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Trois

Numéro 5 – 2022 - 7. Italique fiction par Irène Kaufer

juillet 2022

C’est un cow­boy sur son che­val, sa femme der­rière lui. Sou­dain le che­val fait un écart. « Un », dit le cow­boy. Nous rou­lons sur l’autoroute, toutes vitres ouvertes, accom­pa­gnant à tue-tête la radio, ses tubes creux et même les mes­sages publi­ci­taires, que nous connais­sons par cœur. « La bière, les hommes savent pour­quoi ! » s’égosille Nico, tapant des deux mains […]

Italique

C’est un cow­boy sur son che­val, sa femme der­rière lui.
Sou­dain le che­val fait un écart. « Un », dit le cowboy.

Nous rou­lons sur l’autoroute, toutes vitres ouvertes, accom­pa­gnant à tue-tête la radio, ses tubes creux et même les mes­sages publi­ci­taires, que nous connais­sons par cœur. « La bière, les hommes savent pour­quoi ! » s’égosille Nico, tapant des deux mains sur le volant. « Mon rêve ma cui­sine ! » lui répond Mar­ta. Nous rions.

Je suis assise à l’arrière, Mar­ta a insis­té pour que je vienne. Elle a com­men­cé par m’appâter : « Tu auras ta chambre dans le gite, il y a une pis­cine, et on n’est pas loin de la mer. Tu n’as pas d’autres pro­jets, si…?»

Je n’avais pas d’autres projets.

Pas­ser une semaine avec eux ne fai­sait pas par­tie de mon idéal de vacances, mais comme disait Mar­ta, ce n’est qu’une semaine. Après m’avoir van­té les qua­li­tés du gite et de la région, elle a fini par me souf­fler, à bout d’arguments : « Je t’en prie. Viens ».

Mar­ta est mon amie d’enfance et elle m’a dépan­née plus d’une fois dans des situa­tions déli­cates. Une semaine de vacances, ce n’est cer­tai­ne­ment pas la pire chose qu’elle puisse me demander.

Nico est son nou­veau copain. J’avais res­sen­ti une aver­sion immé­diate pour le pré­cé­dent et quand elle a débar­qué en pleine nuit chez moi, une valise à la main, je me suis sen­tie à la fois inquiète et sou­la­gée : enfin, elle l’avait quit­té. Elle est res­tée quelques jours à la mai­son, mais elle a vou­lu retrou­ver très vite un appar­te­ment, sa vie d’avant, ses sor­ties, et, mal­gré l’insistance de ses amies, elle a refu­sé de por­ter plainte. « C’est une bonne leçon, je m’en sou­vien­drai », nous affirmait-elle.

La leçon qu’elle sem­blait avoir rete­nue, c’était une méfiance envers tous les gar­çons qui s’intéressaient à elle ; une méfiance para­ly­sante, pen­sions-nous, nous ses amies. Aus­si, quand elle a ren­con­tré Nico, on était contentes, même si on l’a vue moins sou­vent, et de moins en moins au fil du temps — nor­mal, après toutes ces années de strict célibat.

Son invi­ta­tion à les accom­pa­gner m’a d’autant plus sur­prise. Je lui ai deman­dé s’ils n’avaient pas envie de pas­ser un peu de temps ensemble, hors de la vie quo­ti­dienne. « Je pré­fère que tu sois là », m’a‑t-elle dit d’une petite voix, action­nant dans ma tête le bou­ton d’alerte. Puis elle a ajou­té : « Nico est d’accord ». Je me suis ser­vie de cet accord pour me ras­su­rer. Son copain d’avant n’aurait jamais accep­té ma pré­sence, ne fût-ce que pour une sor­tie au cinéma.

Nico m’a accueillie cha­leu­reu­se­ment, a tenu à por­ter ma valise jusqu’à la voi­ture, a veillé à m’installer le plus confor­ta­ble­ment pos­sible — « Mais avance ton siège, Mar­ta ! Ta copine doit avoir de la place pour ses jambes ! » — et m’a même deman­dé mes pré­fé­rences pour les sand­wichs du pique­nique de midi. « On pour­rait s’arrêter dans un res­to­route, mais tu sais com­ment est Mar­ta… enfin, tu la connais mieux que moi ! » m’a‑t-il lan­cé avec un clin d’œil complice.

Et nous voi­là par­tis, en train de nous égo­siller, toutes vitres ouvertes, sur les airs de Radio Nostalgie.

Sou­dain, au milieu d’une chan­son, que nous repre­nons en for­çant sur son côté lacry­mo­gène, Nico coupe la radio. Mar­ta s’arrête net, en plein refrain.

« Mais pour­quoi…» commence-je.

– Marre de ces trucs débiles, dit Nico.

– Tu as rai­son, répond Mar­ta, en me lan­çant un regard d’avertissement.

Elle m’a bien expli­qué qu’il arrive à Nico de chan­ger brus­que­ment d’humeur, mais ce n’est pas grave, juste son carac­tère, si on fait atten­tion, ça ne va pas plus loin.

Et si on ne fait pas attention…?

Elle a haus­sé les épaules. Ques­tion sans objet.

Ils pour­suivent leur route. Le che­val trébuche.

D’une voix calme, le cow­boy dit : « Deux ».

Nico s’arrête pour prendre de l’essence et boire un café. Mar­ta en pro­fite pour aller aux toi­lettes et comme je traine autour des pré­sen­toirs de livres de cui­sine, elle me glisse à l’oreille : « Vaut mieux que tu viennes avec moi, parce que si tu lui demandes de s’arrêter plus loin, ça le met­tra de très mau­vaise humeur ».

Je pro­fite du moment où nous nous lavons les mains à des lava­bos conti­gus pour lui glis­ser : « On dirait que Nico te fait peur ».

– Mais non… qu’est-ce que tu vas pen­ser ! me répond-elle trop vivement.

Je mets mes craintes sur le compte de son ancienne rela­tion, mais j’ai besoin de véri­fier. Une cin­quan­taine de kilo­mètres plus loin, par­cou­rus en bavar­dages futiles, je pose la main sur l’épaule de Nico : « Tu pour­ras t’arrêter à la pro­chaine pompe à essence ? J’ai besoin d’aller aux toilettes. »

Son visage, dans le rétro­vi­seur, a une expres­sion bizarre, ses lèvres bougent mais les mots qui en sortent paraissent déca­lés, comme dans un film mal réglé. « Bien sûr, il y a un res­to­route dans dix kilo­mètres. » Je vois Mar­ta s’enfoncer dans son siège, pour­tant il ne s’est rien passé.

Nico prend la sor­tie sui­vante et s’arrête sage­ment devant l’entrée. « Vas‑y, dit-il, on t’attend. Tiens, je vais en pro­fi­ter pour me dérouiller les jambes. » Tan­dis que je rentre dans le bâti­ment, Nico fait le tour de la voi­ture, ouvre la por­tière pas­sa­ger et lance à Mar­ta : « Viens ». Et comme elle ne bouge sans doute pas, il ajoute : « Tu sors ». Der­rière la vitre je jette un regard, ils marchent sur l’aire de repos en se tenant par la main. Mar­ta reste pour­tant très légè­re­ment en retrait, comme s’il devait la trai­ner, ou comme si elle se pré­pa­rait à fuir.

Je reviens vers la voi­ture. Appuyé contre la por­tière, Nico fume une ciga­rette, il me tend le paquet, non mer­ci. « Ah, encore une qui veut mou­rir en bonne san­té », raille-t-il. Debout sur le maca­dam, les bras bal­lants, Mar­ta regarde ses chaussures.

Nous repar­tons. Nico ral­lume la radio, en mon­tant le son jusqu’à ce que Mar­ta lui demande de le bais­ser. « Je conduis, tu veux que je m’endorme…?» lui lance-t-il.

Mar­ta a son per­mis mais depuis le copain pré­cé­dent, elle n’ose plus se mettre au volant. Quant à moi, Nico m’a décla­ré, dès le départ, que j’étais l’invitée d’honneur, qu’il n’était pas ques­tion de me lais­ser bos­ser. « Si tu y tiens abso­lu­ment, tu pour­ras essuyer la vais­selle, a‑t-il rigo­lé. Nous, on sait trai­ter les invi­tés, pas vrai, Marta ? »

Et s’il te plait, ajoute-t-il, arrête de faire la tête, ça m’agace.

Ils pour­suivent leur route. À nou­veau, le che­val fait un pas de côté.

Le cow­boy dit « Trois », puis il met pied à terre, dégaine son arme et tire une balle dans la tête de l’animal.

Vers midi, Nico quitte l’autoroute pour un che­min de cam­pagne, en nous deman­dant de repé­rer un endroit sym­pa­thique pour pique­ni­quer. Un banc sur une place de vil­lage, un parc, un coin de pelouse au bord de la rivière que nous sommes en train de lon­ger. « Bon, alors…?» s’énerve-t-il au bout d’un moment. Mar­ta tente quelques timides sug­ges­tions, mais aucune ne convient à Nico. Impos­sible de se garer. Trop de gens, et tous ces enfants, trop de bruit. Pas assez d’ombre, tu sais que le soleil me donne mal à la tête. Nous finis­sons par poser notre fri­go­box sur les marches d’une église. L’endroit est tran­quille, l’édifice nous four­nit l’ombre et nous avons une belle vue plon­geante sur la val­lée. Pas ter­rible comme endroit, sou­pire Nico, heu­reu­se­ment il y a le paysage.

C’est Mar­ta qui a pré­pa­ré les sand­wiches et les bois­sons, elle étale une nappe en plas­tique, dis­tri­bue les assiettes et les gobe­lets en car­ton, les ser­viettes, elle a même pré­vu un cou­teau, au cas où, et non, elle n’a pas oublié les fruits. « Est-ce que je n’ai pas une petite femme par­faite…?» fait Nico en lui envoyant une petite tape sur les fesses.

Nous man­geons en silence, les oiseaux chantent, un vent léger agite les branches des arbres sur la place devant nous. Le vil­lage semble endor­mi, les volets de l’épicerie qui fait le coin sont bais­sés. C’est l’un des moments que je pré­fère en vacances, le départ, le pre­mier arrêt hors de l’autoroute, au hasard, dans un lieu dont j’ignore jusqu’au nom et où je ne repas­se­rai sans doute jamais. Le genre d’endroit qu’on ne pense même pas à immor­ta­li­ser en pho­to. C’est juste char­mant, futile, léger.

« Bon, dit Nico, on n’a plus qu’à ter­mi­ner par un bon petit café. »

Mar­ta pâlit. Il se tourne vers elle.

« Ne me dis pas que tu as oublié le thermos…?»

Elle semble para­ly­sée, elle a encore une moi­tié de pomme dans la main.

Le visage de Nico se crispe. J’essaie d’intervenir. Il y a sur­ement un café dans le vil­lage, ou sinon sur la route. Et comme il conti­nue à regar­der Mar­ta, les yeux plis­sés, je lui lance : « Allez, Nico, tu ne vas pas faire des his­toires pour un café…»

Il se tourne alors brus­que­ment vers moi. « Moi, je fais des his­toires…?» répète-t-il sour­de­ment, puis il se met à hur­ler : « Moi, je fais des histoires…?»

Il vient de peler une orange, il tient encore le cou­teau à la main.

Là, sa femme s’insurge : « Tu exa­gères ! Tuer ce che­val juste pour quelques écarts…»
Le cow­boy ren­gaine son arme et dit sim­ple­ment : « Un ».

Irène Kaufer


Auteur

Née à Cracovie (Pologne), Irène Kaufer est arrivée en Belgique avec l’Exposition universelle de 1958. Militante féministe et syndicale, elle a participé dans les années 1970 à l’aventure de l’hebdomadaire {POUR}, auquel elle a consacré un polar ({Fausses pistes}, Luc Pire, 1995). Après de longues années dans une grande entreprise de commerce culturel, elle a terminé sa carrière comme responsable de projet dans une association de prévention des violences basées sur le genre. Parallèlement, elle a animé des tables de conversation pour femmes migrantes ou des ateliers de réécriture de chansons. Elle collabore régulièrement au magazine {Axelle}, ainsi qu’occasionnellement à d’autres publications. En 2005, elle a publié un livre d’entretiens avec la philosophe Françoise Collin, {Parcours féministe} (chez Labor, réédition chez iXe en 2014). Puis, en 2015 un recueil de nouvelles, {Déserteuses} (chez Academia-L’Harmattan). En 2021, elle a publié le roman {Dibbouks} aux Editions de l’Antilope. On peut aussi la retrouver sur son blog, www.irenekaufer.be. Désormais retraitée, elle coule des jours heureux entre son chat, son ordinateur, ses livres, ses révoltes et ses écrits.