Trump et le paysage changeant du conflit politique
Le meeting politique de Trump au Target Center de Minneapolis le 9 octobre 2019 (et en particulier son attaque contre la communauté somalienne) met en lumière les éléments importants de ce qui sera probablement sa stratégie de campagne en 2020. Nous ne connaissons que trop bien la xénophobie et les attaques racistes de Trump, mais il […]
Le meeting politique de Trump au Target Center de Minneapolis le 9 octobre 2019 (et en particulier son attaque contre la communauté somalienne) met en lumière les éléments importants de ce qui sera probablement sa stratégie de campagne en 2020. Nous ne connaissons que trop bien la xénophobie et les attaques racistes de Trump, mais il y a eu de gros changements sur le terrain depuis trois ans, et la stratégie de campagne de Trump induit à la fois des nouveaux dangers politiques et de nouvelles possibilités de réponse.
Confronté à la procédure d’impeachment à la Chambre et à des taux de désapprobation toujours élevés dans des États qu’il a gagnés en 2016 (notamment l’Ohio, le Wisconsin et le Michigan), Trump doit maintenir ses partisans les plus convaincus en colère et les motiver (et tenter de renverser les États qu’il a presque perdus, comme le Minnesota) tout en combattant la progression de plus en plus assurée de cette procédure.
La réponse intuitive de Trump au déclin de sa bonne fortune politique est de se lamenter en criant à la persécution, et ensuite d’assimiler son soi-disant statut de victime à celui de la nation. Ce sont ses accusateurs, pas lui, qui ont menti, enfreint la loi, commis une trahison. À Minneapolis, Trump savait que ses supporteurs avaient besoin de la menace de quelque chose de bien plus viscéral que les citations à comparaitre du Congrès. Il devait faire de ses ennemis leurs ennemis. Dès lors, l’apogée de sa performance lors du meeting a été l’utilisation décomplexée de la « théorie du grand remplacement », une vieille angoisse colonialiste, récemment reformulée par le nationaliste français Renaud Camus, qui veut que les Européens et les descendants des Européens feraient face à la grave menace d’être supplantés par des migrants non blancs et culturellement distincts, au travers de la migration et de la violence. Les coups de gueule de Trump sont passés d’inventions antimusulmanes et d’évocations du péril rouge au sujet de la députée Ilhan Omar à des propos alarmistes sur toute la communauté somalienne réfugiée du Minnesota, à un avertissement selon lequel, si on lui en laissait l’occasion, le Parti démocrate « ouvrirait grand les portes » au flux d’immigrés et de réfugiés, « d’un genre que le pays n’a jamais connu ». C’est comme si Trump avait tiré ce récit des pages du livre préféré de Steve Bannon, Le Camp des saints, le roman dystopique raciste de Jean Raspail, publié en 1973, qui raconte la destruction des « pays blancs » par des hordes du « Sud global ».
Si la ligne d’attaque de Trump était pour l’occasion remarquable pour sa brutalité xénophobe, elle n’était pas pire en elle-même que bon nombre des commentaires qu’il a tenus depuis la première annonce de sa campagne en 2015. Toutefois, il a maintenant élaboré une théorie du complot imagée, raciste et sexiste qui relie l’immigration, l’islam, le crime, le socialisme, les députés de la Chambre à la tête de l’enquête d’impeachment et le Parti démocrate dans une chaine d’associations. Cette diabolisation correspond parfaitement à ce que le regretté théoricien politique Michael Rogin1 a appelé la tradition contre-subversive aux États-Unis — un fantasme de persécution focalisé sur le pouvoir de destruction imaginaire des femmes, des migrants, des communistes et des personnes de couleur qui autorise une violence et une répression extraordinaires.
Dans le contexte actuel où la multiplication des théories du complot d’extrême droite a fait enfler les rangs de groupes de « patriotes » paramilitaires lourdement armés, tels que les Oath Keepers (Gardiens du Serment) et les Three Percenters (Trois pour cent), et des groupes de guérilla urbaine protofascistes comme les Proud Boys (Gars fiers), là où la rhétorique d’une guerre civile imminente a agité la base du parti républicain qui soutient le président et qui entend le défendre contre « l’État profond »2, et où la conviction du « Grand Remplacement » a conduit à la répétition de tueries de masse, ce discours se teinte de significations lourdes et pressantes.
L’évènement de Minneapolis nous fournit des indications importantes sur ce qui est en train de se jouer. Notez que les Républicains qui ont participé au rassemblement au Target Center ont été escortés de et à leurs voitures par des membres des Oath Keepers, qui se sont eux-mêmes décrétés « Gardiens de la République ». Une alerte sur la page web du groupe avant l’évènement annonçait : « Les communistes violents d’Antifa ont lancé un appel à une action nationale d’Antifa et d’autres gauchistes radicaux, qui haïssent l’Amérique, et à se rassembler à l’occasion du meeting politique de Trump à Minneapolis le 10 octobre ». Jusqu’à présent, ce type d’accord explicite entre le parti républicain et des groupes armés n’a été utilisé que dans le nord-est du Pacifique où le parti est devenu de plus en plus un parti de droite extrême, un peu à l’image de certains partis de droite d’Europe centrale. En réponse à la décision du maire de Minneapolis, Jacob Frey, de ne pas laisser les officiers de police participer au meeting de Trump en uniforme, le syndicat de police local a distribué à ses membres des T‑shirt d’un rouge éclatant ornés du slogan « Cops for Trump » (les flics pour Trump), assurant que ce président « de la loi et de l’ordre » les aurait toujours soutenus.
Le paysage du conflit politique et la composition des forces politiques continuent à se modifier aux États-Unis, créant des lignes de séparation plus aigües. Comme nous l’avons vu, le système du parti n’arrive plus à modérer facilement les forces à sa droite, qui constituent un assemblage de plus en plus dangereux et imprévisible depuis 2016.
En fait, le parti républicain est maintenant devenu un instrument de la droite radicale. Mais alors que ces trois dernières années ont vu l’expansion et la radicalisation de la droite, nous avons aussi pu voir grandir des formes de résistance dans les rangs de ceux que Trump cible.
On ne pourra ni battre ni même contenir l’expansion de la droite simplement au travers d’un impeachment ou même l’élection d’un président démocrate en 2020. L’instabilité politique créée par des décennies de réorganisation économique néolibérale qui ont fait de cet âge un « nouvel Âge d’or », ainsi que les chocs à venir des catastrophes climatiques impliquent que les questions sociales et écologiques les plus fondamentales seront rencontrées de plus en plus au travers de moyens soit autoritaires soit démocratiques et collectifs. À l’avant-garde de ces derniers, on trouve les mouvements menés par les migrants et les réfugiés, les luttes indigènes pour la protection de la terre et de l’eau, la résistance à la violence policière, la militance des jeunes pour le climat, les luttes pour des soins de santé accessibles, des revenus décents, les droits reproductifs, tous étant dirigés non pas contre la droite, mais ciblant les élites qui profitent de la montée de la droite.
La droite a bien sûr besoin d’une colère envers les élites, d’une rage générée par un sentiment d’impuissance politique et de vulnérabilité économique. Pour en revenir à Minneapolis, peut-être que la communauté somalienne que Trump a tellement vilipendée a quelque chose à apprendre à son public, qui pourrait écouter. Si Ilhan Omar est devenue une héroïne solide des travailleurs, ce n’est pas malgré, mais, à suivre ses propres déclarations, à cause de son expérience de réfugiée somalienne. En effet, la communauté somalienne de la région des villes jumelles (Minneapolis-Saint Paul) a été à l’avant-garde des luttes des travailleurs : au mégacentre de traitement d’Amazon à Shakopee, à l’usine de Jenny‑O Turkey Store à Melrose, à l’usine de traitement des poulets de Pilgrim’s Pride à Cold Spring. Trump n’est pas complètement dans le faux lorsqu’il déclare que les migrants et les réfugiés font changer les choses dans le Minnesota et dans tout le pays. En effet, ici, les mouvements autonomes et affirmés des marginalisés montrent de nouvelles voies de progrès vers un futur égalitaire et démocratique.
- Rogin M., « The Countersubversive Tradition In American Politics », Berkeley Journal of Sociology, 31, 1986, p.1 – 33.
- La notion d’État profond, utilisée à l’origine pour décrire les réseaux kémalistes en Turquie, les fraternités de hauts fonctionnaires danois ou l’intrication entre milieux mafieux et administration étatique en Italie, a été popularisée aux États-Unis par Peter Dale Scott, auteur d’une série d’essais politiques fort diffusée dans les années 1990. Scott désigne par là la bureaucratie institutionnelle (diplomatique, militaire, etc.) qui tend à se maintenir au pouvoir malgré les reconfigurations politiques et qui fonctionne de manière endogame. Elle rejoint l’idée bourdieusienne de « noblesse d’État », tout en s’en éloignant dans le rapport au débat public, puisque cette bureaucratie se tiendrait volontairement « hors de l’exposition » médiatique et politique. Cette notion, qui prend aux États-Unis un tour particulier vu notamment l’importance symbolique prise par les ordres secrets des universités d’élite, a nourri les théories du complot aux États-Unis depuis les années 1990. Elle est abondamment utilisée par D. Trump qui n’est pas diplômé d’une de ces universités prestigieuses. Notons qu’elle a été utilisée à plusieurs reprises par E. Macron pour justifier la reprise en main de certains dossiers politiques et une plus grande centralisation des pouvoirs sur la fonction présidentielle.
