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Turquie : vers un changement de régime ?

Numéro 11 Novembre 2010 par Pierre Vanrie

novembre 2010

Le pro­jet d’amender vingt-six articles de la Consti­tu­tion turque a été approu­vé par 58% (contre 42%) des par­ti­ci­pants au réfé­ren­dum qui s’est dérou­lé le 12 sep­tembre der­nier. Ce pro­jet por­té par le par­ti au pou­voir, l’AKP (Par­ti pour la jus­tice et le déve­lop­pe­ment), est consi­dé­ré comme un pre­mier pas visant à rompre avec la Consti­tu­tion actuelle inspirée […]

Le pro­jet d’amender vingt-six articles de la Consti­tu­tion turque a été approu­vé par 58% (contre 42%) des par­ti­ci­pants au réfé­ren­dum qui s’est dérou­lé le 12 sep­tembre der­nier. Ce pro­jet por­té par le par­ti au pou­voir, l’AKP (Par­ti pour la jus­tice et le déve­lop­pe­ment), est consi­dé­ré comme un pre­mier pas visant à rompre avec la Consti­tu­tion actuelle ins­pi­rée par les auteurs du coup d’État du 12 sep­tembre 1980. À la suite d’une cam­pagne élec­to­rale très dure, le score en faveur du « oui » s’est avé­ré plus éle­vé que ce qu’annonçaient cer­tains ins­ti­tuts de son­dage. Il s’agit donc là d’une incon­tes­table vic­toire pour le par­ti au pou­voir et pour son lea­deur le Pre­mier ministre Recep Tayyip Erdo­gan qui confirme la domi­na­tion poli­tique qu’exerce son par­ti, qui n’a tou­jours pas per­du la moindre élec­tion depuis qu’il est aux affaires.

L’amendement de la Consti­tu­tion et en par­ti­cu­lier le volet concer­nant la Jus­tice entendent mettre un terme au contrôle des plus hautes ins­ti­tu­tions judi­ciaires par une oli­gar­chie bureau­cra­tique soli­de­ment ins­tal­lée au sein de l’appareil d’État qui se cooptent esti­mant que ce sys­tème tra­duit l’indépendance de la Jus­tice vis-à-vis de l’exécutif1. L’indépendance de la haute magis­tra­ture vis-à-vis du poli­tique est pour­tant inver­se­ment pro­por­tion­nelle à celle vis-à-vis de l’armée et de l’appareil d’État qui avec la Consti­tu­tion de 1982 (issue du coup d’État de 1980) a pra­ti­que­ment réduit le rôle de la classe poli­tique élue à de la figu­ra­tion. La mon­tée en puis­sance de l’AKP tra­dui­sant l’importante évo­lu­tion socio­lo­gique de la Tur­quie est en train de mettre à mal le concept kéma­liste d’État tout-puis­sant et marque la fin de la pra­tique d’un État qui selon l’expression consa­crée avaient « mis la socié­té turque sous tutelle ».

La pola­ri­sa­tion est dans ce contexte très mar­quée entre, sché­ma­ti­que­ment, kéma­listes et pro-AKP. Cette pola­ri­sa­tion se mani­feste par ailleurs de façon très signi­fi­ca­tive dans le camp laïque entre par­ti­sans d’une laï­ci­té auto­ri­taire, d’une part, et défen­seurs d’une laï­ci­té plus ouverte, d’autre part. Ces der­niers n’ont d’ailleurs pas hési­té dans le cadre de la cam­pagne réfé­ren­daire à s’afficher publi­que­ment aux côtés de proches de l’AKP avec les­quels ils par­tagent une vision plus libé­rale du rap­port de l’État à ses citoyens. Ces « intel­lec­tuels libé­raux », très pré­sents dans les médias plus ou moins pro-AKP, sont ain­si de plus en plus visibles tenant sys­té­ma­ti­que­ment des pro­pos remet­tant en cause le cré­do kémaliste.

Politisation de la Justice

Ces der­niers, ain­si que la socié­té civile turque, de plus en plus active et influente, vont devoir main­te­nant faire la preuve de leur hon­nê­te­té intel­lec­tuelle et jouer leur rôle de « poil à grat­ter » vis-à-vis d’un AKP qui sans oppo­si­tion construc­tive et inno­vante ne sera que plus ten­té de poli­ti­ser l’appareil d’État à son avan­tage. L’élection récente des membres du Conseil supé­rieur des juges et des pro­cu­reurs (HSYK, sorte de Conseil supé­rieur de la magis­tra­ture), dont le mode de fonc­tion­ne­ment a été modi­fié par l’amendement consti­tu­tion­nel, s’est ain­si tra­duite par la volon­té de l’AKP de poli­ti­ser cette ins­ti­tu­tion. Il serait tou­te­fois illu­soire de pen­ser que le pas­sage d’un sys­tème de coop­ta­tion en vase clos digne d’une caste — où les membres de la Cour de cas­sa­tion et du Conseil d’État éli­saient les membres de ce Conseil de la magis­tra­ture qui à leur tour éli­saient les membres de ces deux ins­ti­tu­tions — à un mode d’élection des membres de ce conseil à laquelle par­ti­cipent les 11.900 pro­cu­reurs et juges du pays va immé­dia­te­ment débou­cher sur une ins­ti­tu­tion débar­ras­sée de toute par­tia­li­té. Le champ poli­tique a tel­le­ment été étouf­fé par les amé­na­ge­ments consti­tu­tion­nels des coups d’État de 1960, 1971 et 1980 qui ont pla­cé le Conseil d’État, la Cour des comptes, la Cour de cas­sa­tion, le Conseil supé­rieur des juges et des pro­cu­reurs et la Cour consti­tu­tion­nelle en posi­tion de domi­na­tion vis-à-vis du pou­voir poli­tique élu, que la réor­ga­ni­sa­tion de ces ins­ti­tu­tions pro­vo­que­ra for­cé­ment des remous. La remise en ques­tion d’un sys­tème judi­ciaire incar­nant depuis plu­sieurs décen­nies le contrôle d’une élite sur la socié­té et ses repré­sen­tants élus ne se fera donc pas sans mal. D’autant plus que ces ins­ti­tu­tions ne semblent pas avoir dit leur der­nier mot. En effet, le pro­cu­reur géné­ral de la Cour de cas­sa­tion, Abdur­rah­man Yal­çın­kaya, a publié le 20 octobre 2010, le jour même où com­men­çaient à l’Assemblée natio­nale turque des dis­cus­sions rela­tives à la levée de l’interdiction du voile à l’université, un com­mu­ni­qué mena­çant assez clai­re­ment d’interdiction les par­tis poli­tiques — et en l’occurrence sur­tout l’AKP — s’ils venaient à léga­li­ser le port du voile dans les universités.

L’AKP se trouve néan­moins main­te­nant face au défi de ne pas être dépas­sé par la dyna­mique de chan­ge­ment qu’il a plu­tôt bien sui­vie jusque-là, s’il ne l’a pas lui-même créée. En effet, les ques­tions de l’enseignement de la langue kurde, du port du voile à l’université, qui revient donc sur le devant de la scène, de la remise en cause de l’obligation du cours de reli­gion isla­mique dans les écoles offi­cielles sont autant de ques­tions qui vont mettre à l’épreuve l’AKP. Le par­ti au pou­voir devra alors, non sans dif­fi­cul­tés, com­po­ser entre la dyna­mique d’ouverture de la socié­té et les aspi­ra­tions d’une par­tie de son élec­to­rat plu­tôt tra­di­tio­na­liste. Cet élec­to­rat, par exemple, n’est pas spé­cia­le­ment déran­gé par une laï­ci­té à la turque qui, sur fond d’une incon­tes­table sécu­la­ri­sa­tion de la socié­té, pri­vi­lé­gie néan­moins l’identité musul­mane sun­nite majo­ri­taire au détri­ment par exemple de celle des alé­vis2. Pou­voir conci­lier les aspi­ra­tions iden­ti­taires, voire même auto­no­mistes kurdes, avec la défense du concept d’un État uni­taire soli­de­ment ancré dans la par­tie turque de la popu­la­tion ne sera pas non plus chose facile.

Retour sur un référendum

Si avec la vic­toire du « oui », l’AKP a réus­si son pari, la carte des résul­tats de la consul­ta­tion élec­to­rale du 12 sep­tembre se dis­tingue néan­moins par une impor­tante frac­ture régio­nale. En effet, alors que le « oui » l’a empor­té dans toute l’Anatolie, toutes les pro­vinces, sans excep­tion, de la côte médi­ter­ra­néenne et égéenne ain­si que de la Thrace (Tur­quie d’Europe) ont reje­té cet amen­de­ment constitutionnel.

Par ailleurs, les pro­vinces à majo­ri­té kurde du Sud-Est ana­to­lien ont lar­ge­ment boy­cot­té cette élec­tion. Le par­ti pro-kurde BDP (Par­ti pour la paix et la démo­cra­tie) ain­si que le PKK (Par­ti des tra­vailleurs du Kur­dis­tan), dont le BDP est une sorte de vitrine légale, y avaient appe­lé au boy­cott parce que ce réfé­ren­dum « ne répon­dait pas aux aspi­ra­tions des Kurdes en matière de droits consti­tu­tion­nels3 ». Le boy­cott fut par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tif dans les fiefs du BDP et du PKK et là où une sorte de « pres­sion sociale » pou­vait plus faci­le­ment s’exercer sur l’électeur poten­tiel. Il convient tou­te­fois de rela­ti­vi­ser quelque peu ce boy­cott dans la mesure où s’il a été très mar­qué dans cer­tains bas­tions du mou­ve­ment kurde (Hak­ka­ri, Sir­nak, Diyar­ba­kir, Bat­man, Mar­din4), la par­ti­ci­pa­tion a tout de même, à des degrés divers, dépas­sé les 50% dans d’autres pro­vinces à majo­ri­té kurde (Bingöl, Bit­lis, Mus, Siirt, Agri, San­liur­fa)5. Il faut éga­le­ment savoir que le taux de par­ti­ci­pa­tion dans ces régions a tou­jours été plus bas que la moyenne nationale.

Para­doxa­le­ment, le « oui » l’a empor­té dans ces régions kurdes, et avec des taux dépas­sant sou­vent les 90%. Cela s’explique par le fait que l’AKP et le BDP sont les deux seuls par­tis réel­le­ment pré­sents et en concur­rence dans les régions kurdes de Tur­quie. Les deux autres grands par­tis de l’échiquier poli­tique turc au niveau natio­nal, le CHP (Par­ti répu­bli­cain du peuple, kéma­liste) et le MHP (Par­ti de l’action natio­na­liste, extrême droite, plus connu sous le nom de « Loups gris »), du fait de leurs dis­cours natio­na­liste turc, n’ont plus aucun ancrage dans cette région. Cela se com­prend aisé­ment pour le MHP, qui ne peut recueillir des voix qu’auprès de quelques tri­bus kurdes ayant fait allé­geance à l’État turc contre le PKK dans le cadre du sys­tème des milices de « pro­tec­teurs de vil­lage » (köy koru­cu­luk). En revanche, ce ne fut pas tou­jours le cas pour le CHP. Le par­ti kéma­liste, lorsqu’il tenait encore un dis­cours social-démo­crate, réus­sis­sait en effet à séduire une par­tie de l’électorat kurde. Ce n’est plus le cas depuis qu’il a choi­si de se recen­trer sur un dis­cours ultra-kéma­liste jaco­bin niant com­plè­te­ment la réa­li­té kurde de la Turquie.

Le grand per­dant de ce réfé­ren­dum est néan­moins la for­ma­tion natio­na­liste MHP, qui avait basé tout son argu­men­taire de cam­pagne pré­ci­sé­ment sur la ques­tion kurde, accu­sant l’AKP de bra­der l’«unité natio­nale » et de céder aux exi­gences sépa­ra­tistes kurdes dans le cadre de l’«ouverture kurde6 » lan­cée par le gou­ver­ne­ment AKP. Force est donc de consta­ter que ce dis­cours sur « la nation en dan­ger » n’a pas fonc­tion­né, même dans les bas­tions his­to­riques de ce par­ti7 qui se trouvent essen­tiel­le­ment en Ana­to­lie cen­trale ou même orien­tale, dans des zones de « frot­te­ment » entre Turcs et Kurdes et entre musul­mans sun­nites et alé­vis (chiites hété­ro­doxes ana­to­liens). L’opposition fron­tale aux Kurdes n’est donc pas, ou n’est plus, un argu­ment élec­to­ral dans cette région. Plus prag­ma­ti­que­ment, la tra­di­tion poli­tique du MHP, si elle est incon­tes­ta­ble­ment natio­na­liste, est aus­si nour­rie d’identité musul­mane. Cette syn­thèse tur­co-isla­mique rend donc l’électorat d’extrême droite ana­to­lien très per­méable aux thèses de l’AKP, dont le dis­cours iden­ti­taire insiste tou­te­fois moins sur la dimen­sion natio­nale et l’utopie pan­tur­quiste tout en pri­vi­lé­giant plu­tôt un regard posi­tif sur l’héritage otto­man. Sur la ques­tion du port du voile par exemple, le MHP a, à plu­sieurs reprises, et encore tout récem­ment, appor­té son sou­tien à l’AKP.

Le cou­rant natio­na­liste radi­cal pan­tur­quiste incar­né par le MHP, mais aus­si par un autre petit par­ti, le BBP (Par­ti de la grande union), qui a d’ailleurs, quant à lui, sou­te­nu le « oui » au réfé­ren­dum, se dis­tingue d’une nou­velle mou­vance natio­na­liste qua­li­fiée de « sou­ve­rai­niste » (ulu­sal­ci). Celle-ci tra­duit une sorte de syn­thèse entre kéma­lisme nos­tal­gique, natio­na­lisme turc sans dimen­sion pan­tur­quiste et antiim­pé­ria­lisme ins­pi­ré de l’extrême gauche. Cette mou­vance infor­melle est par­ti­cu­liè­re­ment pré­sente dans les villes de l’Ouest et notam­ment celles de la région médi­ter­ra­néenne et égéenne (par exemple Izmir), où l’afflux mas­sif d’immigrés et d’ouvriers kurdes pro­voque des phé­no­mènes de rejet à carac­tère raciste sur fond de ten­sions sociales.

Par ailleurs, une par­tie de l’opinion de ces régions où la pra­tique reli­gieuse et où les pres­sions sociales liées à la tra­di­tion sont moins fortes que dans cer­taines régions d’Anatolie craint que le mode de vie soit mena­cé par la mon­tée en puis­sance de l’AKP. Si la menace d’une trans­for­ma­tion de la Tur­quie en une « Répu­blique isla­mique à l’iranienne » ne semble pas cré­dible, la pers­pec­tive de la mise en place insi­dieuse d’un « modèle malai­sien », c’est-à-dire d’une isla­mi­sa­tion ram­pante, est per­çue comme immi­nente et débouche sur une oppo­si­tion très mar­quée vis-à-vis de l’AKP. Cette situa­tion n’a pas été sans consé­quence sur les résul­tats du réfé­ren­dum du 12 sep­tembre. C’est sur ce ter­reau que le par­ti kéma­liste CHP, qui pré­tend incar­ner la « gauche », base son dis­cours poli­tique et a mili­té acti­ve­ment en faveur du « non » à ce réfé­ren­dum. Selon le poli­to­logue et éco­no­miste Ahmet Insel, 65% des ménages dont le reve­nu men­suel total est infé­rieur à 500 euros ont voté « oui » au réfé­ren­dum. Plus le reve­nu men­suel aug­mente, plus le nombre de « oui » dimi­nue. « La gauche se trouve en prin­cipe aux côtés des pauvres et des oppri­més. Or, à voir les résul­tats du réfé­ren­dum, on constate que les pauvres ont voté oui et les riches non. Où est donc la gauche ? », s’étonne à ce pro­pos Ahmet Insel8. Inca­pable d’incarner le chan­ge­ment, mal­gré la mise en place rocam­bo­lesque d’une nou­velle direc­tion9, le CHP sym­bo­lise donc sur­tout pour le moment la défense d’un sta­tu­quo auquel adhèrent, par peur de l’AKP, un cer­tain nombre de mili­tants de gauche qui ont pour­tant été les vic­times de la répres­sion au len­de­main du coup d’État de 1980.

Le 21 octobre 2010

  1. À ce sujet, lire « Tur­quie : le gou­ver­ne­ment contre les mili­taires et le monde judi­ciaire », La Revue nou­velle, avril 2010.
  2. La nature jaco­bine de l’État turc fait qu’il n’existe pas de sta­tis­tiques offi­cielles concer­nant le nombre d’alévis en Tur­quie. Des taux situés entre 10 et 15% de la popu­la­tion sont régu­liè­re­ment avancés.
  3. Notam­ment la recon­nais­sance de l’identité kurde, aux côtés de l’identité turque, comme consti­tu­tive de la nation.
  4. De 9,05% de par­ti­ci­pa­tion à Hak­ka­ri à 43% à Mardin.
  5. 76,99% à Bingöl contre 50,88% à Siirt.
  6. En 2009, le gou­ver­ne­ment AKP a lan­cé une série de consul­ta­tions et de débats, y com­pris dans l’enceinte du Par­le­ment, sur la ques­tion kurde dans le cadre d’une poli­tique assez floue bap­ti­sée « ouver­ture kurde ». Ce pro­ces­sus infor­mel a été pra­ti­que­ment inter­rom­pu par peur des réac­tions néga­tives de l’opinion turque, mais se pour­suit plus dis­crè­te­ment depuis le réfé­ren­dum. Des révé­la­tions font ain­si état de contacts avec des milieux proches du PKK.
  7. Le « oui » l’a éga­le­ment empor­té à Osma­niye, la région dont est ori­gi­naire Dev­let Bah­çe­li, le pré­sident du MHP.
  8. Aksiyon (heb­do­ma­daire turc), 20 – 26 sep­tembre 2010.
  9. Le pré­sident du CHP Deniz Bay­kal, consi­dé­ré comme indé­bou­lon­nable, a dû démis­sion­ner en mai 2010, quelques jours avant un congrès impor­tant de son par­ti, à la suite de révé­la­tions sur des rela­tions extracon­ju­gales qu’il avait entre­te­nues aupa­ra­vant avec une de ses col­la­bo­ra­trices. Il a été rem­pla­cé par Kemal Kili­ç­da­ro­glu, consi­dé­ré par cer­tains comme celui qui va per­mettre au CHP d’engranger de meilleurs résul­tats électoraux.

Pierre Vanrie


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