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Trois plateaux dans la Puszta

Numéro 3 Mars 2008 par Bernard De Backer

mars 2008

« Qu’est-ce que l’espoir ? Une catin qui nous séduit pour se faire tout donner. » Sandor Petöfi, poète hongrois mort à Sighisoara À la sortie du village, un chemin de terre pierreux, déchiré d’ornières recuites par le soleil, escalade un bourrelet des Carpates avant de débouler en Transylvanie. C’est la voie la plus directe au départ de Botiza, […]

« Qu’est-ce que l’espoir ? Une catin qui nous séduit pour se faire tout donner. »

Sandor Petöfi, poète hongrois mort à Sighisoara

À la sortie du village1, un chemin de terre pierreux, déchiré d’ornières recuites par le soleil, escalade un bourrelet des Carpates avant de débouler en Transylvanie. C’est la voie la plus directe au départ de Botiza, une trentaine de kilomètres à travers la forêt recouvrant les montagnes d’une ombre silencieuse. Pour rejoindre la patrie de Vlad l’Empaleur 2, il faut franchir un col bossu de neuf cent quatre-vingts mètres qui n’en finit pas de se dérober sous ma bécane vacillante. « Toujours tout droit ! Toujours tout droit ! Surtout ne pas prendre les sentiers à gauche ou à droite ! », m’avait dit un moustachu sous sa faux étincelante. Sinistre présage. Ahanant dans la moiteur, les yeux perlés de sueur, j’ai bien du mal à distinguer la voie directe. Que faire de cette fourche qui s’ouvre devant moi ? Un peu à droite ou un peu à gauche ? Les chemins de montagne ont un langage subtil qu’il faut savoir décoder : pente légèrement moins raide, ornières un peu plus fatiguées, herbe moins folle… Va pour le tout droit qui va à gauche. Quelques lacets plus haut, le même dilemme se reproduit. La température fraîchit, le vent bruisse dans les feuillages. Le « Pasul Botiza » est si discret que son franchissement ne se remarque qu’à l’effort évanoui : on avance tout à coup sans pédaler.

Il n’y a pas grand-monde dans les forêts carpatiques, hormis le silence, la pénombre zébrée de faisceaux laiteux où poudroient des essaims de mouchettes, quelques charbonniers renfrognés qui vont à leurs affaires. Les ours, dont la présence est signalée par un placard sur un tronc, semblent planqués sous les feuillées. Accéder à la Transylvanie suppose de traverser la sylve, c’est étymologique. Quatre heures de bécane feront ici l’affaire. Mais ce grand plateau cabossé cerné par les Carpates ne manque pas de toponymes. Si les Roumains le nomment « Ardeal » ou « Transylvania », les Hongrois disent « Erdély », les Turcs « Urdul » et les Saxons « Siebenbürgen 3. Quant aux Tziganes, comment savoir ?

Tout ce petit monde se juxtapose dans un espace insulaire, à l’exception des Turcs qui n’ont pas occupé la région et dont les habitants n’ont hérité que quelques mots, des kilims et du café qui crisse sous la dent. La toponymie est un casse-tête permanent. Le patelin endormi qui s’étire le long de la piste sablonneuse de l’autre côté du col, « ultra silvam », ne se nomme pas simplement Grosii Tiblesului (prononcez Grochii Tsiblechouloui). La carte hongroise que je trimbale dans ma besace est formelle : il s’agit en fait de Tökés. On ne s’y bouscule pas, malgré les trois églises et les deux bistrots. Mon équipage exotique, enfoncé dans le sable jusqu’aux rayons, fait lever l’œil des glaneuses et sourire les vaches.

Charrette d’enfants

La Transylvanie, qui s’étend au sud du Maramures, est cet été un mélange de bocage breton et de savane indienne. Au loin, derrière des collines qui se succèdent en vagues vertes et jaunes, il y a la ville de Cluj Napoca (Kolosvar, Klausenburg), suivie de Ajud (Nagyenyed, Strassburg) et de Tirgu Mures (Marosvasarhely, Neumarkt). Puis, telle une citadelle sortie tout droit d’un conte de Grimm, posée au sommet d’une colline ceinte de murailles et de tourelles penchées, la merveilleuse Sighisoara (Segesvar, Schässburg). En juillet 1990, quelques mois après la « révolution », j’étais descendu d’un train en provenance de Budapest pour escalader les pentes de la vieille cité et vider quelques verres de blanc sec (avec glaçons) dans le sous-sol enfumé de la maison natale de Draculea. Le bourg était vide et silencieux : ruelles pavées, vieilles assoupies sur des bancs, enfants gracieux jouant à chat perché en s’appuyant sur les contreforts pastel de maisons antiques, statue de Sandor Petöfi dans un parc ensauvagé. Ce souvenir coulé dans ma mémoire ne souhaite pas être remplacé par la foire aux vampires et autres Motel Dracula. Il me reste sept jours pour atteindre Budapest en traversant le nord de la Transylvanie et la plaine hongroise. En selle.

Les routes qui longent le flanc méridional des « Muntii Lapusuli » sont étrangement désertes. Tout le monde s’est abrité de la fournaise. Seules les rivières sont fréquentées ; des grappes de gosses s’y ébrouent à quelques encablures de lavandières en fichu et de ponts suspendus. Au détour d’une descente en lacets, alors que le paysage silencieux s’étend à perte de vue, je croise soudainement une grande carriole de bois tirée par un cheval, entourée de deux ou trois adultes sveltes et ombrageux. Une dizaine d’enfants ambrés, presque nus, s’agitent dans la benne. Un homme aux yeux brillants me regarde en vociférant. Emporté par mon élan et ma frayeur, je ne lui demande pas quel nom il donne à la Transylvanie. Une image trop belle pour être vraie, emportée par le vent, le choc des sabots et la voix du Rom qui injurie le Gadjo.

Peu avant Baia Mare (Nagybánya, Frauenbach), des villages à la lisière du Maramures pointent le clocher fuselé de leurs églises que je contemple du pas de ma tente, dressée à l’ombre d’un pommier. Plus de place à la pensiunea Martuca de Surdesti ; une famille de Bucarest est attendue ce soir. Le grand-père revenu des champs m’a apporté un flacon de tzuica (alcool de prune) pour accompagner la soupe aux boulettes. Les femmes ramassent le foin derrière mon campement, assemblant ces belles meules coniques qui font le guet dans les collines. La tzuica finira par brouiller toutes ces jolies choses qui s’embrasent au couchant.

Hommes catholiques

Entre Baia Mare et la frontière hongroise, la Roumanie a tenté de soigner sa route. La région fut longtemps disputée avec les voisins magyars, nombreux à y vivre. Des stations-services clinquantes offrent des buvettes climatisées où j’écluse de l’eau glacée. Les vieilles industries chimiques moribondes voisinent avec de nouvelles usines aux couleurs rutilantes, fruits de quelques délocalisations dans l’Eldorado salarial de la nouvelle frontière européenne. Satu Mare (Szatmárnémeti, Sathmar), dernière ville avant la Hongrie, s’agite sous un soleil chauffé à blanc. La région fait géographiquement partie de la plaine hongroise et n’est roumaine que depuis 1946. Les Carpates s’éloignent dans la brume de chaleur.

La ville manque de fléchage. Perdu dans l’entrelac des rues par trente-huit à l’ombre, je range mon baudet à boyaux devant une église catholique qui dégorge ses fidèles. Ceux-ci semblent peu roumains par leur maintien et leur costume. Les hommes n’ont pas de ventre et sont bien rasés, les femmes ne portent pas de fichu ou de robes scintillant sous le soleil. D’ailleurs, les Roumains-roumains sont orthodoxes ou uniates. Des touristes catholiques, des Roumains-hongrois ou des Roumains-allemands ? Je risque un peu d’allemand. Une jeune femme me répond en hochdeutsch, ponctué de sourires avenants et de roulements de consonnes : « Wir sind Schwaben von Sathmar ». Des Souabes de Satu Mare, à ne pas confondre avec les Zipser du Maramures, les Saxons de Transylvanie ou les Souabes du Banat. Leurs ancêtres, venus du lac de Constance, ont fait le voyage au XVIIIe siècle, puis sont devenus magyarophones sous la Double Monarchie, tout en préservant leur connaissance de la langue allemande.

On m’invite à boire de l’eau glacée et du café noir dans une grande maison, située Wolfenbüttel Strasse, par ailleurs siège de la branche locale de la « Internationale Vereinigung Katholischer Männer ». Elle est professeur de mathématiques dans une des trois écoles hongroises de Satu Mare, lui travaille pour une fondation allemande. Les petits verres embués se lampent au fil des histoires de famille et de villages souabes, dispersés le long de la frontière. Le contentieux territorial entre la Hongrie et la Roumanie revient inévitablement sur le tapis. « La Roumanie a bien gagné au change : elle a perdu la Bessarabie mais engrangé la Transylvanie, le Banat et la Crisina ». Allons donc visiter ce pays qui a tant perdu après la chute des Empires centraux 4, au point d’en éprouver une incurable mélancolie que la chute du communisme et le lac Balaton lui-même ne seraient pas parvenus à éponger.

Mer continentale

Voici donc la Hongrie (Magyarorszag), bien rangée et proprette au regard de son voisin plus éruptif et balkanique. Un mixte de Pays-Bas et de Mongolie : pistes cyclables dans chaque localité, champs tracés au cordeau, steppe peignée, étangs et chenaux, puits à balancier, boeuf braisé et paprika. Dès la frontière franchie, on change d’univers. Les routes sont nettes, les maisons alignées, la signalisation irréprochable. Même les cigognes semblent arborer une collerette calviniste. La petite aubette en bois blanc où je sirote des jus de fruit est calme et reposante. Le propriétaire, un homme jeune en bleu de travail, ne parle que hongrois. Il va chercher sa fille qui connaît un peu d’allemand. Son père vient de Nyirbator et a construit la buvette de ses mains, me confie l’adolescente en boléro rouge et soutien doré. À quelques kilomètres, dans le bourg de Csenger, me dit-elle, j’aurai une chance dans la « panzio » locale. Plus loin, un contrôle volant scrute les voitures roumaines et laisse passer ma bécane d’un geste ganté.

Une coupure de cent lei en poche, je tente le change en forint dans la première banque. Les jeunes employés s’emparent avec ironie du billet bleu pâle, arborant fleurs et masques de théâtre en l’honneur du dramaturge Ion Luca Caragiale. Ils le roulent avec vigueur dans leur paume et me rendent une petite boule de papier qui se déplie en grinçant. Le billet reprend sa forme en quelques secondes. « On ne prend pas l’argent roumain ici. À Budapest, peut-être… » La route est encore longue pour changer mon billet. Il me faut traverser toute la plaine hongroise qui s’étend autour de la Tisza, ses lacs, ses marécages et ses steppes. Il y a le pays des Nyir (Nyirgelse, Nyirbator, Nyiregyhaza…), suivi par celui des Hajd (Hajduhadhaz, Hajduböszörmény, Hajduvid…) et des Jasz (Jaszladany, Jaszalsoszentgyörgy, Jaszbereny…). Demander son chemin est un exercice difficile, surtout qu’il fait très chaud. Après la traversée du petit plateau des provinces orientales, c’est la descente vers l’étuve de la Tisza. Au détour d’une route déserte, bordée de peupliers et de champs de maïs, je dépasse un tzigane à vélo transportant des balais empilés sur son porte-bagages. Des bourrasques soufflent dans les fagots de genêt et déportent son équipage d’un bord à l’autre de la route.

Venons-en à la Puszta. Quiconque s’est intéressé à la Hongrie a entendu parler de cette steppe herbeuse, élue « paysage national » au XIXe siècle. Le musée des Beaux-Arts de Budapest, notamment, en montre d’innombrables scènes romantiques : puits à balancier, cavaliers au galop, cumulus bourgeonnant, nuées d’orages et troupeaux de bœufs aux cornes courbées. « Un poème de Pëtofi, en 1844, exalte ce paysage, proclame que la Puszta est belle et que les Hongrois doivent l’aimer », écrit Anne-Marie Thiesse dans son beau livre sur la création des identités nationales. Et d’ajouter : « Cette étendue décrite comme infinie et balayée par les tempêtes sous un ciel chargé de cumulus devient une sorte de mer continentale, symbole de liberté farouche ». À vrai dire, la « mer continentale » semble avoir fondu autant que celle d’Aral. Pas de steppe en vue, rien que des champs cultivés, des rangées de peupliers et un ciel muet voilé par la chaleur. Après la ville de Balmazujvaros, enfin, un vent du nord se lève et me fouette le visage de face. La lumière est violente, la température a fraîchi d’au moins dix degrés et la poussière tourbillonne sur les bas-côtés. Tout à coup, une plaine d’herbe grise m’entoure d’un paysage de carte postale. Tout y est, même les cavaliers en costume et les bœufs cornés. Mais cette « étendue infinie » est désormais bien encadrée : je traverse le Hortobagyi Nemzet Park.

Tisza

Les voyages à bicyclette ont ceci de remarquable qu’ils vous soumettent à des sensations directes et intenses. Pollutions, averses, canicules, vents violents, attaques de chiens, quolibets de camionneurs, hurlements de gamins, blessures diverses… C’est ce que disent les grincheux et ils n’ont pas tort. On ne voyage pas aussi exposé sans en payer le prix. Mais, parfois, cette interface accrue entre le monde et soi — à côté de laquelle le voyage en bulle sur quatre roues est d’une pauvreté navrante — vous offre « le carat ». D’autant que le corps, suspendu dans les airs et exalté par l’effort, décuple sa réceptivité. Le vent, la lumière, le parfum des fleurs, les ombres d’un paysage, les dégradés d’un arrière-pays et les silhouettes de faucheurs ou de passantes s’accordent alors miraculeusement.

À la sortie de la Puszta de carte postale, je quitte la route et m’aventure sur un chemin de traverse qui escalade une digue protégeant la plaine des crues de la Tisza. La rivière s’est engrossée depuis sa naissance dans les Montagnes Noires, son tracé zèbre ma carte de boucles épaisses et de lacs bleutés bordés de marécages. Roulant sur la jetée herbeuse, je capte son odeur derrière des rangées de peupliers et des bosquets pourrissants. Des nuées d’oiseaux tourbillonnent au-dessus des frondaisons, quelques canards passent comme flèches au travers de la piste. Devant mes mains posées sur le guidon, la digue est un long couloir entouré d’arbres courbés qui frissonnent sous le vent du soir. La lumière oblique fait miroiter les plus hautes feuilles, papiers d’argent accrochés au sommet. Puis le paysage s’élargit et la rivière apparaît vers la droite, bordée de roseaux et jonchée d’îles herbeuses. De l’autre côté de l’eau battue par le vent, dans les lointains bleu-noirs, un bras des Carpates dessine des citadelles à la frontière slovaque. La nuit approche. Le voyageur a disparu. C’est ce que l’on peut lui souhaiter de meilleur.

  1.  Ce récit est la suite de « À vélo au pays du cimetière joyeux », publié dans La Revue nouvelle de janvier 2008.
  2. En roumain Vlad Tepes, voïvode de Transylvanie surnommé Draculea, « fils du dragon ». Son père, Vlad Dracul (« Vlad le Dragon »), était Prince de Vallachie et membre de l’Ordre du Dragon (Societas Draconistrarum) réunissant des nobles élus pour défendre le christianisme, face aux Ottomans notamment. L’écrivain irlandais Bram Stoker s’est inspiré de ce surnom pour inventer qui vous savez.
  3. « Le pays des sept forteresses. » Les Saxons ont fondé la plupart des villes de Transylvanie. »
  4. La première phrase du livre de Miklos Molnar, Histoire de la Hongrie, est sans appel : « L’histoire de la Hongrie s’est déroulée dans le bassin des Carpates de la conquête de 895 jusqu’à la première guerre mondiale et, après, sur le territoire plus exigu de l’actuelle Hongrie. » On comprend le poids de cet « après, plus exigu ». Le traité de Trianon (1920) fit passer le territoire hongrois de 283 000 km² et 18,2 millions d’habitants à 93 000 km² et 7,6 millions d’habitants. La Roumanie hérita de 101 000 km², soit plus que la Hongrie résiduaire.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur