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Trois passe-temps pour peuple impassible

Numéro 11 Novembre 2005 - Asie par Alex Vanherveland

novembre 2005

La sai­son des pluies est ter­mi­née et il est de retour, le petit vent qui nous rafrai­chit (oh, si peu ! il fait quand même 33 degrés à l’ombre…). Sur cette ile où l’im­mo­bi­lisme est une hygiène de vie, la sai­son du zéphyr va auto­ri­ser des envols fabu­leux, des appa­reillages chi­mé­riques, des par­tances ima­gi­naires. Après le travail […]

La sai­son des pluies est ter­mi­née et il est de retour, le petit vent qui nous rafrai­chit (oh, si peu ! il fait quand même 33 degrés à l’ombre…). Sur cette ile où l’im­mo­bi­lisme est une hygiène de vie, la sai­son du zéphyr va auto­ri­ser des envols fabu­leux, des appa­reillages chi­mé­riques, des par­tances ima­gi­naires. Après le tra­vail ou la classe, des myriades de Java­nais, petits et grands, vont s’a­don­ner à la même acti­vi­té, qui rap­pelle la chan­son de Gilles Vigneau :

« Tous les cerfs-volants se ressemblent
C’est tou­jours un enfant qui tient le bout du fil
Et son œil tremble, et sa main tremble
On ne sait plus lequel veut s’é­chap­per de l’autre… »

Ici, pré­ci­sé­ment, ce n’est pas néces­sai­re­ment un môme qui tient le bout du fil. J’ai vu des adeptes achar­nés âgés d’au moins trente ans. Et de toute façon, quand il a enfin atteint l’âge de se las­ser des cerfs-volants, l’homme de Java ne res­te­ra pas long­temps dis­pen­sé de l’ac­ti­vi­té : c’est à peu près à ce moment que son pre­mier lou­piot com­mence à gam­ba­der, et donc à s’es­sayer au même passe-temps. Bien­tôt, mal emme­né par la mal­adroite menotte du mou­flet, le losange colo­ré ira se coin­cer dans un arbre ou sur un fil élec­trique et le jeune père pour­ra, ravi, éta­ler ses talents de machi­niste pour le désempêtrer.

Quant à savoir qui, cerf-volant ou hu­main, veut s’é­chap­per de l’autre, la réponse est évi­dente : le diver­tis­se­ment sublime l’ir­ré­pres­sible besoin de s’ex­tir­per de cette pro­mis­cui­té épou­van­table (dois-je vous rap­pe­ler que, amou­reux de soli­tude et de grands espaces, je réside sur l’ile la plus peu­plée du monde, 120 mil­lions d’ha­bi­tants sur une super­fi­cie égale à quatre fois la Bel­gique ?). On est si ser­ré dans ces masures, dans ces ruelles et à vrai dire même dans les rares ter­rains non bâtis qui servent d’es­pace de médi­ta­tion ou de jeu, qu’il faut bien exploi­ter comme on peut la troi­sième dimen­sion. Il y a d’ailleurs beau­coup plus d’a­deptes du cerf-volant dans les villes que dans les cam­pagnes. Celles-ci dis­posent d’autres déri­va­tifs : la famille et le contrôle social n’y sont sans doute pas moins pesants, et les mai­sons guère plus grandes, mais au moins on dis­pose d’autres défou­loirs, à com­men­cer par le vélo et la moto.

Mais voi­là que votre envoyé spé­cial au para­dis des oiseaux arti­fi­ciels découvre à cette occu­pa­tion pai­sible un aspect moins sym­pa­thique : las­sés d’être déran­gés par les nuées d’as­tro­nefs bri­co­lés par leurs cadets, les grands ados pré­parent ici une pâte avec de la colle et du verre pilé, qu’ils appliquent sur leurs propres créa­tions : l’im­pru­dent qui approche de ces cerfs-volants de com­bat son propre jouet, ou pire, sa ficelle, voit illi­co son bon­heur tem­po­raire se déta­cher et s’en­vo­ler. Alors c’est une course folle dans tout le quar­tier pour tous les gar­ne­ments et les chô­meurs, puis­qu’il semble règner une règle non écrite en ver­tu de laquelle un cerf-volant qui s’est rom­pu est per­du et appar­tient au pre­mier qui l’at­trape (quitte à grim­per dans un arbre ou ris­quer de se cas­ser le cou sur un toit voisin).

Autre passe-temps bon mar­ché pour un peuple paci­fique, maitre de lui, et à l’in­fi­nie patience : la pêche. Le long des étangs, des rivières, des lacs et de l’o­céan, ils sont des mil­liers, ali­gnés de l’aube au cré­pus­cule, au point qu’on se demande com­ment ils peuvent encore pêcher quelque chose, à for­tio­ri quand l’o­pé­ra­tion a lieu dans la rizière boueuse, ou dans une eau fétide et pes­ti­len­tielle, comme c’est le cas dans un péri­mètre de qua­rante kilo­mètres au moins autour de chez moi. Je sup­pose qu’on se contente de quelques maigres pro­téines pour rele­ver le plat de riz quo­ti­dien ; j’ai en tout cas consta­té qu’une jour­née entière de pêche se trouve régu­liè­re­ment cou­ron­née par quelques mi­nus­cules vai­rons ou trois crabes lilliputiens.

C’est la carpe et le pois­son-chat qui dominent ici ; d’in­nom­brables gar­gotes pois­son­nières, le long de toutes les val­lées de l’ile, vous les servent bouillis ou frits. Vous qui croyez peut-être encore que ces espèces ne servent qu’à déco­rer les étangs, il m’a fal­lu payer de ma per­sonne pour dimi­nuer votre igno­rance. Alex a donc tes­té pour vous, dans un modeste res­to-route en bam­bou et rotin, les deux espèces tant van­tées par les gas­tro­nomes java­nais. Eh bien, expé­rience faite, en véri­té je vous le dis : vous pou­vez lais­ser vos carpes et vos pois­sons-chats à l’é­tang, vos papilles gus­ta­tives ne perdent rien. Autant mâcher de la vase avec des arêtes. Par contre, les pois­sons de mer, sur­tout le maque­reau et le thon, cuits à l’é­touf­fée dans une feuille de bana­nier, peuvent être un régal.

N’ayant ni la patience du pêcheur ni l’ha­bi­le­té de l’aé­ros­tier, votre cor­res­pon­dant d’In­su­linde a dû, dans sa recherche com­pul­sive de com­pli­ci­té avec les autoch­tones, se rabattre sur un troi­sième passe-temps popu­laire de ces lati­tudes, éga­le­ment pai­sible et secret : les échecs. Idée alam­bi­quée, direz-vous sans doute, que d’u­ti­li­ser cette lutte immo­bile et feu­trée pour appro­cher un peuple à la réserve et à la méfiance légen­daire. Jus­te­ment, ceci donne le temps à l’as­sem­blée (ma pré­sence a bien sûr pro­vo­qué un attrou­pe­ment) de me jau­ger, de s’ha­bi­tuer à la cou­leur exo­tique de ma peau et de mes yeux. Les deux phrases échan­gées toutes les vingt minutes ins­tallent au compte-gouttes une hési­tante conni­vence, si le voya­geur n’est pas trop pres­sé. À l’ombre du flam­boyant ou du banian, le chef du vil­lage ou du quar­tier a d’un coup d’œil convo­qué, pour se mesu­rer à moi, le meilleur joueur dis­po­nible ; je suis bien enten­du bat­tu à plate cou­ture, et tout l’at­trou­pe­ment savoure cette revanche post­co­lo­niale (tiens, voi­là un com­por­te­ment qui me rap­pelle l’A­frique ; mais bien sûr, les bruyantes excla­ma­tions satis­faites sont ici rem­pla­cées par de fur­tifs sou­rires nar­quois). On me nargue, on me taquine, on m’as­ti­cote. On véri­fie que je ne prends pas trop mal ma défaite aux échecs, on m’offre un verre d’eau chaude, voire quelques graines de tour­ne­sol grillées, c’est Byzance ! Plus que mille jours et, si je n’ai vexé per­sonne, si je n’ai pas com­mis d’im­pair, j’au­rai peut-être deux ou trois amis… Mais reve­nons à la chan­son de Vigneau :

« Tous les astro­nefs se ressemblent
C’est encore un enfant qui tient le bout du fil… »

Bien sûr, il faut nous arra­cher de la sim­pli­fi­ca­tion colo­niale consis­tant à expli­quer toutes les dif­fé­rences des peuples du Sud par le fait qu’ils sont fina­le­ment res­tés de grands enfants. Mais enfin, ici, c’est notre Mega­wa­ti, l’ex-pré­si­dente du pays en per­sonne, qui parle : « Mon peuple est pares­seux, indis­ci­pli­né, irres­pon­sable ; il y a bien des grands mes­sieurs qui se conduisent comme des gamins mal éle­vés. » Comme ces mâles pro­pos (si j’ose dire, Madame) sont tenus lors du dis­cours de la fête natio­nale, ils sont immé­dia­te­ment ponc­tués par le sur­vol de Sukhoï flam­bant neufs. Des avions de chasse dont on chu­chote ici que ce n’é­tait pas un achat vrai­ment essen­tiel (les chances d’a­gres­sion par un pays voi­sin sont pra­ti­que­ment nulles, et pour com­battre les pirates, les contre­ban­diers et les petites gué­rillas sépa­ra­tistes, c’est d’ap­pa­reils de recon­nais­sance dont on aurait besoin). Mais ce sont de si jolis jouets… « Tous les astronefs… » ■

Alex Vanherveland


Auteur

journaliste