se heurtera bien souvent à une levée de boucliers ou à un silence de plomb. Les arguments déployés contre les données issues de l’historiographie contemporaine vont de « l’anti-communisme primaire » au « nationalisme ukrainien », en passant par « la propagande allemande, polonaise et vaticane ».
La dissolution de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine en 1991 vont accroître les tensions autour du caractère intentionnel de la famine. En effet, les événements de 1933 — renommés Holodomor — vont occuper une bonne partie du débat politique et culturel en Ukraine. Des enquêtes sont menées auprès des survivants, des instituts de recherche travaillent sur les archives, un « mémorial » est érigé au cœur de Kiev et des commémorations ont lieu dans différentes régions. La famine devient un enjeu fondamental dans un pays qui cherche à consolider son identité nationale. Les événements de 1933 sont non seulement un traumatisme d’une ampleur inouïe, mais leur dimension intentionnelle est en elle-même la preuve de cette identité que Staline (et le pouvoir russe par extension) aurait voulu détruire et dont les résistances paysannes furent l’expression. Ce qu’affirme le président ukrainien Iouchtchenko : « Ce fut une des pages sombres de notre combat pour l’indépendance, notre culture et notre identité. »
En novembre 2006, le Parlement ukrainien a reconnu officiellement la famine comme un génocide perpétré par le régime de Staline contre le peuple ukrainien. Fin juillet 2008, les archives du SBU (héritier du KGB ukrainien) ont été ouvertes6 au public, ceci pour toute la période de 1917 à 1990. Quant au Parlement européen, il a, le 23 octobre dernier, retenu le terme de « crime contre l’humanité » pour qualifier la grande famine. Cette année, la commémoration du septante-cinquième anniversaire le 22 novembre 2008 aura été d’une ampleur exceptionnelle, avec une « stylistique soviétique » selon certains observateurs. De nombreux événements ont été organisés dans le pays et des chefs d’États étrangers de nations proches ayant été victimes du stalinisme (Pologne, Pays baltes…) étaient présents. Le président russe Medvedev, quant à lui, a décliné l’invitation en arguant que la famine était une « tragédie commune » aux peuples soviétiques. Dès lors, dire qu’il visait à la destruction des Ukrainiens « signifie aller contre les faits et essayer de donner un sous-texte nationaliste ».
Entre mauvais caculs et apostasie
Nouvelle pomme de discorde entre la Russie et l’Ukraine, l’interprétation de la famine a donné lieu à de vifs échanges. La thèse généralement défendue du côté russe est que la famine de 1932 – 1933 en Ukraine n’a rien de spécifique, mais « n’est » qu’une conséquence de la collectivisation « musclée » des terres, un effet collatéral de la modernisation qui a touché tous les paysans soviétiques. On pouvait ainsi lire sous la plume d’un historien russe, Viktor Kondrachine7 : «[…] il convient de considérer cette famine comme le résultat des mauvais calculs de la politique stalinienne, étroitement liée au problème — plus général — de la modernisation industrielle de l’URSS, menée à bien par des méthodes musclées à la fin des années vingt et au début des années trente. » Par ailleurs, toujours selon Kondrachine, si la famine fut particulièrement meurtrière en Ukraine, c’est la faute des Ukrainiens qui n’ont pas averti leurs supérieurs : « Concernant la situation en Ukraine en 1932, il convient de souligner que les dirigeants ukrainiens n’informèrent pas leurs supérieurs hiérarchiques de l’étendue de la famine constatée dans leurs régions. Ils assument donc dans une grande mesure la responsabilité de l’envergure de cette famine et de la réaction tardive du centre8. »
Selon le président Medvedev, « au cours des dernières années, ce thème, tout comme les tentatives de Kiev d’intégrer la « classe préparatoire » à l’Otan, est au cœur de la politique extérieure de l’Ukraine […] Nous estimons que les événements tragiques du début des années trente sont utilisés à des fins politiques », indique le Kremlin. Pour le président russe, les efforts du gouvernement ukrainien « visent plutôt la désunion maximale des peuples russe et ukrainien, qui ont des liens historiques, culturels et spirituels séculaires dans une atmosphère d’amitié et de confiance mutuelle9 ».
Quant au métropolite Onufry de Tchernivtsi et Bukovine (église orthodoxe d’Ukraine liée au Patriarcat de Moscou), il considère que la famine est une punition de Dieu pour apostasie. C’est parce que les hommes se sont éloignés de Dieu que celui-ci les a frappés, autant en Russie qu’en Ukraine, en les faisant mourir de faim. En outre, poursuit le métropolite, « il y a certaines forces qui utilisent Holodomor pour diviser la Russie et l’Ukraine, disant que les Russes ont opprimé les Ukrainiens, alors que la famine a tué plus de personnes en Russie10 ».
Au-delà de la reconnaissance de la famine elle-même, longuement niée par Moscou, et du devoir de mémoire à l’égard des victimes, son caractère éventuellement génocidaire recèle un enjeu géopolitique majeur. Pour les Ukrainiens, il est la preuve de leur existence en tant que nation distincte de la Russie, et la mort de millions de paysans une « des pages sombres du combat pour l’indépendance ». Pour la Russie, le caractère non spécifique de la famine en Ukraine est le signe que les deux peuples demeurent unis. Victimes d’un mauvais calcul de Staline ou de la vengeance de Dieu, les Slaves orientaux auraient partagé le même malheur. Unis dans le passé, ils devraient l’être aussi dans l’avenir.
- « Holocauste » est un terme religieux qui désigne le sacrifice d’un animal par le feu. Il est emprunté au latin holocaustum, lui-même tiré du grec hólos « en entier » et kaústos « brûlé ».
- Chiffre avancé par le président ukrainien Iouchtchenko, sur la base d’une soustraction entre le recensement de 1937 et de 1926, et en se référant au taux de croissance qu’aurait dû connaître la population. Il n’y a pas d’accord entre historiens et démographes sur le nombre exact de victimes, qui a également frappé beaucoup de paysans russes. Pour une analyse synthétique du processus qui a provoqué la famine de 1933 et des causes invoquées par les historiens, voir Donat Carlier, « Holodomor 1933 : le cimetière de la rude école », La Revue nouvelle, octobre 2006.
- Nicolas Werth, La grande famine ukrainienne de 1932 – 1933, 2007. Ce texte est publié en ligne dans sa version anglaise, The Great Ukrainian Famine of 1932 – 33, April 2008, Online Encyclopedia of Mass Violence, www.massviolence.org/The-1932 – 1933-Great-Famine-in-Ukraine?artpage=5.
- Voir Sokoloff G., 1933, l’année noire. Témoignages sur la famine en Ukraine, Albin Michel, 2000. Ce livre est une présentation et une traduction d’extraits de l’ouvrage des journalistes ukrainiens Kovalenko L., Maniak V., 33‑i Golod. Narodna kniga memorial, A. Maniak, 1991. Les deux journalistes avaient recueilli près de six mille témoignages de survivants de la famine. Ils sont décédés peu de temps après la publication de leur « livre-mémorial ». D’autres récits avaient été collectés dans les années cinquante auprès de migrants ukrainiens au Canada.
- Le récit de Grossman, Tout passe (1963), d’une extraordinaire justesse au regard de ce qui nous est aujourd’hui connu, a été interdit de publication au début des années soixante. La présentation de la version française ne mentionne pas une seule fois la famine qui constitue pourtant un des sujets centraux du livre. Cette présentation, écrite pour la première édition française de 1984, est antérieure au livre de Conquest et de la levée du silence (la réalité de la famine ne sera reconnue officiellement, en Ukraine, qu’en décembre 1987).
- Deux thèmes sont au centre de l’ouverture des archives : la famine de 1933 et l’UPA (armée insurrectionnelle ukrainienne fondée en 1942). L’UPA est une émanation de l’Organisation ukrainienne nationaliste qui fut alliée des nazis avant-guerre, surtout dans sa faction dirigée par Stepan Bandera. L’UPA lutta contre les nazis à partir de 1942 et contre les Soviétiques, mais aussi contre les résistants et les civils polonais.
- L’Holodomor de 1932 – 1933, une tragédie partagée, Novosti, 25 novembre 2008.
- Réunis à Kharkov (ville d’Ukraine orientale qui sera particulièrement touchée par la famine) en juillet 1932 pour la IIIe conférence du PC ukrainien, les responsables communistes locaux manifestent leur opposition au plan de collecte imposé par Moscou, déclenchant la colère de Staline. Celui-ci déléguera Kaganovitch et Molotov pour diriger les « commissions plénipotentiaires » chargées du contrôle des opérations (Werth, 2007).
- Holodomor : Kiev cherche à désunir les peuples, Novosti, 14 novembre 2008.
- Ukrainian Orthodox Hierarch considers holodomor a God’s punishment for apostasy, dépêche Interfax, 24 novembre 2008.