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Tu as voulu voir Vouziers

Numéro 2 - 2015 par Bernard De Backer

mars 2015

Dès la fron­tière fran­chie, avant même de virer vers la Meuse dans une bras­sée d’air tour­billon­nant, un curieux bou­quet humain lui était appa­ru au bord de la route. Plan­té avec régu­la­ri­té entre fos­sé et bitume, le binôme figu­rait sur des pan­neaux de signa­li­sa­tion, deux sil­houettes oran­gées se décou­pant sur fond blan­châtre, telles des fleurs revêches […]

Italique

Dès la fron­tière fran­chie, avant même de virer vers la Meuse dans une bras­sée d’air tour­billon­nant, un curieux bou­quet humain lui était appa­ru au bord de la route. Plan­té avec régu­la­ri­té entre fos­sé et bitume, le binôme figu­rait sur des pan­neaux de signa­li­sa­tion, deux sil­houettes oran­gées se décou­pant sur fond blan­châtre, telles des fleurs revêches sur une sucette. L’un, visage ovale, glabre et pou­pin, por­tait une tignasse dou­blant le volume de son crâne, l’autre, presque chauve et à la barbe folle, avait l’air d’un satyre pen­sif. Le pre­mier avait sou­vent mar­ché le long du fleuve, étant natif de la région. Le second avait ten­té de s’y éta­blir, après un séjour à la pri­son de Mons, puis s’était fait embas­tiller une seconde fois, non loin de la ferme où son amant écri­vit ses plus belles pages. La mémoire du cycliste le lâchait sur les détails, mais il savait qu’un vil­lage arden­nais por­tait son nom.

Pied de botte

En atten­dant que son savoir revienne, il se gri­sait d’une plon­gée vers Givet. Son cycle d’acier était un bolide dans les des­centes, manœu­vré par un large gui­don, our­lé de cornes et tem­pé­ré par de puis­sants freins à com­mande hydrau­lique. Il fit son entrée rapide et fuse­lée dans la cité mosane, frai­che­ment réno­vée, fran­chit un large pont sur le fleuve, prit la route de Beau­raing et s’arrêta enfin devant un hôtel Ibis Bud­get, récem­ment sor­ti de terre. Le bloc de béton aux lise­rés bleus, cou­vert de vitres levées reflé­tant le ciel, était situé dans une zone com­mer­ciale bor­dée de gazon, avec son rond­point et ses enseignes froides. La fatigue des jambes était telle que la bâtisse sans âme lui sem­bla un cara­van­sé­rail des mille et une nuits, havre de paix, de cous­sins moel­leux, de bois­sons fraiches et de douche bien­fai­sante. Tout était neuf, colo­ré de teintes pas­tels et constel­lé de pic­to­grammes, dont l’apprentissage allait lui être utile tout au long du voyage. Quelques dyna­miques retrai­tés bataves avaient ran­gé leur vélo à assis­tance élec­trique en occu­pant tout l’auvent. En l’absence de rack pour deux-roues, la récep­tion­niste lui fit savoir que sa mon­ture pou­vait être empor­tée dans la chambre, au pre­mier étage. Après avoir enle­vé les fontes, il par­vint à insé­rer l’engin dans l’ascenseur. Le cava­lier pou­vait dor­mir à côté de son cheval.

La grande pièce, presque nue, lui fit pen­ser à une chambre de mai­son de repos ou d’institution psy­chia­trique, avec ses meubles atta­chés aux murs, sa douche incrus­tée et ses chaises de plas­tique souple. Mais le lit était ample et tendre, la lumière tami­sée, les inter­rup­teurs tac­tiles. Il y avait lar­ge­ment la place pour le vélo, sous la fenêtre ouvrant sur une pelouse rasée. Il savou­ra ce gite un peu lisse, ayant cent qua­rante kilo­mètres dans les jambes, quelques obs­tacles impré­vus le long du canal Bruxelles-Char­le­roi et une tra­ver­sée épi­neuse de la seconde ville, avant d’aborder la côte de Mont-sur-Mar­chienne et d’avaler les sui­vantes. Sa route le condui­rait le len­de­main à Char­le­ville en sui­vant le fleuve, puis à Vou­ziers, en tra­ver­sant le pays des crêtes et les rivages de l’Aisne que sur­plombe Roche, le vil­lage de la famille Cuif. La ville de Rethel, où avait ensei­gné Ver­laine, était un peu plus bas sur l’Aisne. C’était le pays de Rim­baud mais éga­le­ment celui d’André Dhô­tel et un peu de Jean-Claude Pirotte, avo­cat en fuite et auteur d’un « monu­ment aqueux », La pluie à Rethel, clin d’œil à la bour­gade tra­ver­sée lors de sa cavale. Le cycliste espé­rait échap­per aux averses.

La faim le tenaillait et l’hôtel n’avait pas de res­tau­rant. Le corps fati­gué, mais déten­du par l’eau chaude, il remit sa bicy­clette dans l’ascenseur pour s’en aller quê­ter une can­tine en bord de Meuse. Quit­tant le centre com­mer­cial Rives d’Europe, un « non-lieu » sur­gi récem­ment du néant, avec ses enseignes sur­mo­dernes (Confo­ra­ma, Inter­mar­ché, Bri­co­mar­ché, Fashion Kor­ner, Télé­phone store), il reprit la route en sens inverse, tra­ver­sa la rive droite déser­tée, puis la Meuse par un élé­gant pont de pierres bleues, bor­dée de fleurs. À quelques enca­blures du départ de la piste cyclable filant vers Char­le­ville en lon­geant le fleuve, le res­tau­rant « Bau­douin » se char­gea d’apaiser sa faim. Tout sem­blait calme et pai­sible dans cette petite ville pro­prette, remise à neuf, semble-t-il, avec le sou­tien finan­cier d’une de ces cen­trales nucléaires que nos voi­sins placent si adroi­te­ment à leurs frontières.

Fleuve impassible

Il se délec­tait déjà de ce qu’il pen­sait être une aimable « des­cente du fleuve » de Givet à Char­le­ville, en emprun­tant le che­min de halage dans un bain de futaies et de combes mys­té­rieuses. Il y croi­se­rait peut-être des traces sub­tiles du per­son­nage de Julien Gracq, l’aspirant Grange allant rejoindre son bal­con en forêt pour épier le sur­gis­se­ment des troupes nazies. Vic­time de ce tro­pisme tenace qui nous fait « des­cendre vers le sud », parce que tel est le pro­fil de nos cartes, il ne réa­li­sait pas encore que le par­tage des eaux se situe du côté de Langres et que, d’ici là, les rivières cou­lant toutes vers le Nord, il lui fau­drait donc remon­ter le fleuve. La pre­mière écluse pas­sa inaper­çue, tant le déni­ve­lé était modeste, et les sui­vantes sem­blaient comme inver­sées dans leur décli­vi­té, par il ne savait quel caprice de la batel­le­rie. Peu après Fumay, un voi­lier de bois, un Plat­bo­dem brun à dérives laté­rales bat­tant pavillon néer­lan­dais, était amar­ré à l’autre rive. Le voya­geur per­sis­tait à pen­ser qu’il avait des­cen­du la Meuse depuis Amster­dam. Com­ment le navire allait-il faire pour remon­ter le courant ?

La piste était fine­ment tra­cée, sui­vant le fleuve sur ses berges ou vire­vol­tant dans des sous-bois bos­se­lés, tra­ver­sant de petits bourgs silen­cieux, léchés par des eaux à l’odeur fétide de vase et de sandre. Cette val­lée étroite, encla­vée et ser­tie d’une fron­tière d’État, l’avait long­temps intri­gué par son incon­grui­té géo­gra­phique, sa sau­va­ge­rie syl­vestre et ses échos rim­bal­diens. Ado­les­cent, il avait lu un des pre­miers livres illus­trés de pho­to­gra­phies, consa­cré au poète. Les images de la Meuse, de ses crêtes et de ses flancs boi­sés, lui avaient don­né une sorte d’extase par leur mélange de déré­lic­tion et de magie pauvre. On y voyait aus­si les pavés ronds de la place Ducale à Char­le­ville et le por­trait d’un petit éco­lier bou­deur au front bom­bé. Le poète avait par­cou­ru la val­lée à pied, de Char­le­ville à Char­le­roi, ce qui lui avait ins­pi­ré des vers d’errance et d’abandon.

« Je suis le pié­ton de la grand-route par les bois nains ; la rumeur des écluses couvre mes pas. Je vois long­temps la mélan­co­lique les­sive d’or du couchant.

Je serais bien l’enfant aban­don­né sur la jetée par­tie à la haute mer, le petit valet, sui­vant l’allée dont le front touche le ciel » (Arthur Rim­baud, Enfance).

Mais la val­lée per­due n’était plus ce che­min vers l’infini de la mer et du ciel, où, comme l’écrivait l’homme aux semelles de vent, « de petits wagons roses », venus de Char­le­ville, ser­pen­taient cer­nés par « les ombres des soirs, des démons et des loups noirs ». La misère et la rage de l’adolescent, fuyant sa ville au milieu de la débâcle de 1870 par « un trou de ver­dure où chante une rivière », sem­blaient loin. Le soleil de juin était haut et voi­lé, la piste bien bali­sée et les bourgs remis d’équerre. Sous un ciel sou­vent bru­meux, la brise était humide, mais pas une goutte ne tom­bait. Quelques vieux à cas­quette pro­me­naient leurs chiens en clau­di­quant, des pêcheurs leurs hampes, des mères leur mar­maille. Les écluses situées sur des che­naux paral­lèles au fleuve étaient muettes, entra­vées par des branches mortes, des mousses et des amas de feuilles flot­tantes. Cela man­quait de démons, de loups et d’ombres fantastiques.

Chaine sans fin

De boucle en boucle, de vil­lage en vil­lage, Char­les­town se fai­sait attendre. Qu’en serait-il de la loin­taine bour­gade où le cycliste comp­tait dor­mir ce soir ? Sou­dain, la piste s’engouffra dans un étroit tun­nel humide à l’odeur de soufre, per­fo­rant une falaise sombre cou­dant la Meuse. Le petit phare était allu­mé, éclai­rant les flaques en zig­za­guant. Il faillit heur­ter le sal­pêtre des roches et émer­gea d’un coup dans une val­lée nou­velle. Il y vit une vieille manu­fac­ture flan­quée de corons cou­leur étain, une car­rière éven­trée et empous­sié­rée, des troncs d’arbres en attente d’élagage, de petits pâtu­rages maus­sades. La basse val­lée ver­doyante (il savait main­te­nant qu’il remon­tait le fleuve) s’éloignait et il abor­dait les pre­miers fau­bourgs indus­trieux. De la pierre, du ciment, des briques et du bois trai­naient le long des wagons et des barges.

La piste s’arrêta bru­ta­le­ment à l’entrée d’un dédale de ruelles au bord de l’eau, joux­tant un pont d’âne sur la Meuse. Il erra sur diverses routes avant de trou­ver celle de Vou­ziers, l’heure étant trop tar­dive pour visi­ter Char­le­ville. Après avoir fran­chi quelques zones com­mer­ciales, il plon­gea dans un réseau de col­lines boi­sées pour tra­ver­ser de front le pays des crêtes, une région déserte entre Meuse et Aisne. Le cycliste péné­tra les sombres mas­sifs de la forêt d’Élan, sui­vit la val­lée du Don­jon et remon­ta péni­ble­ment vers le vil­lage antique d’Omont. Après avoir dépas­sé une forte butée d’herbe et de chênes, ronde comme une tombe méro­vin­gienne qui sur­plom­bait les mai­sons éparses, il débou­cha sur les rivages d’un golf immense. C’était une houle d’herbe rase, sculp­tée par l’ombre lente des nuages, pique­tée de dra­peaux et par­cou­rue de minus­cules joueurs à cas­quette sous des nuées fran­gées d’azur. L’incongruité de la ren­contre et la las­si­tude le plom­baient. Il finit par s’égarer dans un entre­lacs de che­mins agri­coles bor­dés de chaume, étroits et ter­ri­ble­ment pen­tus. Le vil­lage de Roche, où Vita­lie Cuif tenait sa ferme et dans laquelle son fils avait com­po­sé sa sai­son en enfer, lui échap­pa. Il ne lui res­tait plus qu’à fon­cer vers l’Aisne en rejoi­gnant une natio­nale hurlante.

L’entrée de Vou­ziers se pro­fi­lait de l’autre côté de la rivière, au som­met d’une côte brève et raide. Il péné­tra d’un coup sec dans la petite ville, où Ver­laine avait été empri­son­né après avoir ten­té d’assassiner sa mère. C’était jour de mar­ché et il fut obli­gé de mettre pied à terre, puis de gui­der sa bicy­clette à la main, les jambes raides et vacillantes. La foule était tel­le­ment dense et mou­vante qu’il eut de la peine à se frayer un pas­sage entre étals et cha­lands. C’était comme une foire du Moyen-Âge, bour­don­nante de badauds aux mou­ve­ments lourds, recluse dans une sous-pré­fec­ture entre Ardennes et Argonne. Remis en selle, il gagna son étape située sur le ver­sant sud du bourg, après un der­nier rond­point plan­té d’arbustes grêles. C’est à ce moment pré­cis, écra­sé de fatigue et comme vieilli de cent ans, qu’il mou­li­na brus­que­ment dans le vide, après avoir enten­du le bruit de fer­raille que fit la chaine arra­chée aux pignons.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur