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Turquie : le gouvernement contre les militaires et le monde judiciaire

Numéro 4 Avril 2010 par Pierre Vanrie

avril 2010

C’est dans un contexte d’affrontement entre l’exécutif et le judi­ciaire que le gou­ver­ne­ment turc AKP a annon­cé un pro­jet de révi­sion consti­tu­tion­nelle dont l’aspect le plus impor­tant, et donc le plus polé­mique, porte sur la réor­ga­ni­sa­tion de la Jus­tice. Cette polé­mique se nour­rit des rebon­dis­se­ments conti­nuels de l’affaire Erge­ne­kon dont le pro­cès cris­tal­lise la pola­ri­sa­tion très […]

C’est dans un contexte d’affrontement entre l’exécutif et le judi­ciaire que le gou­ver­ne­ment turc AKP a annon­cé un pro­jet de révi­sion consti­tu­tion­nelle dont l’aspect le plus impor­tant, et donc le plus polé­mique, porte sur la réor­ga­ni­sa­tion de la Jus­tice. Cette polé­mique se nour­rit des rebon­dis­se­ments conti­nuels de l’affaire Erge­ne­kon dont le pro­cès cris­tal­lise la pola­ri­sa­tion très mar­quée entre les par­ti­sans de l’AKP (Par­ti de la jus­tice et du déve­lop­pe­ment) et ceux de l’establishment kéma­liste. « Erge­ne­kon » est le nom d’un réseau hété­ro­clite com­po­sé de civils et de mili­taires qui ont vou­lu mettre un terme à la domi­na­tion de l’AKP (au pou­voir depuis 2002) sur la vie poli­tique turque par des moyens illé­gaux. Si ce réseau se dis­tingue par un dis­cours natio­na­liste, il incarne sur­tout la volon­té de main­te­nir un sta­tu­quo poli­tique et socio­lo­gique. Occa­sion est ain­si don­née dans ce contexte de se pen­cher sur les rap­ports de force entre un exé­cu­tif, d’une part, et un esta­blish­ment, dans sa com­po­sante mili­taire et judi­ciaire civile, d’autre part.

Si la Répu­blique turque a été fon­dée et diri­gée dès ses débuts par des mili­taires — Mus­ta­fa Kemal et Ismet Inönü en par­ti­cu­lier —, para­doxa­le­ment le poids poli­tique de l’armée pen­dant la période du mono­par­tisme (1923 – 1946), et notam­ment pen­dant la pré­si­dence d’Atatürk (jusqu’à sa mort en 1938), fut assez limité.

C’est la Consti­tu­tion de 1961, dans la fou­lée du coup d’État de mai 1960, qui, bien qu’apportant cer­taines avan­cées démo­cra­tiques, va remettre les mili­taires au centre du jeu poli­tique. À par­tir de ce moment, la col­la­bo­ra­tion avec les juges est recon­nue par cer­taines déci­sions de la Cour consti­tu­tion­nelle, nou­vel­le­ment créée (1961), consa­crant juri­di­que­ment le « rôle par­ti­cu­lier » qu’occupe l’armée dans le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel et qui estime dans un avis ren­du en 1965 que « de lourdes peines de pri­son et même la condam­na­tion à mort ne sont pas encore des sanc­tions suf­fi­santes pour ceux qui portent atteinte à l’honneur de l’armée1 ».

C’est alors qu’est éga­le­ment créé le Conseil natio­nal de sécu­ri­té (MGK) qui va se trans­for­mer au gré du temps, et sur­tout de la « mise en garde » de l’armée en mars 1971 et du coup d’État du 12 sep­tembre 1980, en une sorte de gou­ver­ne­ment paral­lèle qui contrôle le pou­voir civil en exer­çant une tutelle encore ren­for­cée par la Consti­tu­tion de 1982. Les mili­taires se sont dotés petit à petit d’un sys­tème judi­ciaire com­plet et auto­nome sur lequel l’exécutif n’a aucun droit de regard. Ain­si, la Cour des comptes n’est tou­jours pas, mal­gré un pro­jet de loi allant dans ce sens, en mesure de contrô­ler les dépenses de l’armée. Le Haut Conseil mili­taire (YAS), char­gé des nomi­na­tions au sein de l’armée, peut ain­si exclure des mili­taires pour des rai­sons idéo­lo­giques contro­ver­sées dans le cadre de la lutte contre l’islamisme sans que les per­sonnes concer­nées puissent intro­duire des recours devant des tri­bu­naux civils.

Le pouvoir des juges

Outre l’armée, qui en Tur­quie est tout sauf une « grande muette », la haute magis­tra­ture est éga­le­ment un élé­ment très impor­tant de cet esta­blish­ment. Ain­si le Conseil supé­rieur des juges et des pro­cu­reurs (HSYK, l’équivalent du Conseil supé­rieur de la magis­tra­ture en France, fon­dé après le coup d’État de 1980), la Cour consti­tu­tion­nelle, la cour de Cas­sa­tion et le Conseil d’État sont com­po­sés de juges qui se cooptent entre eux sans que l’exécutif et le légis­la­tif n’aient quoi que ce soit à y redire. Si l’on peut par­ler dans ce cas d’une nette sépa­ra­tion des pou­voirs, la ques­tion de l’indépendance et de la par­tia­li­té de ces juges est posée.

Ces ins­ti­tu­tions se sont en tout cas dis­tin­guées ces der­nières années par des posi­tions ouver­te­ment anti-AKP tout en don­nant l’impression de vou­loir cou­vrir les dérives put­schistes, non abou­ties, au sein de l’armée. Lorsque Abdul­lah Gül (AKP) se pré­sente en 2007 comme can­di­dat au poste de pré­sident de la Répu­blique (élu par le Par­le­ment), c’est l’ancien pro­cu­reur géné­ral de la cour de Cas­sa­tion Sabih Kana­do­glu qui éla­bore la stra­té­gie juri­dique visant à empê­cher, sans suc­cès, cette élec­tion. Dans la fou­lée de la vic­toire de l’AKP aux légis­la­tives de juillet 2007 et de l’élection d’Abdullah Gül (AKP) à la pré­si­dence en aout de la même année, le pro­cu­reur géné­ral de la cour de Cas­sa­tion, Abdur­rah­man Yal­çin­kaya, lance en mars 2008 devant la Cour consti­tu­tion­nelle une pro­cé­dure d’interdiction du par­ti au pou­voir qui est bien près d’aboutir. Peu de temps après, cette même cour rejette l’amendement, voté à une très forte majo­ri­té en février 2008, auto­ri­sant le port du voile pour les étu­diantes à l’université, écar­tant ensuite aus­si le pro­jet de loi per­met­tant désor­mais aux mili­taires d’être jugés par des cours civiles.

Lorsqu’un pro­cu­reur en 2006 ose impli­quer dans son réqui­si­toire des mili­taires de haut rang dans une affaire d’attentat contre un libraire kurde com­mis par des sol­dats dégui­sés en civils dans une bour­gade kurde de l’Est du pays (Sem­din­li), il se voit reti­rer ses pré­ro­ga­tives et est radié défi­ni­ti­ve­ment de l’ordre sur déci­sion de ce Conseil supé­rieur des juges et des pro­cu­reurs (HSYK). Le chef d’état-major de l’époque, le géné­ral Büyü­ka­nit, cité dans ce réqui­si­toire, défen­dit publi­que­ment ces sol­dats pour­tant pris en fla­grant délit d’attentat. Quant au pro­cu­reur, il a été exclu et ne peut même plus exer­cer le métier d’avocat. Ce même HSYK a éga­le­ment sanc­tion­né en février 2010 un pro­cu­reur qui enquê­tait sur l’implication du géné­ral Sal­di­ray Berk dans le réseau put­schiste Erge­ne­kon. Ce géné­ral, com­man­dant de la troi­sième armée (Est), a d’ailleurs été sou­te­nu publi­que­ment et régu­liè­re­ment par l’actuel chef d’état-major de l’armée turque, le géné­ral Ilker Bas­bug, qui, sur ce dos­sier très sen­sible, ne s’est pas impo­sé de devoir de réserve.

L’État tout puissant

L’establishment kéma­liste, qua­li­fié aus­si par cer­tains d’«oligarchie bureau­cra­tique », ras­semble donc des mili­taires, mais aus­si des civils par­mi les­quels une bonne par­tie de la haute magis­tra­ture qui se consi­dère à l’instar de l’armée comme la « gar­dienne du temple » et entend pro­té­ger l’État contre l’AKP qui semble lui aus­si vou­loir colo­ni­ser la fonc­tion publique. Une étude très révé­la­trice à ce sujet a été réa­li­sée en 2007 par la Fon­da­tion pour les études éco­no­miques et sociales de Tur­quie (TESEV) sous la direc­tion de deux cher­cheurs de la facul­té de droit de l’université d’Ankara2. Ceux-ci se sont pen­chés sur la per­cep­tion du rap­port entre l’État et le citoyen au sein du monde judi­ciaire turc.

Ce rap­port montre que la majo­ri­té des magis­trats inter­ro­gés pri­vi­lé­gie la défense de l’État au détri­ment des droits de l’individu. Ain­si, à la ques­tion de savoir si « les droits de l’homme consti­tuent une menace pour la sécu­ri­té de l’État », 51% des magis­trats inter­ro­gés ont répon­du par l’affirmative contre 28%. À la ques­tion « Qui est prio­ri­taire ? L’État ou l’individu ? », de nom­breux juges ou pro­cu­reurs ont répon­du que « l’État était prio­ri­taire et que lorsqu’il est ques­tion de l’État toute notion de jus­tice parait de toute façon bien loin­taine»… L’État est donc un concept lar­ge­ment magni­fié au sein de la magis­tra­ture en Tur­quie. L’invocation de la rai­son d’État per­met ain­si de faire vali­der juri­di­que­ment toutes les dérives en termes de res­pect des droits humains et de l’indépendance du pou­voir. La haute magis­tra­ture fonc­tionne ain­si en fonc­tion des inté­rêts d’un État dont la per­cep­tion des droits du citoyen est notam­ment liée à une inter­pré­ta­tion iden­ti­taire res­tric­tive repo­sant sur l’appartenance à la sphère tur­co-isla­mique. Le pro­fes­seur de sciences poli­tiques de l’université d’Ankara, Bas­kin Oran, par ailleurs l’un des quatre ini­tia­teurs de la péti­tion deman­dant par­don aux Armé­niens, vient de faire l’expérience de cette concep­tion qui a cours au sein de la Jus­tice turque. Bas­kin Oran, qui, lors d’un débat télé­vi­sé en 2006, avait été accu­sé par un jour­na­liste d’«être ven­du à l’étranger », a por­té plainte pour dif­fa­ma­tion contre ce der­nier qui a été condam­né à payer une amende. Sauf que la cour de Cas­sa­tion a fina­le­ment cas­sé cette déci­sion de Jus­tice au motif que Bas­kin Oran est édi­to­ria­liste de l’hebdomadaire tur­co-armé­nien Agos, ce qui pour cette haute cour de jus­tice turque légi­time donc ce genre de dif­fa­ma­tion ins­pi­rée par la théo­rie du complot.

Révision constitutionnelle

C’est dans ce contexte que l’AKP pro­pose une modi­fi­ca­tion de vingt-six cha­pitres de la Consti­tu­tion actuelle qui est direc­te­ment issue du coup d’État de 1980. Cette révi­sion concerne sur­tout, outre d’autres dis­po­si­tions, notam­ment celles rela­tives à la dis­cri­mi­na­tion posi­tive en faveur des femmes, des per­sonnes âgées et han­di­ca­pées, une réor­ga­ni­sa­tion de la Jus­tice et du pro­ces­sus de nomi­na­tion des juges de la Cour consti­tu­tion­nelle et du Conseil supé­rieur des juges et des pro­cu­reurs (HSYK) selon un sys­tème com­plexe et ce afin de mettre un terme aux pro­cé­dés actuels de coop­ta­tion main­te­nant cette haute magis­tra­ture dans une posi­tion de bas­tion défiant sys­té­ma­ti­que­ment l’exécutif. Les déci­sions du Haut Conseil mili­taire (YAS) devraient aus­si selon ce pro­jet pou­voir faire l’objet d’un recours devant un tri­bu­nal civil. La voie serait éga­le­ment ouverte par cette révi­sion au juge­ment des res­pon­sables du coup d’État de 1980. La haute magis­tra­ture qui, par la voix du pré­sident de la cour de Cas­sa­tion, s’est oppo­sée publi­que­ment à cette réforme consti­tu­tion­nelle, ne pour­ra plus aus­si faci­le­ment inter­dire les par­tis poli­tiques. Pour le moment, le pro­cu­reur géné­ral de la cour de Cas­sa­tion peut faire dis­soudre un par­ti poli­tique par la Cour consti­tu­tion­nelle. Les deux prin­ci­paux par­tis de masse per­çus comme une menace par l’establishment — l’AKP, issu de la mou­vance isla­mique, et le DTP (Par­ti pour une socié­té démo­cra­tique) qui repré­sente la sen­si­bi­li­té kurde — ont d’ailleurs été sou­mis à cette pro­cé­dure qui a abou­ti à l’interdiction du DTP en décembre 2009, réap­pa­ru ensuite sous le nom de BDP (Par­ti pour la paix et la démo­cra­tie). Le pro­jet de révi­sion consti­tu­tion­nelle3 pré­voit que toute déci­sion en cette matière soit désor­mais approu­vée par le Par­le­ment. Pour pou­voir faire pas­ser ce pro­jet, l’AKP devra tou­te­fois obte­nir une majo­ri­té des deux tiers au Par­le­ment, ce qu’il n’a pas, même s’il y est majoritaire.

Le réfé­ren­dum serait l’autre solu­tion, mais elle est périlleuse pour le gou­ver­ne­ment dès lors que l’opposition, et en par­ti­cu­lier le par­ti d’opposition kéma­liste CHP (Par­ti répu­bli­cain du peuple) — qui appa­rait sys­té­ma­ti­que­ment comme l’allié poli­tique de l’armée et de la haute magis­tra­ture — vou­dra la trans­for­mer en vote anti-AKP. L’absence dans ce pro­jet d’éléments per­met­tant des pro­grès par rap­port à la ques­tion kurde, d’une réforme du sys­tème élec­to­ral obli­geant un par­ti poli­tique à atteindre au moins 10% de moyenne natio­nale pour pou­voir sié­ger au Par­le­ment, de même que l’absence d’allusion au droit de grève dans un contexte social mar­qué par la longue grève des ouvriers de la socié­té des tabacs turcs Tekel, récem­ment pri­va­ti­sée, nour­rissent les doutes de cer­tains quant à la bonne foi démo­cra­tique de l’AKP. Si ce pro­jet de révi­sion passe, il n’est pas exclu que le CHP, tout comme il a essayé de le faire en 2007 pour empê­cher Abdul­lah Gül d’accéder à la pré­si­dence de la Répu­blique, porte l’affaire devant la Cour consti­tu­tion­nelle qui pour­rait l’annuler au pré­texte qu’elle est… « anti­cons­ti­tu­tion­nelle », qua­li­fi­ca­tif qu’a déjà uti­li­sé à son égard le pré­sident de la cour de Cassation.

Assiste-t-on dans ce contexte à une lutte pour le pou­voir entre deux com­po­santes du pay­sage socio­po­li­tique turc ou bien s’agit-il d’un com­bat en faveur de la démo­cra­tie ? L’absence totale de consen­sus dans les réponses appor­tées à cette ques­tion va encore cer­tai­ne­ment mettre en exergue la forte pola­ri­sa­tion à l’œuvre dans la socié­té turque aujourd’hui.

30 mars 2010

  1. Ali Bay­ra­mo­glu, Yeni Safak, 25 mars 2010.
  2. Mithat San­car, Eylem Ümit, « Men­ta­li­té et per­cep­tions en cours dans la Jus­tice », dans le cadre du « Programme
    sur la démo­cra­ti­sa­tion », Tesev, Istan­bul, 2007 (en turc).
  3. Pour plus de détails sur ce pro­jet, lire Jean Mar­cou, « Le pou­voir judi­ciaire, prin­ci­pal enjeu de la révi­sion consti­tu­tion­nelle annon­cée en Tur­quie » dans l’Observatoire de la vie poli­tique turque (Ovi­pot), Ins­ti­tut fran­çais d’études ana­to­liennes d’Istanbul (IFEA).

Pierre Vanrie


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