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Trois
C’est un cowboy sur son cheval, sa femme derrière lui. Soudain le cheval fait un écart. « Un », dit le cowboy. Nous roulons sur l’autoroute, toutes vitres ouvertes, accompagnant à tue-tête la radio, ses tubes creux et même les messages publicitaires, que nous connaissons par cœur. « La bière, les hommes savent pourquoi ! » s’égosille Nico, tapant des deux mains […]
C’est un cowboy sur son cheval, sa femme derrière lui.
Soudain le cheval fait un écart. « Un », dit le cowboy.
Nous roulons sur l’autoroute, toutes vitres ouvertes, accompagnant à tue-tête la radio, ses tubes creux et même les messages publicitaires, que nous connaissons par cœur. « La bière, les hommes savent pourquoi ! » s’égosille Nico, tapant des deux mains sur le volant. « Mon rêve ma cuisine ! » lui répond Marta. Nous rions.
Je suis assise à l’arrière, Marta a insisté pour que je vienne. Elle a commencé par m’appâter : « Tu auras ta chambre dans le gite, il y a une piscine, et on n’est pas loin de la mer. Tu n’as pas d’autres projets, si…?»
Je n’avais pas d’autres projets.
Passer une semaine avec eux ne faisait pas partie de mon idéal de vacances, mais comme disait Marta, ce n’est qu’une semaine. Après m’avoir vanté les qualités du gite et de la région, elle a fini par me souffler, à bout d’arguments : « Je t’en prie. Viens ».
Marta est mon amie d’enfance et elle m’a dépannée plus d’une fois dans des situations délicates. Une semaine de vacances, ce n’est certainement pas la pire chose qu’elle puisse me demander.
Nico est son nouveau copain. J’avais ressenti une aversion immédiate pour le précédent et quand elle a débarqué en pleine nuit chez moi, une valise à la main, je me suis sentie à la fois inquiète et soulagée : enfin, elle l’avait quitté. Elle est restée quelques jours à la maison, mais elle a voulu retrouver très vite un appartement, sa vie d’avant, ses sorties, et, malgré l’insistance de ses amies, elle a refusé de porter plainte. « C’est une bonne leçon, je m’en souviendrai », nous affirmait-elle.
La leçon qu’elle semblait avoir retenue, c’était une méfiance envers tous les garçons qui s’intéressaient à elle ; une méfiance paralysante, pensions-nous, nous ses amies. Aussi, quand elle a rencontré Nico, on était contentes, même si on l’a vue moins souvent, et de moins en moins au fil du temps — normal, après toutes ces années de strict célibat.
Son invitation à les accompagner m’a d’autant plus surprise. Je lui ai demandé s’ils n’avaient pas envie de passer un peu de temps ensemble, hors de la vie quotidienne. « Je préfère que tu sois là », m’a‑t-elle dit d’une petite voix, actionnant dans ma tête le bouton d’alerte. Puis elle a ajouté : « Nico est d’accord ». Je me suis servie de cet accord pour me rassurer. Son copain d’avant n’aurait jamais accepté ma présence, ne fût-ce que pour une sortie au cinéma.
Nico m’a accueillie chaleureusement, a tenu à porter ma valise jusqu’à la voiture, a veillé à m’installer le plus confortablement possible — « Mais avance ton siège, Marta ! Ta copine doit avoir de la place pour ses jambes ! » — et m’a même demandé mes préférences pour les sandwichs du piquenique de midi. « On pourrait s’arrêter dans un restoroute, mais tu sais comment est Marta… enfin, tu la connais mieux que moi ! » m’a‑t-il lancé avec un clin d’œil complice.
Et nous voilà partis, en train de nous égosiller, toutes vitres ouvertes, sur les airs de Radio Nostalgie.
Soudain, au milieu d’une chanson, que nous reprenons en forçant sur son côté lacrymogène, Nico coupe la radio. Marta s’arrête net, en plein refrain.
« Mais pourquoi…» commence-je.
– Marre de ces trucs débiles, dit Nico.
– Tu as raison, répond Marta, en me lançant un regard d’avertissement.
Elle m’a bien expliqué qu’il arrive à Nico de changer brusquement d’humeur, mais ce n’est pas grave, juste son caractère, si on fait attention, ça ne va pas plus loin.
Et si on ne fait pas attention…?
Elle a haussé les épaules. Question sans objet.
Ils poursuivent leur route. Le cheval trébuche.
D’une voix calme, le cowboy dit : « Deux ».
Nico s’arrête pour prendre de l’essence et boire un café. Marta en profite pour aller aux toilettes et comme je traine autour des présentoirs de livres de cuisine, elle me glisse à l’oreille : « Vaut mieux que tu viennes avec moi, parce que si tu lui demandes de s’arrêter plus loin, ça le mettra de très mauvaise humeur ».
Je profite du moment où nous nous lavons les mains à des lavabos contigus pour lui glisser : « On dirait que Nico te fait peur ».
– Mais non… qu’est-ce que tu vas penser ! me répond-elle trop vivement.
Je mets mes craintes sur le compte de son ancienne relation, mais j’ai besoin de vérifier. Une cinquantaine de kilomètres plus loin, parcourus en bavardages futiles, je pose la main sur l’épaule de Nico : « Tu pourras t’arrêter à la prochaine pompe à essence ? J’ai besoin d’aller aux toilettes. »
Son visage, dans le rétroviseur, a une expression bizarre, ses lèvres bougent mais les mots qui en sortent paraissent décalés, comme dans un film mal réglé. « Bien sûr, il y a un restoroute dans dix kilomètres. » Je vois Marta s’enfoncer dans son siège, pourtant il ne s’est rien passé.
Nico prend la sortie suivante et s’arrête sagement devant l’entrée. « Vas‑y, dit-il, on t’attend. Tiens, je vais en profiter pour me dérouiller les jambes. » Tandis que je rentre dans le bâtiment, Nico fait le tour de la voiture, ouvre la portière passager et lance à Marta : « Viens ». Et comme elle ne bouge sans doute pas, il ajoute : « Tu sors ». Derrière la vitre je jette un regard, ils marchent sur l’aire de repos en se tenant par la main. Marta reste pourtant très légèrement en retrait, comme s’il devait la trainer, ou comme si elle se préparait à fuir.
Je reviens vers la voiture. Appuyé contre la portière, Nico fume une cigarette, il me tend le paquet, non merci. « Ah, encore une qui veut mourir en bonne santé », raille-t-il. Debout sur le macadam, les bras ballants, Marta regarde ses chaussures.
Nous repartons. Nico rallume la radio, en montant le son jusqu’à ce que Marta lui demande de le baisser. « Je conduis, tu veux que je m’endorme…?» lui lance-t-il.
Marta a son permis mais depuis le copain précédent, elle n’ose plus se mettre au volant. Quant à moi, Nico m’a déclaré, dès le départ, que j’étais l’invitée d’honneur, qu’il n’était pas question de me laisser bosser. « Si tu y tiens absolument, tu pourras essuyer la vaisselle, a‑t-il rigolé. Nous, on sait traiter les invités, pas vrai, Marta ? »
Et s’il te plait, ajoute-t-il, arrête de faire la tête, ça m’agace.
Ils poursuivent leur route. À nouveau, le cheval fait un pas de côté.
Le cowboy dit « Trois », puis il met pied à terre, dégaine son arme et tire une balle dans la tête de l’animal.
Vers midi, Nico quitte l’autoroute pour un chemin de campagne, en nous demandant de repérer un endroit sympathique pour piqueniquer. Un banc sur une place de village, un parc, un coin de pelouse au bord de la rivière que nous sommes en train de longer. « Bon, alors…?» s’énerve-t-il au bout d’un moment. Marta tente quelques timides suggestions, mais aucune ne convient à Nico. Impossible de se garer. Trop de gens, et tous ces enfants, trop de bruit. Pas assez d’ombre, tu sais que le soleil me donne mal à la tête. Nous finissons par poser notre frigobox sur les marches d’une église. L’endroit est tranquille, l’édifice nous fournit l’ombre et nous avons une belle vue plongeante sur la vallée. Pas terrible comme endroit, soupire Nico, heureusement il y a le paysage.
C’est Marta qui a préparé les sandwiches et les boissons, elle étale une nappe en plastique, distribue les assiettes et les gobelets en carton, les serviettes, elle a même prévu un couteau, au cas où, et non, elle n’a pas oublié les fruits. « Est-ce que je n’ai pas une petite femme parfaite…?» fait Nico en lui envoyant une petite tape sur les fesses.
Nous mangeons en silence, les oiseaux chantent, un vent léger agite les branches des arbres sur la place devant nous. Le village semble endormi, les volets de l’épicerie qui fait le coin sont baissés. C’est l’un des moments que je préfère en vacances, le départ, le premier arrêt hors de l’autoroute, au hasard, dans un lieu dont j’ignore jusqu’au nom et où je ne repasserai sans doute jamais. Le genre d’endroit qu’on ne pense même pas à immortaliser en photo. C’est juste charmant, futile, léger.
« Bon, dit Nico, on n’a plus qu’à terminer par un bon petit café. »
Marta pâlit. Il se tourne vers elle.
« Ne me dis pas que tu as oublié le thermos…?»
Elle semble paralysée, elle a encore une moitié de pomme dans la main.
Le visage de Nico se crispe. J’essaie d’intervenir. Il y a surement un café dans le village, ou sinon sur la route. Et comme il continue à regarder Marta, les yeux plissés, je lui lance : « Allez, Nico, tu ne vas pas faire des histoires pour un café…»
Il se tourne alors brusquement vers moi. « Moi, je fais des histoires…?» répète-t-il sourdement, puis il se met à hurler : « Moi, je fais des histoires…?»
Il vient de peler une orange, il tient encore le couteau à la main.
Là, sa femme s’insurge : « Tu exagères ! Tuer ce cheval juste pour quelques écarts…»
Le cowboy rengaine son arme et dit simplement : « Un ».