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Turquie-France : une loi contreproductive

Numéro 3 Mars 2012 par Pierre Vanrie

février 2012

Le vote par le Par­le­ment fran­çais de la loi péna­li­sant la néga­tion du géno­cide armé­nien aura, outre les cal­culs élec­to­ra­listes de Nico­las Sar­ko­zy et de l’UMP, sur­tout contri­bué à affai­blir en Tur­quie le camp de ceux qui luttent pour faire en sorte que la « ques­tion armé­nienne » ne soit plus taboue dans ce pays. En effet, jusque-là, la […]

Le vote par le Par­le­ment fran­çais de la loi péna­li­sant la néga­tion du géno­cide armé­nien aura, outre les cal­culs élec­to­ra­listes de Nico­las Sar­ko­zy et de l’UMP, sur­tout contri­bué à affai­blir en Tur­quie le camp de ceux qui luttent pour faire en sorte que la « ques­tion armé­nienne » ne soit plus taboue dans ce pays.

En effet, jusque-là, la petite mino­ri­té agis­sante d’intellectuels, d’académiques, de jour­na­listes mili­tant pour la recon­nais­sance des souf­frances pas­sées et pré­sentes des Armé­niens de Tur­quie, avait mar­qué des points. Cette coa­li­tion, certes mino­ri­taire, mais active et sur­tout rela­ti­ve­ment visible dans les médias, y com­pris audio­vi­suels, avait notam­ment lan­cé en 2008 une péti­tion deman­dant par­don aux Armé­niens pour les crimes dont ils avaient été vic­times dans le pas­sé. Certes, celle-ci n’évoquait pas le mot de géno­cide, jugé trop cli­vant, mais repre­nait l’expression de « grande catas­trophe » uti­li­sée par les Armé­niens pour qua­li­fier le géno­cide de 1915. Depuis deux ans, on assis­tait à Istan­bul et même dans d’autres endroits du pays à des ras­sem­ble­ments les 24 avril en hom­mage aux vic­times armé­niennes de 1915. C’est en effet le 24 avril 1915 que les auto­ri­tés otto­manes dépor­tèrent vers un exil tra­gique une bonne par­tie de l’élite armé­nienne d’Istanbul. Cette date, hau­te­ment sym­bo­lique, est ain­si consi­dé­rée par les Armé­niens comme le début du déclen­che­ment du géno­cide. Ces ras­sem­ble­ments assez modestes, mais média­ti­sés, sus­ci­taient des réac­tions néga­tives, mais sans qu’aucun débor­de­ment ne soit à déplo­rer. En outre, la police d’Istanbul assu­rait la sécu­ri­té de cet évè­ne­ment tout à fait inima­gi­nable il y a à peine quelques années.

Si l’affirmation publique de la réa­li­té du géno­cide armé­nien est tou­jours consi­dé­rée comme un délit, les articles, les livres et autres témoi­gnages renouant avec un pas­sé refou­lé, en par­ti­cu­lier sur la ques­tion armé­nienne, sont de plus en plus nom­breux. Dans ce contexte, le camp néga­tion­niste avait per­du de sa superbe d’autant plus qu’il béné­fi­ciait de moins en moins de sou­tien auprès du gou­ver­ne­ment AKP. Le mou­ve­ment avait déjà démar­ré en 2005 par l’organisation d’un col­loque uni­ver­si­taire inédit à Istan­bul consa­cré aux « Armé­niens dans l’Empire otto­man » et qui pour la pre­mière fois abor­dait la ques­tion armé­nienne en dehors du cadre offi­ciel néga­tion­niste. Par ailleurs, l’assassinat du jour­na­liste turc d’origine armé­nienne Hrant Dink en jan­vier 2007, illus­tra­tion tra­gique de la dif­fi­cul­té de ce com­bat mémo­riel en Tur­quie, avait don­né lieu à une énorme mani­fes­ta­tion à Istan­bul où des dizaines de mil­liers de Turcs et de Kurdes affi­chaient le slo­gan « Nous sommes tous des Arméniens ».

Le gou­ver­ne­ment AKP, même s’il a sérieu­se­ment mar­qué le pas par rap­port à la dyna­mique de réformes démo­cra­tiques qu’il a lan­cées depuis son acces­sion au pou­voir en 2002, a tou­te­fois main­te­nu un cer­tain cap sur les ques­tions rela­tives à la mémoire et aux mino­ri­tés. Ain­si, fin aout 2011, le gou­ver­ne­ment AKP a fait voter une loi per­met­tant la res­ti­tu­tion des biens, notam­ment immo­bi­liers, confis­qués aux mino­ri­tés (Armé­niens, Grecs, Juifs) par le gou­ver­ne­ment turc dans les années trente. Cette mesure en par­tie sym­bo­lique — dès lors, par exemple, que les quelque 2.500 Grecs qui vivent encore à Istan­bul n’ont plus les struc­tures et les cadres suf­fi­sants pour gérer ces biens ren­dus — mar­quait une rup­ture avec la pra­tique d’un État répu­bli­cain qui jusque-là n’avait eu de cesse que de réduire l’influence de ces minorités.

Repentir officiel ?

Ensuite, en novembre 2011, le gou­ver­ne­ment AKP par la voix de son Pre­mier ministre Recep Tayyip Erdo­gan a, dans un geste sans pré­cé­dent, recon­nu publi­que­ment la res­pon­sa­bi­li­té de l’État turc dans les mas­sacres com­mis en 1937 – 1938 contre les Kurdes alé­vis (chiites hété­ro­doxes ana­to­liens) de la région du Der­sim (est de l’Anatolie, rebap­ti­sé depuis Tun­ce­li). Il annon­çait d’ailleurs dans la fou­lée que les docu­ments offi­ciels attes­tant de cette res­pon­sa­bi­li­té seraient ren­dus publics. Pareille atti­tude ouvre ain­si la porte à une sorte de juris­pru­dence poli­tique mémo­rielle pou­vant s’appliquer à d’autres pages sombres de l’histoire tur­co-otto­mane, et notam­ment celles rela­tives aux mas­sacres d’Arméniens.

Cette décla­ra­tion s’inscrivait tou­te­fois dans le contexte d’une polé­mique très poli­ti­cienne car en agis­sant de la sorte, le Pre­mier ministre turc met­tait habi­le­ment le par­ti d’opposition CHP (Par­ti répu­bli­cain du peuple, kéma­liste) et son lea­deur Kemal Kili­ç­da­ro­glu dans un double embar­ras. En effet, le par­ti au pou­voir en Tur­quie dans les années trente était pré­ci­sé­ment le CHP. Il s’agissait encore à l’époque du par­ti unique (le mono­par­tisme ne fut aban­don­né offi­ciel­le­ment qu’en 1946) fon­dé par Atatürk qui, au moment des mas­sacres, était tou­jours vivant (il décède le 10 novembre 1938), lan­çant ain­si la polé­mique sur son éven­tuelle res­pon­sa­bi­li­té dans ces mas­sacres. Cer­tains his­to­riens esti­mant qu’il était déjà malade et qu’il ne pou­vait donc pas gérer cette situa­tion, d’autres ten­tant de démon­trer qu’il était bel et bien aux commandes.

Par ailleurs, Sabi­ha Gök­çen, fille adop­tive de Mus­ta­fa Kemal Atatürk, égé­rie fémi­niste des débuts de la Répu­blique turque, pre­mière femme pilote de chasse du pays, a par­ti­ci­pé aux bom­bar­de­ments du Der­sim. Or, cette fille adop­tive, recueillie par Atatürk, serait d’origine armé­nienne. Cette thèse fut déve­lop­pée pré­ci­sé­ment par le jour­na­liste tur­co-armé­nien Hrant Dink, sus­ci­tant le scan­dale jusqu’au sein de l’appareil d’État et déclen­chant une cam­pagne de haine à son encontre qui abou­tit à son assas­si­nat. Dans ce contexte et dès lors que le CHP existe tou­jours, qu’il consti­tue aujourd’hui le prin­ci­pal par­ti d’opposition par­le­men­taire et sur­tout qu’il éprouve beau­coup de dif­fi­cul­tés à se dis­tan­cier de son héri­tage de par­ti-État, évo­quer son impli­ca­tion dans ces mas­sacres — fût-ce sep­tante-trois ans plus tôt — le place dans une situa­tion incon­for­table. D’autant plus que son lea­deur actuel, Kili­ç­da­ro­glu, est ori­gi­naire de cette région plu­tôt hos­tile à l’AKP et que l’on a appris qu’une par­tie de sa famille avait même été mas­sa­crée à cette époque.

Dans cet envi­ron­ne­ment par­ti­cu­lier, la pro­ba­bi­li­té que cette recon­nais­sance offi­cielle favo­rise un éven­tuel repen­tir de l’État concer­nant les mas­sacres d’Arméniens du début du XXe siècle doit donc être rela­ti­vi­sée. Il n’empêche, cette polé­mique a tout de même ouvert une boite de Pan­dore et redon­né de la vigueur au tra­vail his­to­rique mémo­riel en Tur­quie. Cepen­dant, le gou­ver­ne­ment AKP a, dans le contexte très ten­du de l’évolution de la ques­tion kurde, renoué avec un dis­cours natio­na­liste et sécu­ri­taire sus­ci­tant des inquié­tudes quant aux condi­tions per­met­tant le déve­lop­pe­ment de ces débats mémo­riels. Le ver­dict du pro­cès des assas­sins de Hrant Dink pro­non­cé le 18 jan­vier 2012 et qui s’est sol­dé par la condam­na­tion d’un seul ins­ti­ga­teur, outre l’assassin déjà arrê­té et condam­né, et l’acquittement de poli­ciers et mili­taires illus­trant l’implication, pour­tant très docu­men­tée par la défense, d’une par­tie de l’appareil d’État, situa­tion dont l’AKP semble s’être par­fai­te­ment accom­mo­dée, sus­cite des inquiétudes.

C’est donc dans ces condi­tions par­ti­cu­lières qu’est inter­ve­nue l’adoption de cette loi fran­çaise visant à péna­li­ser la néga­tion du géno­cide armé­nien. Celle-ci a ain­si immé­dia­te­ment redon­né de la vigueur à la ten­dance néga­tion­niste turque qui se nour­rit de la pho­bie du déman­tè­le­ment de la Tur­quie dans un contexte instable lié notam­ment à l’évolution de la ques­tion kurde dans le pays. C’est sans sur­prise que la plu­part des intel­lec­tuels turcs mili­tant cou­ra­geu­se­ment en faveur d’une confron­ta­tion sans tabou avec le pas­sé de leur pays se sont vigou­reu­se­ment oppo­sés à cette loi fai­sant fi de la dyna­mique extrê­me­ment vivace qui anime la socié­té turque sur ces ques­tions. Cette loi adop­tée sous la hou­lette d’un Sar­ko­zy, qui n’a de cesse que de s’opposer par tous les moyens à la can­di­da­ture euro­péenne de la Tur­quie, ne pou­vait de toute façon qu’être per­çue comme une manœuvre élec­to­ra­liste anti­turque méprisante. 

(12 février 2012)

Pierre Vanrie


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