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Tunisie et islam. Un nouveau modèle à inventer

Numéro 10 Octobre 2011 par Mohamed Nachi

octobre 2011

« Ce qu’ils [les Occi­den­taux] appellent la liber­té et qu’ils dési­rent est exac­te­ment ce qu’on appelle chez nous la jus­tice et l’équité. » La tran­si­tion démo­cra­tique que la Tuni­sie est en train de vivre est un moment déci­sif, déter­mi­nant pour poser les fon­de­ments du futur modèle de socié­té et du régime poli­tique que le peuple tuni­sien souhaite […]

« Ce qu’ils [les Occi­den­taux] appellent la liber­té et qu’ils désirent

est exac­te­ment ce qu’on appelle chez nous la jus­tice et l’é­qui­té. »1

La tran­si­tion démo­cra­tique que la Tuni­sie est en train de vivre est un moment déci­sif, déter­mi­nant pour poser les fon­de­ments du futur modèle de socié­té et du régime poli­tique que le peuple tuni­sien sou­haite ins­tau­rer. De toute évi­dence, les choix d’au­jourd’­hui des­si­ne­ront les contours de la socié­té de demain, de ses prin­cipes et valeurs et des ins­ti­tu­tions sociales, cultu­relles et poli­tiques qui la com­po­se­ront. C’est pour cette rai­son que ces choix devraient être, à mon sens, des choix rai­son­nés, c’est-à-dire réa­li­sés à la suite de débats publics sereins et des contro­verses entre les forces vives du pays. Bref, ces choix doivent être l’ex­pres­sion de véri­tables com­pro­mis ; des com­pro­mis viables, légi­times, justes.

Par­mi ces choix, il appa­rait que la ques­tion de la place du reli­gieux dans la future socié­té tuni­sienne, dans l’or­ga­ni­sa­tion de ses ins­ti­tu­tions sociales et poli­tiques et dans la déter­mi­na­tion des atti­tudes des par­tis poli­tiques est des plus contro­ver­sées en ce moment dans les espaces publics, la socié­té civile et les orga­ni­sa­tions politiques.

Lors d’un séjour effec­tué en Tuni­sie deux mois après la révo­lu­tion, j’é­tais frap­pé par les confu­sions qui régnaient dans les dis­cus­sions autour de la laï­ci­té et du rap­port entre reli­gion et poli­tique dans un contexte mar­qué par la tran­si­tion démo­cra­tique. Depuis cette période, des polé­miques, mani­fes­ta­tions et actions poli­tiques ne cessent de se déployer au sujet de ces ques­tions, occu­pant une large place des débats dans les espaces publics et illus­trant à la fois l’am­pleur du pro­blème et l’im­por­tance de la ques­tion reli­gieuse dans la défi­ni­tion des orien­ta­tions des par­tis et mou­ve­ments poli­tiques. Cer­tains par­tis de ten­dance isla­mique se servent de plus en plus de la laï­ci­té dans les arènes publiques comme éten­dard pour détour­ner les débats des véri­tables ques­tions sociales, éco­no­miques ou poli­tiques, cher­chant à impo­ser leurs choix au nom de pré­ten­dus pré­ceptes de l’is­lam. À dif­fé­rents égards, les Tuni­siens, connus pour leur modé­ra­tion et leur sens du com­pro­mis, se sentent mena­cés et ne cessent d’ex­pri­mer leur peur vis-à-vis de com­por­te­ments agres­sifs et par­fois vio­lents de ces par­tis. Trois exemples, par­mi tant d’autres, per­mettent d’illus­trer l’é­tat d’es­prit qui règne dans la situa­tion actuelle d’a­vant les élec­tions de l’As­sem­blée consti­tuante pré­vues pour le 23 octobre.

D’a­bord, la grande polé­mique autour du film de la réa­li­sa­trice tuni­sienne Nadia El-Féni, consa­cré jus­te­ment à la place de la laï­ci­té en Tuni­sie, et de la mau­vaise inter­pré­ta­tion de son titre : Ni Dieu ni Maitre. Les isla­mistes lui reprochent d’a­voir « atta­qué l’is­lam », de n’a­voir pas res­pec­té les valeurs reli­gieuses de la socié­té tuni­sienne. Elle a fait l’ob­jet d’in­ti­mi­da­tions, d’at­taques vio­lentes sur inter­net et par cer­tains médias et de menaces de mort, ce qui l’a conduite à chan­ger le titre de son film optant pour Laï­ci­té, Incha’ Allah.

Pour le second exemple, il me semble impor­tant de par­ler de ce qui se passe un peu par­tout dans les mos­quées. Les isla­mistes ont inves­ti ces lieux sacrés dès le début de la révo­lu­tion et sont rapi­de­ment par­ve­nus à des­ti­tuer les anciens imams nom­més sous l’an­cien régime pour ins­tal­ler leurs propres imams. Devant des croyants modé­rés habi­tués à vivre un islam pai­sible, ils ont chan­gé, par­fois de façon bru­tale, cer­tains rituels et pra­tiques reli­gieuses : dans cer­tains endroits, ils ont déca­lé l’heure de la prière, dans d’autres, ils ont impo­sé de nou­velles règles étran­gères au rite malé­kite pour accom­plir les ablu­tions, prières et réci­ta­tions du Coran. Ils ont trans­for­mé le rôle des mos­quées : d’un lieu de prière et de contem­pla­tion, ils ont en fait un lieu de dis­cus­sions (hala­kât), d’en­sei­gne­ments pour des jeunes à la recherche de leurs iden­ti­tés. À Ezzah­ra, ban­lieue de Tunis, ils ont même uti­li­sé la mos­quée pour l’en­trai­ne­ment des enfants au karaté !

Enfin, der­nier exemple, les récentes polé­miques autour de l’é­mis­sion reli­gieuse « Saha chri­bet­kom » pré­sen­tée à par­tir du pre­mier jour du rama­dan sont révé­la­trices de l’a­mal­game entre pré­di­ca­tion reli­gieuse et pro­pa­gande poli­tique et du double lan­gage dont fait preuve de plus en plus le Mou­ve­ment Ennahd­ha. En effet, la chaine Han­ni­bal TV a confié à une heure de grande écoute (juste avant l’ou­ver­ture du jeûne) à Abdel­fat­tah Mou­rou, avo­cat et l’un des fon­da­teurs du Mou­ve­ment, la pré­sen­ta­tion d’une émis­sion qui se veut « théo­lo­gique et d’é­du­ca­tion reli­gieuse ». Or cha­cun sait qu’A. Mou­rou est un diri­geant poli­tique, jouant un rôle poli­tique influent au sein du par­ti Ennahd­ha, qui par­ti­cipe régu­liè­re­ment au nom de ce par­ti à des mee­tings et des réunions offi­cielles, ce qui consti­tue une trans­gres­sion mani­feste à la règle de neu­tra­li­té ô com­bien cru­ciale à la veille des élec­tions déci­sives de l’As­sem­blée consti­tuante. Cela a sus­ci­té de vives cri­tiques de la part de nom­breuses ins­tances pro­fes­sion­nelles, par­tis de gauche, repré­sen­tants de la socié­té civile et mou­ve­ments asso­cia­tifs ; tous dénoncent les atteintes aux prin­cipes de neu­tra­li­té et de plu­ra­lisme ain­si que l’at­ti­tude par­tiale de la chaine Han­ni­bal TV. Après avoir reçu de nom­breuses plaintes, l’Ins­tance natio­nale pour la réforme de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion (INRIC) s’est sai­sie de l’af­faire et a recom­man­dé à la chaine d’ar­rê­ter la dif­fu­sion de ce pro­gramme et de confier la pré­sen­ta­tion de telles émis­sions à des théo­lo­giens indépendants.

Il appa­rait clai­re­ment que, d’une manière géné­rale, les débats autour de la laï­ci­té sont assez sim­plistes et pro­voquent beau­coup de cris­pa­tions et de mal­en­ten­dus. En effet, la laï­ci­té est tour à tour asso­ciée à l’a­théisme, au rejet voire à l’ex­clu­sion de la reli­gion, à la non-reli­gion, etc. Ces visions sont répan­dues aus­si bien dans les milieux popu­laires que dans d’autres frac­tions de la socié­té (classe moyenne, cer­taines caté­go­ries de l’é­lite tuni­sienne, etc.). Ces per­cep­tions tron­quées sont ali­men­tées, il est vrai, par les argu­ments de cer­tains mou­ve­ments poli­tiques de ten­dance isla­miste qui voient dans la laï­ci­té une menace pour l’is­lam, voire une atteinte grave à la liber­té de croire.

D’un autre côté, d’autres franges de l’é­lite tuni­sienne — à leur tête cer­tains intel­lec­tuels et mou­ve­ments de gauche — défendent, à cer­tains égards, une concep­tion rigide de la laï­ci­té ; une concep­tion cal­quée sur le modèle fran­çais. Pour eux, la laï­ci­té serait le seul garant des liber­tés indi­vi­duelles et col­lec­tives : liber­té de croire (ou de ne pas croire), liber­té de culte, liber­té d’ex­pres­sion, etc. Selon les par­ti­sans de cette concep­tion rigide, sans la laï­ci­té point de salut !

À vrai dire, cette concep­tion ne tient pas tel­le­ment compte de la spé­ci­fi­ci­té de la socié­té tuni­sienne, de son his­toire, de son iden­ti­té en tant que socié­té ara­bo-musul­mane. On ne devrait pas sous-esti­mer le fait qu’il s’a­git d’une socié­té ayant des ori­gines, des sources et des influences mul­tiples ; par­mi les­quelles il y a bien évi­dem­ment l’is­lam et la civi­li­sa­tion islamique.

À bien y réflé­chir, la reli­gion n’est pas le pro­blème. En revanche, l’u­sage qu’en font cer­tains groupes sociaux ou mou­ve­ments isla­mistes pour­rait être à l’o­ri­gine de pro­blèmes épi­neux ; notam­ment lors­qu’ils pré­tendent fon­der sur des pré­ceptes de l’is­lam l’or­ga­ni­sa­tion et le fonc­tion­ne­ment de l’en­semble des ins­ti­tu­tions sociales et poli­tiques ou lors­qu’ils reven­diquent l’ap­pli­ca­tion de la charia.

Quoi qu’il en soit, je ne crois pas que la trans­po­si­tion du modèle fran­çais de la laï­ci­té soit la solu­tion la mieux adap­tée pour défi­nir la place de la reli­gion dans la future socié­té tuni­sienne, plu­ra­liste et démo­cra­tique. D’une part, il s’a­git d’un modèle spé­ci­fique à la socié­té fran­çaise qui n’est pas très répan­du dans les autres socié­tés occi­den­tales, cer­tains parlent même d’«exception fran­çaise » dans la mesure où la laï­ci­té a été his­to­ri­que­ment for­mu­lée dans le sillage du conflit entre catho­liques et laïcs. D’autre part, ce modèle de laï­ci­té pose le prin­cipe de la sépa­ra­tion entre le poli­tique et le reli­gieux ain­si que la neu­tra­li­té reli­gieuse de l’É­tat, mais dans les faits aus­si bien cette sépa­ra­tion que la neu­tra­li­té de l’É­tat ne sont pas aus­si réelles qu’on le pré­tend. Et la sépa­ra­tion du poli­tique et du reli­gieux elle-même est consub­stan­tielle à l’his­toire de la chrétienté.

À plu­sieurs égards, l’in­vo­ca­tion de la laï­ci­té est une rhé­to­rique qui ne sert pas for­cé­ment la réa­li­sa­tion des acquis de la révo­lu­tion tuni­sienne. La laï­ci­té est deve­nue dans le contexte post­ré­vo­lu­tion­naire une ques­tion tel­le­ment poli­ti­sée et contro­ver­sée qu’il est désor­mais dif­fi­cile de par­ve­nir à trou­ver un consen­sus autour de sa for­mu­la­tion. Du reste, il doit être pos­sible de par­ler d’é­man­ci­pa­tion de la femme, du res­pect de la digni­té humaine et des droits fon­da­men­taux sans invo­quer la laï­ci­té, ni réaf­fir­mer le prin­cipe de sépa­ra­tion du poli­tique et du religieux.

Pour ses défen­seurs incon­di­tion­nels, la laï­ci­té serait le seul garant pour pré­ser­ver les liber­tés indi­vi­duelles et col­lec­tives, pour res­pec­ter l’é­ga­li­té homme-femme, affir­mer la neu­tra­li­té de l’É­tat, etc. Tout cela serait pos­sible dans la mesure où la laï­ci­té ins­taure le prin­cipe de sépa­ra­tion entre les sphères publique et pri­vée, confi­nant la reli­gion à la vie privée.

Certes les exi­gences de liber­té et d’é­ga­li­té sont des plus légi­times et cru­ciales pour la construc­tion de l’É­tat de droit et l’é­ta­blis­se­ment d’un régime poli­tique véri­ta­ble­ment démo­cra­tique. Mais la ques­tion est la sui­vante : pour­quoi sommes-nous accu­lés à foca­li­ser le débat sur la laï­ci­té ? La laï­ci­té serait-elle la seule alter­na­tive pos­sible ? Doit-on prendre pour acquis la sépa­ra­tion entre le poli­tique et le religieux ?

Il est néces­saire d’ou­vrir un débat serein per­met­tant d’ap­por­ter des réponses nou­velles adap­tées à la fois à la situa­tion postcoloniale/postrévolutionnaire actuelle et aux demandes et attentes de la socié­té tuni­sienne. Le peuple tuni­sien a fait sa révo­lu­tion, il lui incombe d’in­ven­ter le modèle de socié­té par lequel il peut réa­li­ser ses aspi­ra­tions à la liber­té, à la digni­té et à la jus­tice sociale. Il me semble plus judi­cieux de lui faire confiance au lieu de sous-esti­mer son ima­gi­na­tion créa­trice et pré­tendre lui four­nir la solu­tion qui lui convien­drait le mieux. Par contre, il est du devoir de cha­cun de contri­buer à la mise en place des condi­tions pro­pices à un débat serein qui favo­rise la for­ma­tion d’une opi­nion publique ouverte, plu­ra­liste et res­pec­tueuse des dif­fé­rences (Ikh­ti­lâf) et des opi­nions contraires.

À cet égard, le concept clé, qui était de fait l’un des slo­gans de la révo­lu­tion, me semble être celui de Hur­riyya (« liber­té »), à dis­tin­guer de la notion de liber­té au sens de la tra­di­tion libé­rale occi­den­tale. La notion d’Hur­riyya tire son ori­gine de la socié­té arabe pré­is­la­mique et exprime l’i­dée de gran­deur, de digni­té et de res­pect. Avec l’a­vè­ne­ment de l’is­lam, il y a eu exten­sion du champ séman­tique : au carac­tère moral ini­tia­le­ment pré­pon­dé­rant sont venues s’a­jou­ter des com­po­santes socio­po­li­tiques et ins­ti­tu­tion­nelles. Chez les mys­tiques musul­mans, elle requiert un carac­tère abs­trait, consis­tant « à se déta­cher du monde et à se délier de tout et de tous » (al-Jur­jâ­ni). Il appa­rait clai­re­ment que la notion d’Hur­riyya n’a pas le même conte­nu séman­tique que le mot liber­té dans la tra­di­tion libé­rale occi­den­tale. C’est ce qui explique pour­quoi les orien­ta­listes ont cher­ché en vain à trou­ver dans le lexique ara­bo-isla­mique l’é­qui­valent du mot liber­té pro­mu au XIXe siècle en Europe au rang d’un « bien pre­mier » (Rawls).

En contexte isla­mique, Hur­riyya est à la fois une qua­li­té morale que requiert un indi­vi­du, un groupe ou une ins­ti­tu­tion et une exi­gence liée à l’in­té­gri­té, la res­pon­sa­bi­li­té et la ratio­na­li­té indi­vi­duelle, col­lec­tive ou ins­ti­tu­tion­nelle. Abdal­lah Laroui pro­pose de dis­tin­guer la « liber­té psy­cho-méta­phy­sique » à laquelle est atta­chée la pen­sée isla­mique et la « liber­té socio­po­li­tique » qui seule a éveillé l’in­té­rêt de la pen­sée libé­rale en Occi­dent. Cette dis­tinc­tion me parait per­ti­nente et devrait être un point de départ pour (re)travailler la notion d’Hur­riyya en l’ins­cri­vant dans un rap­port étroit avec l’i­dée de Daw­la ou État.

Ain­si donc, Hur­riyya est un attri­but à la fois indi­vi­duel et col­lec­tif qui implique l’i­dée d’in­dé­pen­dance et d’au­to­no­mie. C’est aus­si une qua­li­té morale dont dis­pose l’homme libre (Hurr) pour faire le bien et mani­fes­ter à la fois sa géné­ro­si­té et son renon­ce­ment aux richesses de ce monde. À dif­fé­rents égards, Hur­riyya incarne éga­le­ment les idées de jus­tice et d’é­qui­té (al-‘adl wa’l-insâf); de fac­to point de « liber­té » sans jus­tice sociale. Les termes Hurr (libre), Hur­riyya (liber­té), Tahr­rîr (libé­ra­tion), Tahar­ror (éman­ci­pa­tion) peuvent ain­si être les caté­go­ries socio­po­li­tiques autour des­quelles pour­rait s’or­ga­ni­ser le débat dans les espaces publics pour, d’une part, déter­mi­ner la place et les fonc­tions de l’É­tat (Daw­la) et, d’autre part, poser les fon­de­ments d’un modèle de socié­té dont le peuple tuni­sien sera à la fois l’in­ven­teur et le pre­mier bénéficiaire.

Pour l’é­ta­blis­se­ment de ce nou­veau modèle de socié­té, la ques­tion de l’Ikh­tiyâr ou « libre choix », que ce soit sur le plan indi­vi­duel ou col­lec­tif, sera pour ain­si dire à la base de toutes les rela­tions et ins­ti­tu­tions sociales. Le prin­cipe d’Ikh­tiyâr est éga­le­ment asso­cié à la notion de déli­bé­ra­tion. En ce sens, les « choix » col­lec­tifs doivent tou­jours faire l’ob­jet d’un débat contra­dic­toire et émer­ger en tant que fruit d’un com­pro­mis jus­ti­fié, légi­time. Sur le plan poli­tique, l’Ikh­tiyâr (« libre choix ») et al-Hur­riyya al-Siyâ­siya (« liber­té poli­tique ») seront les garants contre les abus de pou­voir et toutes les formes de des­po­tisme (Istib­dâd).

En outre, pour mieux assoir les bases de ce modèle de socié­té fon­dé sur l’i­dée d’Hur­riyya et conso­li­der les assises de ses ins­ti­tu­tions, il est aus­si oppor­tun de conju­guer les acquis de l’Hur­riyya avec ceux d’I­kh­ti­lâf . À cet égard, l’Ikh­ti­lâf2, en tant que prin­cipe de légi­ti­ma­tion des dif­fé­rences sous leurs diverses formes reli­gieuse, poli­tique, eth­nique, cultu­relle, etc., per­met de légi­ti­mer à la fois le carac­tère plu­ra­liste de la socié­té et de la sou­ve­rai­ne­té politique.

Il s’a­git donc d’en­ta­mer un tra­vail de réap­pro­pria­tion de l’Ikh­ti­lâf pour l’é­ri­ger en une véri­table caté­go­rie socio­po­li­tique per­met­tant de poser les bases d’une construc­tion poli­tique de la dif­fé­rence qui rend compte de la réa­li­té du conflit et des diver­gences effec­tives (Ikh­ti­lâf) au sein de la socié­té tuni­sienne3.

L’Ikh­ti­lâf devrait être consi­dé­ré comme un pro­ces­sus créa­teur qui émerge dans les espaces publics au tra­vers de l’i­ma­gi­naire social, c’est-à-dire à par­tir de pra­tiques, d’ins­ti­tu­tions, de tra­di­tions, de dis­po­si­tifs (cou­tumes, lois, etc.) propres à la socié­té tuni­sienne. Il est donc le pro­duit d’une dyna­mique sociale-his­to­rique qu’il convient de sai­sir pour rendre l’Ikh­ti­lâf intelligible.

En tant que par­tie inté­grante de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique, l’Ikh­ti­lâf est consti­tu­tif d’une sou­ve­rai­ne­té plu­rielle qui légi­time la diver­si­té des voix et favo­rise l’i­ma­gi­na­tion au sein du corps social et poli­tique. Cette concep­tion est fon­ciè­re­ment dif­fé­rente de la concep­tion libé­rale de la sou­ve­rai­ne­té qui se veut à la fois uni­taire et l’ex­pres­sion d’un sujet auto­nome, un citoyen (abs­trait) dont le sta­tut est for­mel­le­ment défi­ni. On sait que cette uni­té est construite sur une fic­tion juri­dique et poli­tique, que ce soit l’i­dée de contrat social de Hobbes jus­qu’à Rawls ou l’i­dée de volon­té géné­rale chère à Rousseau.

L’i­dée essen­tielle qui pré­side à cette réflexion, en intro­dui­sant notam­ment deux concepts socio­po­li­tiques majeurs, Hur­riyya et Ikh­ti­lâf, est de par­ve­nir à la consti­tu­tion d’un modèle de socié­té sui gene­ris qui per­met l’é­ta­blis­se­ment d’une socié­té de com­pro­mis basée sur la recon­nais­sance des dif­fé­rences et le plu­ra­lisme4. D’une cer­taine façon, c’est un plai­doyer pour la réha­bi­li­ta­tion de la légi­ti­mi­té de l’Ikh­ti­lâf et du Wifâq (« com­pro­mis ») dans la Tuni­sie postrévolutionnaire.

Le but de cette réflexion n’est pas de pro­po­ser des solu­tions défi­ni­tives toutes prêtes, clés en main, qu’il suf­fi­rait d’ap­pli­quer pour résoudre tous les pro­blèmes ; il s’a­git sim­ple­ment d’ou­vrir un débat serein au sujet d’une ques­tion com­plexe et déter­mi­nante pour l’a­ve­nir du pays et pour poser les condi­tions du vivre-ensemble dans le res­pect mutuel des liber­tés et de la digni­té des personnes.

Dans cet esprit, j’ai sol­li­ci­té des auteurs qui ont déjà réflé­chi sur ces ques­tions, mais avec des orien­ta­tions dif­fé­rentes, pour qu’ils donnent leurs avis et apportent des élé­ments de réflexion per­met­tant d’a­li­men­ter le débat et d’en­ri­chir les dis­cus­sions dans le contexte de la tran­si­tion démocratique.

  1. Rifâ’ Râfi’ al-Tah­tâ­wi, L’or de Paris, Sind­bad, 1988 ; trad. fran­çaise A. Lou­ca, p. 136.
  2. Ety­mo­lo­gi­que­ment, le mot Ikh­ti­lâf pro­vient de la racine « kh-l‑f » qui signi­fie ini­tia­le­ment « rem­pla­cer », « suc­cé­der à ». Cette racine est aus­si à l’o­ri­gine d’autres termes signi­fiant « suc­ces­sion », « contra­ven­tion », etc., mais aus­si « dif­fé­rent » ou « se dif­fé­ren­cier », ce qui ren­voie à notre Ikh­ti­lâf qui, outre le sens de « dif­fé­rence », signi­fie éga­le­ment « désac­cord », « diver­gence », « dis­sen­sion », « disparité ».
  3. Voir M. Nachi (dir.), L’ac­tua­li­té du com­pro­mis. La construc­tion poli­tique de la dif­fé­rence, A. Colin, 2011.
  4. Voir M. Nachi (dir.), L’in­ven­tion du com­pro­mis dans les socié­tés isla­miques, Kar­tha­la, 2011.

Mohamed Nachi


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