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Tunisie. La révolution des exclus de la mondialisation

Numéro 4 Avril 2011 par Nathalie Caprioli

avril 2011

Com­ment le sui­cide sur une place publique d’un jeune diplô­mé tuni­sien — sui­cide qui aurait pu se perdre par­mi tant d’autres faits divers — a pris une ampleur sociale et poli­tique à l’é­chelle de tout le pays, condui­sant à une révo­lu­tion des exclus de la mon­dia­li­sa­tion ? L’acte déses­pé­ré de Moha­med Boua­zi­zi aurait pu être vu comme un pro­blème local et iso­lé par rap­port au contexte socioé­co­no­mique inter­na­tio­nal. Mais son geste qui a enclen­ché la révo­lu­tion tuni­sienne rap­pelle l’abc des ques­tions sociales qui s’en­ra­cinent dans le poli­tique et inter­roge éga­le­ment l’ef­fet de conta­gion au-delà du monde ara­bo-musul­man en poin­tant les injus­tices sociales inhé­rentes au modèle éco­no­mique néolibéral.

Natha­lie Caprio­li : La chute du régime de Ben Ali n’est pas le fruit du hasard, ni un acci­dent de l’histoire. Mais com­ment le rap­port de peur a‑t-il pu s’inverser à un rythme si rapide ? Et pour­quoi aus­si à l’hiver 2011, et pas avant ?

Mejed Ham­zaoui : En 2008, des mani­fes­ta­tions ont eu lieu au sud de la Tuni­sie, pour une ques­tion liée au chô­mage endé­mique dans cette zone minière. La com­pa­gnie minière avait l’habitude de recru­ter des tra­vailleurs plus ou moins qua­li­fiés, mais pro­ve­nant d’autres régions. Cette logique sous-jacente du recru­te­ment est sélec­tive, en fonc­tion des régions, voire des tri­bus, et non en fonc­tion de la per­sonne com­pé­tente qui devrait avoir le droit d’accéder à un emploi. Délais­sés, les jeunes de cette région, en par­ti­cu­lier les diplô­més, ont pro­tes­té. La réponse fut sécu­ri­taire, alors qu’ils récla­maient des mesures socioé­co­no­miques. Cette mani­fes­ta­tion, qui s’est pro­lon­gée quelques mois dans une ville qua­drillée par les mili­taires et la police, n’a pas connu d’effet mul­ti­pli­ca­teur à l’échelle de toute la Tunisie.

Deuxième évè­ne­ment, fin aout 2010, Kadha­fi a fer­mé la fron­tière, entrai­nant la pro­tes­ta­tion des com­mer­çants tuni­siens de tout le sec­teur infor­mel. Le colo­nel libyen, qui n’a pas une stra­té­gie tou­jours claire, a réou­vert le pas­sage du jour au len­de­main. Quoi qu’il en soit, à nou­veau, cette mani­fes­ta­tion est res­tée limi­tée à ce ter­ri­toire, parce que les reven­di­ca­tions étaient liées au groupe bien déter­mi­né que sont les com­mer­çants du sec­teur informel.

Cette fois, à Sidi Bou­zid, une région au centre de la Tuni­sie oubliée tant par le sys­tème local que par le sys­tème de l’économie mon­diale, une per­sonne s’est immo­lée le 17 décembre 2010 et la popu­la­tion s’y est iden­ti­fiée. Au-delà d’un fait divers iso­lé et limi­té, média­ti­sé à sa juste valeur en tout cas, on observe qu’une ques­tion sociale est tou­jours et avant tout une ques­tion poli­tique. Jusqu’ici, le régime tuni­sien, dans le contexte de la mon­dia­li­sa­tion de l’économie, avait tou­jours réduit les pro­blèmes sociaux à une ques­tion indi­vi­duelle. On ren­voie la faute aux indi­vi­dus. Or, cette fois-ci, ren­voyer la faute au diplô­mé immo­lé n’a pas mar­ché. C’est pour­quoi chaque per­sonne s’est sen­tie elle-même relé­guée par le sys­tème local et par le sys­tème mon­dial en même temps. Ce sui­cide n’est fina­le­ment pas un fait divers, mais une véri­table ques­tion sociale qui se trans­forme en une ques­tion politique.

NC : À pro­pos des pro­ta­go­nistes de la révo­lu­tion, ce ne sont pas des syn­di­cats qui ont lan­cé le mou­ve­ment, ni des asso­cia­tions des droits de l’homme, ni des oppo­sants poli­tiques his­to­riques, pas plus qu’un mou­ve­ment reli­gieux. Il s’agit appa­rem­ment d’une nou­velle géné­ra­tion qui s’intéresse plus au déve­lop­pe­ment éco­no­mique qu’à une idéo­lo­gie poli­tique pré­cise. Les valeurs dont elle se réclame sont uni­ver­selles : liber­té, res­pect, digni­té humaine. Des valeurs qui tra­versent les reven­di­ca­tions de toute socié­té, et pas uni­que­ment du monde arabe.

MH : En par­tant des faits, la pre­mière étape est déclen­chée par un indi­vi­du, relayée ensuite par un groupe, qui s’élargit, qui dépasse la ville pour deve­nir natio­nale. Certes, les acteurs de la socié­té civile et poli­tique n’ont pas lan­cé cette révo­lu­tion. Cepen­dant, j’hésite à par­ler d’un mou­ve­ment spon­ta­né qui n’aurait pas eu de relais. Le soir même de la pre­mière mani­fes­ta­tion, la pre­mière réunion s’est orga­ni­sée au siège de l’Union régio­nale des syn­di­cats. Très vite, des ren­contres se sont mul­ti­pliées entre des mou­ve­ments orga­ni­sés et des indi­vi­dus reven­di­quant des droits. Par­mi leurs slo­gans : « Du pain et de l’eau, et Ben Ali non » ou « Plus de liber­té, de digni­té et de jus­tice sociale. » Quoi de plus poli­tique ? Certes il ne s’agit pas là d’une idéo­lo­gie bien défi­nie, et c’est tant mieux ! Ils se retrouvent autour des prin­cipes uni­ver­sels des droits de l’homme.

Deuxième élé­ment : les forces vives orga­ni­sées et les forces vives non orga­ni­sées ne se sont pas réunies sur un mode d’antagonisme. Au contraire, aucune n’a essayé de contrô­ler l’autre. Et enfin, il faut se rendre compte que, comme orga­ni­sa­tion de masse qui a his­to­ri­que­ment joué un rôle syn­di­cal et poli­tique impor­tant depuis 1946, l’UGTT (l’Union géné­rale tuni­sienne du tra­vail), au fur et à mesure que les mani­fes­ta­tions se sont éten­dues au-delà de Sidi Bou­zid, a pu faire valoir sa struc­ture natio­nale comme sou­tien au mouvement.

NC : Dans quelle mesure la socié­té tuni­sienne va-t-elle pou­voir orga­ni­ser un débat démo­cra­tique, alors qu’elle serait, selon de nom­breux com­men­ta­teurs euro­péens, mas­si­ve­ment dépolitisée ?

MH : Pour com­prendre les nou­veaux mou­ve­ments sociaux, nous demeu­rons tri­bu­taires des caté­go­ries clas­siques qui défi­nissent la révo­lu­tion non pas comme un pro­ces­sus, mais comme une don­née dans un cadre réfé­ren­tiel puisqu’elle est consti­tuée à par­tir d’une idéo­lo­gie claire et d’un lea­deur­ship. Or l’expérience tuni­sienne montre qu’il existe d’autres formes de révo­lu­tion aus­si effi­caces et impor­tantes. Cer­taines ana­lyses poli­tiques qua­li­fient la popu­la­tion de « pas­sive » et « non poli­ti­sée» ; cela ne signi­fie pas néces­sai­re­ment que cette popu­la­tion n’espère pas vivre un jour dans un sys­tème démo­cra­tique. Il se fait qu’à un moment don­né, la peur entre­te­nue par le sys­tème tota­li­taire s’est ren­ver­sée. Une intel­li­gence de l’action col­lec­tive est occu­pée à construire une orga­ni­sa­tion pour un changement.

His­to­ri­que­ment, la Tuni­sie, tout comme l’Égypte, a connu des réformes majeures. C’est en 1857 – 1861 que de grands réfor­ma­teurs ont éla­bo­ré le pacte fon­da­men­tal deve­nant, en quelque sorte, une Décla­ra­tion des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen, et une Consti­tu­tion, remise en cause ensuite en 1881 par la colo­ni­sa­tion fran­çaise. Plus tard, dans les années 1910, un mou­ve­ment de jeunes a créé le par­ti poli­tique libé­ral des­tou­rien, mot qui signi­fie consti­tu­tion­nel. Suit la créa­tion du pre­mier syn­di­cat tuni­sien en 1924. Fin des années 1920, le pre­mier jalon, à la fois intel­lec­tuel et social, pour la liber­té et l’égalité entre hommes et femmes, pré­pare la grande réforme de Bour­gui­ba en 1956.

Ces réformes ont tou­jours été accom­plies autour d’une classe moyenne urbaine impor­tante. Actuel­le­ment, le taux d’urbanisation balance entre 68 et 70%. Il existe ain­si un capi­tal humain impor­tant qui, du jour au len­de­main, peut se trans­for­mer, et dont l’action col­lec­tive a même pu mener à une révolution.

NC : Ben Ali était pré­ci­sé­ment l’héritier d’une longue tra­di­tion de réfor­misme éta­tique auto­ri­taire. Du bey­li­cat, en pas­sant par le pro­tec­to­rat fran­çais, puis le Néo-Des­tour et enfin le régime du Ras­sem­ble­ment consti­tu­tion­nel démo­cra­tique (RCD), la for­mule semble la même : celui qui libère devient celui qui domi­ne­ra. Ce qui pour­rait mener à déduire que le pro­ces­sus de révo­lu­tion de cet hiver 2011 ne serait qu’un inter­mède. Et que le véri­table chan­ge­ment ne pour­ra s’opérer qu’en réfor­mant le RCD.

MH : Sans faire de pro­phé­tie, ni de déter­mi­nisme, affir­mer que, quelles que soient la situa­tion et l’époque, la Tuni­sie en revient tou­jours à un sys­tème auto­ri­taire, est une lec­ture et un pos­tu­lat qui sous-entendent que le monde arabe, en géné­ral, n’est pas apte à inté­grer les valeurs de la démo­cra­tie et de la liber­té. Or, aujourd’hui, les faits, en Tuni­sie et en Égypte, montrent le contraire. Ces deux révo­lu­tions sont par­mi les rares à l’échelle mon­diale à reven­di­quer la démo­cra­tie, la liber­té, et la jus­tice sociale sans qu’il y ait eu vio­lence de la part des jeunes et des moins jeunes. La vio­lence est pro­ve­nue des régimes auto­cra­tiques appuyés par les armes ven­dues notam­ment par les puis­sances occidentales.

En Tuni­sie, dès le len­de­main de la pre­mière mani­fes­ta­tion, des groupes d’avocats se sont consti­tués, ain­si que des groupes de jour­na­listes, des syn­di­cats, les par­tis poli­tiques et les orga­ni­sa­tions de droits de l’homme, ce qui démon­trait une capa­ci­té d’organiser une révo­lu­tion paci­fique démo­cra­tique. Je crois donc que nous sommes obli­gés de revoir notre grille de lec­ture déterministe.

NC : La pau­vre­té endé­mique mal­gré cer­tains indi­ca­teurs socioé­co­no­miques posi­tifs, la cor­rup­tion des élites, la klep­to­cra­tie, la pri­va­tion des liber­tés : ces carac­té­ris­tiques n’ont rien de spé­ci­fi­que­ment propre au monde ara­bo-musul­man. Une conta­gion serait donc pos­sible dans n’importe quel pays de la pla­nète au même profil ?

MH : Com­ment appré­hen­der aujourd’hui le pas­sage d’une ques­tion sociale à une ques­tion poli­tique, via une révo­lu­tion poli­tique et paci­fique ? Nous devrions l’étudier à la lumière de la crise de la mon­dia­li­sa­tion de l’économie, qui est une crise du modèle néo­con­ser­va­teur et néo­li­bé­ral. La révo­lu­tion tuni­sienne comme pro­ces­sus est consi­dé­rée comme un labo­ra­toire non seule­ment au niveau hori­zon­tal entre des pays arabes ou entre les pays ayant un régime auto­cra­tique et dic­ta­to­rial, mais éga­le­ment ver­ti­cal du Sud au Nord. Je prends un exemple publié dans Le Monde du 18 jan­vier 2011 : Edgar Morin, Fethi Bens­la­ma, Étienne Bali­bar, Abdel­la­tif Laa­bi, Esther Ben­bas­sa, par­mi d’autres intel­lec­tuels, ont publié un bref mani­feste titré « La révo­lu­tion en Tuni­sie, source d’inspiration pour la Médi­ter­ra­née ». Selon les signa­taires, l’exemple tuni­sien est pro­mo­teur car il remet en cause la pour­suite d’intérêts locaux et les struc­tures d’un ordre inter­na­tio­nal éta­bli. Il s’agit là d’un des rares articles dou­blé d’un mani­feste où les auteurs sortent de la logique régio­nale pour s’élever à un contexte global.

Mais com­ment peut-on lire un évè­ne­ment d’abord cir­con­cis à un ter­ri­toire et à un indi­vi­du qui débouche ensuite sur une révo­lu­tion poli­tique paci­fique ? Le geste déses­pé­ré de ce jeune chô­meur diplô­mé s’est expri­mé de la manière sui­vante : tout d’abord, il a accom­pli son acte dans un espace public devant le siège du gou­ver­no­rat de la pro­vince. Deuxième obser­va­tion, face à l’injustice sociale, Moha­med Boua­zi­zi reste maitre de son corps et, par consé­quent, maitre de mettre fin à sa vie. Sa vraie liber­té fut mal­heu­reu­se­ment de s’immoler. Son acte est expres­sion poli­tique puisqu’il a lieu dans un espace public. C’est en même temps une expres­sion idéo­lo­gique puisque le sui­cide, selon la lec­ture clas­sique et dog­ma­tique de la théo­lo­gie musul­mane, est illi­cite. Or les habi­tants de Sidi Bou­zid et de ses alen­tours l’ont accom­pa­gné jusqu’au cime­tière et ont prié ensemble en lui don­nant un sta­tut de mar­tyr. Ce qui nous montre que les popu­la­tions, dans le monde arabe, ne sont pas liées auto­ma­ti­que­ment au dogme et ne vivent pas uni­que­ment avec lui. Entre le pres­crit reli­gieux et la réa­li­té, il y a une marge. Nous avons ten­dance à l’oublier, en iden­ti­fiant la popu­la­tion ara­bo-musul­mane à par­tir d’une lec­ture reli­gieuse. Encore une fois, nous devons revoir nos caté­go­ries de lec­ture par­fois ten­dan­cieuses et disqualifiantes.

La Tuni­sie a tou­jours été vue par les grandes ins­tances inter­na­tio­nales, le FMI, la Banque mon­diale, l’Union euro­péenne, comme un miracle éco­no­mique de type néo­li­bé­ral…, mais dont la crois­sance éco­no­mique ne rime pas avec la crois­sance de la jus­tice sociale. Ce pré­ten­du « bon élève » du FMI occupe le cent-qua­ran­tième rang du clas­se­ment mon­dial en termes de taux de chô­mage1. Certes, il s’agit d’un miracle éco­no­mique pour les réseaux de la cor­rup­tion géné­ra­li­sée, pour le clan mafieux de Ben Ali, et certes il répond aux inté­rêts de puis­sances étran­gères, en par­ti­cu­lier de l’Union euro­péenne et de la France.

Pour com­prendre pour­quoi, à un moment don­né, il y a eu révolte, il faut savoir que l’économie tuni­sienne dis­qua­li­fie la main‑d’œuvre com­pé­tente et bien ins­truite. Le Pre­mier ministre actuel Moha­med Ghan­nou­chi, Pre­mier ministre sor­tant de Ben Ali, fai­sait état du chiffre offi­ciel de 550.000 chô­meurs dont quelque 140.000 diplô­més de l’enseignement supé­rieur, soit 25%. Ce pour­cen­tage énorme montre que l’économie s’inscrit dans la logique de la divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail, et de la sous-trai­tance avec créa­tion d’emplois de basse qua­li­fi­ca­tion. Autre­ment dit, l’économie tuni­sienne, peu diver­si­fiée, est liée aux conjonc­tures de l’économie mon­diale. Dès lors, elle est inca­pable d’intégrer toutes les capa­ci­tés pro­duc­tives, de la main‑d’œuvre non qua­li­fiée jusqu’aux plus qua­li­fiés. D’où le pro­blème struc­tu­rel majeur.

NC : En Tuni­sie, l’idéologie du tota­le­ment sécu­ri­taire a mon­tré ses limites puisqu’elle a fini par fra­gi­li­ser le pou­voir. Une leçon à tirer de ce côté-ci de la Méditerranée ?

MH : En conti­nui­té avec ce que j’ai dit pré­cé­dem­ment, le grand capi­tal inter­na­tio­nal qui assure sa main­mise sur le mar­ché a besoin d’un sys­tème poli­tique stable pour y déve­lop­per une éco­no­mie sans valeur ajou­tée, une éco­no­mie de sous-trai­tance où les diplô­més occupent des postes de basse qua­li­fi­ca­tion. Cette sta­bi­li­té est fon­dée sur le prin­cipe de sécu­ri­té. Le sys­tème poli­tique auto­cra­tique auto­ri­taire est le seul garant de cette sta­bi­li­té, ce qui confirme que la mon­dia­li­sa­tion de l’économie néo­li­bé­rale n’est pas néces­sai­re­ment une éco­no­mie fon­dée sur le prin­cipe de la démo­cra­tie. Elle fonc­tionne aus­si avec les dic­ta­tures. La Bir­ma­nie en est l’exemple par­fait, avec la pré­sence active de mul­ti­na­tio­nales comme Total. Le Chi­li de Pino­chet en a été un autre exemple.

La révo­lu­tion tuni­sienne a mon­tré que l’idéologie sécu­ri­taire est aus­si un châ­teau de sable, quelle que soit la durée du régime dic­ta­to­rial. L’actualité tuni­sienne et égyp­tienne nous révèle non seule­ment l’échec des régimes arabes auto­ri­taires, mais aus­si l’échec des puis­sances occi­den­tales qui ont misé, sur­tout depuis le 11 sep­tembre 2001, sur le mythe sécu­ri­taire mon­dial dont les fon­de­ments puisent dans les doc­trines mili­taires et dans l’idéologie de l’extrême droite. Alors que leur réponse par rap­port au 11 sep­tembre aurait dû être d’ordre poli­tique et socioéconomique.

Les slo­gans des révo­lu­tions tuni­sienne et égyp­tienne n’ont pas expri­mé de haine contre l’Occident. Les groupes ter­ro­ristes tels Al-Qaï­da demeurent iso­lés et jamais leur doc­trine ter­ro­riste n’a mobi­li­sé le monde arabe. Pour preuve, ce sont les condi­tions socioé­co­no­miques et poli­tiques qui ont mobi­li­sé les popu­la­tions tuni­sienne et égyp­tienne. Les nou­velles rela­tions qui devront se défi­nir avec les socié­tés arabes ne par­ti­ront pas des ques­tions socio­sé­cu­ri­taires, mais de rap­ports avec l’Autre en tant que par­te­naire à part entière, d’égal à égal, et non pas dans la dis­qua­li­fi­ca­tion civi­li­sa­tion­nelle, reli­gieuse, cultu­relle et politique.

NC : En termes d’ingérence occi­den­tale, les révo­lu­tions tuni­sienne et égyp­tienne sont-elles l’antimodèle de la situa­tion actuelle en Irak et en Afghanistan ?

MH : La révo­lu­tion tuni­sienne a illus­tré com­ment la mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion a dic­té le degré de l’ingérence du pou­voir du pays et des puis­sances étran­gères. Autre­ment dit, ingé­rences il y a, puisqu’il n’existe pas une révo­lu­tion pure, mais c’est la pre­mière fois que la mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion dicte le degré d’ingérence. Deux exemples pour com­prendre. Regar­dons les États-Unis par rap­port à l’Égypte et à la Tuni­sie. Regar­dons après l’Europe. Ce sont eux qui s’adaptaient à chaque moment à l’évolution et à la capa­ci­té mobi­li­sa­trice de la popu­la­tion, et non l’inverse. En termes concrets, on a cru que la diplo­ma­tie occi­den­tale mai­tri­sait mieux ces socié­tés, dis­po­sant d’un ensemble de scé­na­rios pré­éta­blis. Or elle a été para­ly­sée à la fois par la sur­prise qu’a pro­vo­quée la révo­lu­tion tuni­sienne et par son effet mul­ti­pli­ca­teur. N’exerçant aucun contrôle sur le pro­ces­sus en tant que tel, cela ne veut pas dire pour autant que la France et les États-Unis ne s’impliquent pas comme acteurs dans la nou­velle archi­tec­ture. Il n’empêche que, pour une pre­mière fois, nous avons eu affaire à deux révo­lu­tions dont le degré de l’ingérence a été dic­té par le ter­rain et non l’inverse.

On n’instaure pas une démo­cra­tie sans la volon­té de la popu­la­tion, encore moins par la guerre et par les morts. En ce sens, les deux récentes révo­lu­tions sont les anti­mo­dèles de l’Irak et de l’Afghanistan. Alors que le gou­ver­ne­ment tuni­sien prend des déci­sions et opère des modi­fi­ca­tions du jour au len­de­main sans s’adapter nul­le­ment aux dési­dé­ra­tas et aux inté­rêts d’une puis­sance étran­gère, la guerre du Golfe, la guerre en Afgha­nis­tan et avec le Pakis­tan sont dic­tées aujourd’hui encore par un agen­da exté­rieur et non pas par un agen­da inté­rieur. Elles sont aus­si anti­mo­dèles des révo­lu­tions des pays de l’Est, sou­te­nues par l’Europe occi­den­tale et les États-Unis qui y ont consa­cré tant de moyens finan­ciers et médiatiques.

Lorsque l’ex-ministre fran­çaise des Affaires étran­gères, Michèle Alliot-Marie, pro­po­sa le savoir-faire de sa police pour main­te­nir l’ordre en Tuni­sie, c’était en réa­li­té, dit autre­ment, pour mater les mani­fes­ta­tions. Son offre nous montre non pas un excès de lan­gage, non pas une erreur ou une mal­adresse, ou encore une incom­pé­tence de la ministre, mais une pro­po­si­tion enra­ci­née dans les fon­de­ments de la culture poli­tique et diplo­ma­tique des puis­sances occi­den­tales. À savoir que les rela­tions avec le monde arabe ont tou­jours été défi­nies en termes de sta­tu­quo, de sta­bi­li­té poli­tique pour garan­tir l’accès aux res­sources éner­gé­tiques et aux mar­chés locaux. Par consé­quent, la rela­tion avec l’Autre ne se fait pas à par­tir des prin­cipes des droits de l’homme, de la liber­té et de la démo­cra­tie ; elle se fonde prin­ci­pa­le­ment sur les inté­rêts propres des Occi­den­taux, quitte à sacri­fier des popu­la­tions. Vingt-trois ans que la popu­la­tion tuni­sienne est sous la botte du régime Ben Ali, sou­te­nu sans hési­ta­tion par la France et l’Union européenne.

Le 9 mars 2011

Pro­pos recueillis par Natha­lie Caprioli

  1. Zaki Laï­di, « Faillite des régimes ren­tiers », dans Le Monde, 4 février 2011. Selon l’auteur, direc­teur de recherches à Sciences Po, « le fait que les États ren­tiers encou­ragent peu le tra­vail est révé­lé par des sta­tis­tiques édi­fiantes. Dans l’ordre crois­sant des taux de chô­mage mon­diaux, l’Égypte arrive au 107e rang, le Maroc au 109e, l’Algérie au 110e, la Jor­da­nie au 139e, la Tuni­sie au 140e et le Yémen au 185e rang ! La carte des révoltes arabes pour­rait donc être cal­quée sur la mesure de leur taux d’emploi ».

Nathalie Caprioli


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