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Trébucher sur le malentendu

Numéro 8 – 2022 par Luc Van Campenhoudt

décembre 2022

Com­bien de pro­blèmes pour­raient être plus vite et mieux réso­lus, com­bien de petits drames et de grands mal­heurs pour­raient être évi­tés, com­bien nos rela­tions avec nos sem­blables seraient plus simples et plus agréables, bref com­bien la vie serait moins com­pli­quée si nos pro­pos, nos déci­sions, nos actions et notre com­pré­hen­sion des autres et des choses […]

Dossier

Com­bien de pro­blèmes pour­raient être plus vite et mieux réso­lus, com­bien de petits drames et de grands mal­heurs pour­raient être évi­tés, com­bien nos rela­tions avec nos sem­blables seraient plus simples et plus agréables, bref com­bien la vie serait moins com­pli­quée si nos pro­pos, nos déci­sions, nos actions et notre com­pré­hen­sion des autres et des choses n’étaient par­fois conta­mi­nés par des malentendus !

Tou­te­fois, dans la grande majo­ri­té des situa­tions, le mal­en­ten­du ne reste-t-il pas un phé­no­mène rela­ti­ve­ment rare et un inci­dent mineur ? Ne peut-il pas être assez aisé­ment évi­té et, s’il advient, vite dis­si­pé avec un peu de bonne volonté ?

Illu­sion ! Le mal­en­ten­du est au contraire un phé­no­mène très répan­du, qui s’observe dans tous les domaines de la vie col­lec­tive : la culture, l’économique, la poli­tique, l’enseignement, la jus­tice, la vie fami­liale notam­ment, jusques et y com­pris les rela­tions intimes. Pour diverses rai­sons qui relèvent de la dyna­mique même de la vie psy­chique, rela­tion­nelle et sociale, le mal­en­ten­du, pour peu qu’il soit iden­ti­fié d’ailleurs, n’est ni facile à évi­ter ni facile à lever.

Ce n’est pas un hasard si l’intrigue de tant de romans (pas seule­ment Le Mal­en­ten­du de Camus où il conduit au meurtre) repose sur le mal­en­ten­du. La trame dra­ma­tique des Misé­rables de Vic­tor Hugo, par exemple, est entiè­re­ment construite sur une suc­ces­sion de mal­en­ten­dus, qui s’enchevêtrent à tous les niveaux de l’existence psy­chique, rela­tion­nelle et collective.

Il est incon­tes­table que le mal­en­ten­du a sou­vent des consé­quences néfastes (une méchante dis­pute, un échec à un exa­men, une atmo­sphère détes­table dans un milieu pro­fes­sion­nel, la perte d’un client, un acci­dent ména­ger, une décon­ve­nue amou­reuse, une catas­trophe aérienne, le fias­co d’une poli­tique publique, de pro­fondes ten­sions sociales…). Pour cette rai­son, il est consi­dé­ré, en lui-même, comme intrin­sè­que­ment néfaste, à évi­ter à tout prix, à for­tio­ri dans le contexte cultu­rel ambiant où la trans­pa­rence des com­mu­ni­ca­tions est consi­dé­rée comme un idéal. De là, il n’y a qu’un pas à pen­ser que sans mal­en­ten­dus le monde tour­ne­rait plus rond.

Mais, si le mal­en­ten­du est inhé­rent à la vie rela­tion­nelle et col­lec­tive, s’il par­ti­cipe à son cours et de ses tur­bu­lences, peut-être n’est-ce pas tou­jours et sys­té­ma­ti­que­ment pour le pire. Peut-être est-il judi­cieux d’examiner de plus près com­ment il s’inscrit dans les pro­ces­sus d’interaction, ce qui le fait adve­nir, quels sont ses res­sorts et ses effets. En par­tant, non d’une théo­rie à prio­ri, mais de situa­tions concrètes et diversifiées.

Le mal­en­ten­du n’est pas seule­ment un objet d’étude en lui-même. La notion même de mal­en­ten­du se révèle un outil concep­tuel pré­cieux pour ana­ly­ser et com­prendre les situa­tions et pro­blèmes de la vie col­lec­tive les plus variés ; un angle de vue pour une explo­ra­tion inha­bi­tuelle et éclai­rante, un ana­ly­seur dirions-nous en lan­gage savant. C’est exac­te­ment ce qui sera réa­li­sé dans ce dos­sier. Six auteur·rices traitent, cha- cun·e, d’un sujet qu’iel mai­trise bien, mais, une fois n’est pas cou­tume, sous le prisme du malentendu.

Exa­mi­ner en quoi et com­ment le mal­en­ten­du est inhé­rent à toute vie col­lec­tive néces­si­tait de diver­si­fier au maxi­mum les champs d’observation. Sont ici abor­dés les rela­tions péda­go­giques, les inter­ac­tions lan­ga­gières, le consen­te­ment entre par­te­naires sexuels, les négo­cia­tions ins­ti­tu­tion­nelles en Bel­gique, l’intégration des immi­grés et le com­mu­nau­ta­risme et même les rap­ports des humains aux animaux.

Indé­pen­dam­ment de son inser­tion dans ce dos­sier, chaque texte pré­sente un inté­rêt en lui-même. L’enseignant·e, le parent d’élève ou l’étudiant·e qui se pré­oc­cupe de la réus­site sco­laire en appren­dra beau­coup en lisant « Heurs et mal­en­ten­dus péda­go­giques » d’Azzedine Haj­ji. Qui­conque est sen­sible au sort des ani­maux et à leur place dans nos vies ouvri­ra grand les yeux en lisant « Des mal­en­ten­dus, aus­si avec les ani­maux » de Jean Nizet. Celui ou celle qui sou­haite mieux sai­sir l’implicite et la sub­ti­li­té des échanges entre humains, ce qui fait la capa­ci­té de nous entendre et, le cas échéant de régler les polé­miques, gagne­ra à lire « Sur un mal­en­ten­du, ça peut mar­cher. Y a‑t-il un bon usage du mal­en­ten­du ? » de Lau­rence Rosier. Le·la citoyen·ne désireux·euse de sai­sir pour­quoi les inces­santes dis­cus­sions ins­ti­tu­tion­nelles n’aboutissent pas com­pren­dra bien mieux en se plon­geant dans « Les réformes ins­ti­tu­tion­nelles belges et les logiques du mal­en­ten­du » de Michel Moli­tor. Celle ou celui qui sou­haite pour lui·elle et ses enfants une socié­té où il fait bon vivre avec d’autres qui sont différent·es de lui·elle appren­dra com­ment pen­ser avec jus­tesse l’idée de com­mu­nau­té avec « Un mal­en­ten­du qui dure : l’immigration et le com­mu­nau­ta­risme » d’Albert Bas­te­nier. Celle ou celui que pré­oc­cupent l’égalité dans la rela­tion sexuelle ain­si que la fonc­tion de la norme légale à cet égard lira avec inté­rêt « Le consen­te­ment dans le nou­veau Code pénal sexuel. Le retrait du mal­en­ten­du-ali­bi » de Jacques Marquet.

Tou­te­fois, l’insertion de chaque texte dans ce dos­sier lui appor­te­ra une plus-value pour le·la lecteur·rice car chaque article contri­bue, de manière ori­gi­nale, à la pro­duc­tion d’un ensemble d’enseignements sur le pro­ces­sus même du mal­en­ten­du. L’essentiel de ce que nous enseignent ces textes, non plus sur la ques­tion concrète qu’ils traitent, mais sur le mal­en­ten­du lui-même, est syn­thé­ti­sé dans un texte de conclu­sion en fin de dossier.

Mais il serait dom­mage de s’y plon­ger avant la lec­ture des six textes, d’abord parce que c’est en eux que les idées clés se sont déve­lop­pées, ensuite parce qu’il se pour­rait que le·la lecteur·rice en fasse une autre lec­ture que nous, en tout cas plus appro­priée à sa propre expé- rience, à ses propres inté­rêts, tra­vaux ou pro­jets, aux situa­tions d’interactions concrètes dont iel est lui·elle-même par­tie prenante.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.