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Travail vivant. Sexualité et travail (1) et Travail et émancipation (2), de Christophe Dejours

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Degraef

juillet 2011

Quels rap­ports y a‑t‑il entre sub­jec­ti­vi­té, tra­vail et action col­lec­tive dans la cité ? En quoi et com­ment « le tra­vailler » par­­ti­­cipe-t-il de la célé­bra­tion de la vie ? Pour­quoi la trans­for­ma­tion radi­cale des formes d’organisation du tra­vail est-elle un enjeu poli­tique majeur aujourd’hui ? C’est à ten­ter d’y répondre que s’attache Chris­tophe Dejours, psy­chiatre et psy­cha­na­lyste fran­çais, pro­fes­seur titu­laire de […]

Quels rap­ports y a‑t-il entre sub­jec­ti­vi­té, tra­vail et action col­lec­tive dans la cité ? En quoi et com­ment « le tra­vailler » par­ti­cipe-t-il de la célé­bra­tion de la vie ? Pour­quoi la trans­for­ma­tion radi­cale des formes d’organisation du tra­vail est-elle un enjeu poli­tique majeur aujourd’hui ?

C’est à ten­ter d’y répondre que s’attache Chris­tophe Dejours, psy­chiatre et psy­cha­na­lyste fran­çais, pro­fes­seur titu­laire de la chaire de Psy­cha­na­lyse-San­té-Tra­vail au Conser­va­toire natio­nal des arts et métiers où il dirige le Labo­ra­toire de psy­cho­lo­gie du tra­vail et de l’action. Auteur de nom­breux ouvrages, ce spé­cia­liste de la psy­cho­pa­tho­lo­gie et de la psy­cho­dy­na­mique du tra­vail1 s’est fait connaitre du grand public par le livre Souf­france en France — La bana­li­sa­tion de l’injustice sociale (1998) dans lequel il rend compte des ravages du har­cè­le­ment et du « stress au tra­vail », qui peuvent conduire au sui­cide, toutes formes de nom­breuses et pré­oc­cu­pantes de patho­lo­gies men­tales asso­ciées au tra­vail. Dans l’ouvrage publié en 2009, Tra­vail vivant2, dont le pre­mier tome s’intitule Sexua­li­té et tra­vail et le second, Tra­vail et éman­ci­pa­tion, Dejours veut « ren­ver­ser le mou­ve­ment » et mon­trer que si le tra­vail peut pro­duire le pire, il peut aus­si géné­rer le meilleur, être fac­teur d’accomplissement de soi et d’émancipation, ce dont une majo­ri­té de gens ont fini par douter.

Travail vivant

Pour le cli­ni­cien du tra­vail, le constat est clair. « L’incidence crois­sante des patho­lo­gies du har­cè­le­ment n’est pro­ba­ble­ment pas due à l’intensification du har­cè­le­ment qui a tou­jours été une pra­tique des petits chefs, mais bien plu­tôt à la soli­tude et à l’effacement des réac­tions de soli­da­ri­té face à la souf­france et à l’injustice. Sui­cides au tra­vail et patho­lo­gies du har­cè­le­ment sont les formes cli­niques les plus élo­quentes de la désa­gré­ga­tion du vivre ensemble dans le monde ordi­naire. » (T1, p.16). Il juge donc néces­saire de pro­po­ser une nou­velle théo­rie du tra­vail qui per­mette de pen­ser poli­ti­que­ment l’organisation de celui-ci. Dans le pre­mier tome Sexua­li­té et tra­vail, qui ana­lyse les rap­ports entre tra­vail, corps et sexua­li­té, Dejours s’appuie sur la cli­nique pour mon­trer que le tra­vail de pro­duc­tion est une épreuve pour la sub­jec­ti­vi­té tout entière d’où peuvent émer­ger de nou­velles habi­le­tés, à la condi­tion tou­te­fois que cette épreuve soit relayée par un deuxième tra­vail, de soi sur soi, ou de trans­for­ma­tion de soi. Dans le deuxième tome Tra­vail et éman­ci­pa­tion, il montre que l’organisation du tra­vail a des inci­dences qui vont bien au-delà du seul monde du tra­vail. Si on peut apprendre au tra­vail le res­pect de l’autre, la pré­ve­nance, la soli­da­ri­té, la déli­bé­ra­tion, les prin­cipes de la démo­cra­tie, on peut tout aus­si bien y apprendre l’instrumentalisation de l’autre, la dupli­ci­té, la lâche­té, la déloyau­té, le cha­cun pour soi, le mutisme. De sorte que l’organisation du tra­vail s’offre tou­jours, selon l’auteur, comme un lieu d’apprentissage de l’implication ou de la déser­tion des espaces poli­tiques. C’est par consé­quent à la défi­ni­tion d’une autre poli­tique du tra­vail que veut contri­buer son ouvrage. Celle-ci « n’aurait pas seule­ment l’ambition de pré­ve­nir les mala­dies men­tales du tra­vail, mais vou­drait reprendre la main sur l’organisation du tra­vail pour tirer du rap­port au tra­vail ce qu’il contient en puis­sance comme res­source pour la construc­tion de la san­té et l’accomplissement de soi d’une part, pour l’apprentissage du vivre ensemble et la recom­po­si­tion des liens de soli­da­ri­té d’autre part » (T2, p.8).

Pour y par­ve­nir, Dejours tente de « faire le point » sur l’état des connais­sances cli­niques et théo­riques sur le tra­vail afin de don­ner à la phi­lo­so­phie poli­tique les moyens de repen­ser le tra­vail et son « rôle clef » (T2, p.16) dans la lutte pour l’émancipation et le « pro­grès moral de l’humanité » (T1, p.12). Un tel pro­jet de « réha­bi­li­ta­tion du poli­tique » (T1, p.10) néces­site, selon lui, une théo­rie du « tra­vail vivant » — concept emprun­té à Marx — démon­trant sa cen­tra­li­té anthro­po­lo­gique (tome 1) et poli­tique (tome 2). Ce qui, du même coup, implique pour l’auteur de s’expliquer avec la psy­cha­na­lyse (Freud), mais aus­si avec toute une tra­di­tion phi­lo­so­phique qui, écrit-il, « refuse » la cen­tra­li­té du tra­vail (Aris­tote, Arendt, Habermas…).

À la cri­tique des rap­ports de domi­na­tion au tra­vail qu’on trouve dans Souf­france en France, Tra­vail vivant ajoute ain­si un nou­vel enjeu poli­tique au tra­vail — non seule­ment lut­ter contre l’injustice et les rap­ports de domi­na­tion, mais aus­si, et peut-être même sur­tout, « célé­brer la vie » (T2, p.38). Ce qui conduit l’auteur à tirer des conclu­sions sur le tra­vail à un niveau qui n’est plus cli­nique ou théo­rique, mais philosophique.

Travail, corps et subjectivité

En théo­rie, la méta­psy­cho­lo­gie freu­dienne et la « psy­cho­dy­na­mique du tra­vail » se séparent sur un point essen­tiel. Pour la pre­mière, c’est la sexua­li­té (au sens élar­gi) qui est cen­trale chez l’homme tan­dis que pour l’autre, c’est le tra­vail. D’où l’enjeu théo­rique des pre­miers cha­pitres de Sexua­li­té et tra­vail qui cherchent à dépas­ser « le para­doxe de la double cen­tra­li­té » (T1, p.46) du tra­vail et de la sexua­li­té chez l’homme et, par­tant, sur­mon­ter la contra­dic­tion épis­té­mo­lo­gique entre psy­cha­na­lyse et psy­cho­dy­na­mique. Dejours y par­vient en posant la thèse de la « dis­tinc­tion ana­ly­tique » (T1, p.176) entre tra­vail-poïé­sis et tra­vail-Arbeit. Arbeit étant le terme choi­si par Freud pour par­ler du « tra­vail » du rêve, du deuil ou encore du refou­le­ment. Autre­ment dit, c’est en arti­cu­lant tra­vail maté­riel et tra­vail psy­chique que le cli­ni­cien du tra­vail par­vient à unir les deux sciences et enri­chir ain­si son mode de com­pré­hen­sion du tra­vail. « Ce que la cli­nique met au jour, c’est qu’il ne peut y avoir de poïé­sis sans Arbeit » (T1, p.185). Ce point est tout à fait essen­tiel puisqu’il pré­sup­pose que le tra­vail ne relève pas sim­ple­ment de la sphère pro­duc­tive et maté­rielle, mais aus­si et sur­tout de la psy­chè.

Si l’on veut com­prendre l’articulation de ces deux dimen­sions « insé­pa­rables mais dif­fé­rentes » (T1, p.185) du tra­vail — maté­rielle et psy­chique — il faut repar­tir de ce que Dejours a obser­vé et décrit à l’écoute du travail.

Se concen­trant sur les rela­tions com­plexes entre san­té men­tale et tra­vail, le cli­ni­cien a dû adop­ter une tout autre pers­pec­tive sur le tra­vail que celle des sciences sociales et éco­no­miques. Ce qui l’intéresse en effet, c’est « le tra­vailler », c’est-à-dire « un cer­tain mode d’engagement de la per­son­na­li­té pour faire face à une tâche enca­drée par des contraintes maté­rielles et sociales ». Le tra­vail n’est pas envi­sa­gé comme rap­port social (emploi, tra­vail sala­rié ou force de pro­duc­tion), mais comme « rap­port sub­jec­tif » (T1, p.25). Or ce rap­port sub­jec­tif au tra­vail se mani­feste d’abord, néga­ti­ve­ment, dans l’écart ou le hia­tus entre le tra­vail pres­crit (savoir-faire, règles, com­pé­tences tech­niques) et le tra­vail effec­tif (le réel du tra­vail). Aus­si convient-il de mon­trer les impli­ca­tions anthro­po­lo­giques de ce déca­lage inhé­rent, selon lui, à l’activité du travail.

L’épreuve de ce qu’il appelle le « réel du tra­vail » se fai­sant connaitre néga­ti­ve­ment dans les « obs­tacles que le monde oppose à la mai­trise tech­nique » (T1, p.25), tra­vailler com­mence par l’expérience d’une souf­france pour le sujet. « Point d’origine », la souf­france donne en quelque sorte le ton de la sub­jec­ti­vi­té et assure à celle-ci son ancrage dans le réel : tra­vailler consiste dès lors à exer­cer son intel­li­gence en vue de « com­bler l’écart entre le pres­crit et l’effectif » (T2, p.20) et trou­ver une réponse, don­ner un sens, à cette souf­france pri­mi­tive. C’est là que se situe pour Dejours la cen­tra­li­té anthro­po­lo­gique du tra­vail. Mobi­li­sant toute l’intelligence humaine et même la ruse (la fameuse mètis grecque), ce qu’il appelle aus­si « le zèle », tra­vailler exige de l’homme le déploie­ment de tout son être. Ain­si, le tra­vail « colo­nise toute la sub­jec­ti­vi­té » (T1, p.39) puisque tra­vailler va bien au-delà du temps de tra­vail et de son exé­cu­tion. Dans cette optique, par­ler de tra­vail d’exécution n’a tout sim­ple­ment aucun sens. Au contraire, tout tra­vail sup­pose un enga­ge­ment de soi-même où le corps joue un rôle fon­da­teur. Le tra­vail révèle que c’est dans le corps lui-même que réside l’intelligence du monde et que c’est d’abord par son corps que le sujet inves­tit le monde pour le faire sien, pour l’habiter.

Il importe de bien com­prendre que le corps dont il est ques­tion ici, ce corps qui s’approprie le monde, n’est pas le corps des bio­lo­gistes, c’est un deuxième corps, le corps qu’on habite, qui s’éprouve affec­ti­ve­ment, celui qui est enga­gé dans la rela­tion à l’autre. Ce deuxième corps, ce corps sub­jec­tif qui se consti­tue à par­tir du corps bio­lo­gique, on l’appelle en psy­cha­na­lyse corps éro­gène. Ce corps là n’est pas don­né à la nais­sance, mais construit peu à peu dans la rela­tion de corps à corps entre l’enfant et l’adulte autour des soins du corps, les­quels sont conta­mi­nés par le sexuel. Là réside sans doute une décou­verte sur­pre­nante de la cli­nique du tra­vail : c’est le corps éro­gène, celui de l’expérience la plus intime de soi et du rap­port à autrui, qui est convo­qué dans le travailler.

Retour à Freud

Si la théo­rie freu­dienne men­tionne, elle aus­si, la notion de tra­vail (Arbeit), il lui man­que­rait, écrit l’auteur, une théo­rie du corps sub­jec­tif — autre­ment dit, une « méta­psy­cho­lo­gie du corps » (T1, chap. IV) — per­met­tant d’unir le sujet et le monde, la pul­sion et son exi­gence de tra­vail. Se réfé­rant au texte freu­dien « Pul­sion et des­tins de pul­sions » (1915), où Freud se révèle « réti­cent à l’idée d’une théo­rie du corps », mais accorde en revanche « beau­coup de place au tra­vail », Dejours conclut que « la congruence entre sexua­li­té et tra­vail qui appa­rait chez Freud, se paye en retour de l’éviction du corps hors de la théo­rie freu­dienne » (T1, p.46). Faute de pou­voir s’appuyer sur Freud, la psy­cho­dy­na­mique édi­fie alors une théo­rie du corps emprun­tant sa concep­tua­li­té aux phi­lo­sophes Maine de Biran (le « fait pri­mi­tif de l’effort ») et Michel Hen­ry (la « corps­pro­pria­tion »). Par­tant du « pri­mat de corps » (T1, p.107), que ce soit dans le façon­ne­ment de la pen­sée, la genèse de l’inconscient et, plus glo­ba­le­ment, dans le déve­lop­pe­ment de la sub­jec­ti­vi­té, l’analyse opère un dépas­se­ment du corps bio­lo­gique vers un « deuxième corps » (T1, p.185), à savoir le « corps pen­sant » ou le « corps éro­gène », assu­rant ain­si à la sub­jec­ti­vi­té son fon­de­ment auto-affec­tif ou pathique.

Le « tra­vail vivant » exprime alors ce que la sub­jec­ti­vi­té incar­née doit au tra­vail pour s’accomplir. S’enracinant dans les pou­voirs du corps, le tra­vail ne peut se réduire ni à une tâche, ni à une pro­duc­tion d’ordre maté­riel (poïé­sis), mais implique un tra­vail de soi sur soi (Arbeit) que Dejours assi­mile à la vie aus­si bien cor­po­relle que psy­chique. « L’ensemble du pro­ces­sus qui, par­tant de la poïé­sis, s’achève par l’Arbeit, c’est cela même qu’on désigne sous le terme de tra­vail vivant » (T1, p.185). Au-delà de l’enjeu pro­pre­ment théo­rique de sa fon­da­tion, la sub­jec­ti­vi­té est la condi­tion du tra­vail vivant, ou de l’émancipation par le tra­vail. « Le point de vue fon­da­men­tal appor­té par la psy­cho­dy­na­mique du tra­vail à la concep­tion de l’action est qu’une action n’est ration­nelle que si elle tient compte du des­tin de la sub­jec­ti­vi­té dans le tra­vail, et si elle s’alimente en même temps à ce qui, dans toute acti­vi­té de tra­vail, pro­cède de la sub­jec­ti­vi­té » (T2, p.38).

Or ce point de vue fon­da­men­tal est sys­té­ma­ti­que­ment bat­tu en brèche par les nou­velles méthodes d’organisation et de ges­tion du tra­vail qui font suite au « tour­nant néo­li­bé­ral ». Fonc­tion­nant sur le pos­tu­lat — entiè­re­ment réfu­té par la psy­cho­dy­na­mique — qu’on peut éva­luer objec­ti­ve­ment et quan­ti­ta­ti­ve­ment le tra­vail (bilan de com­pé­tences), elles ont eu pour effet patho­gène d’ôter au tra­vail sa vie, c’est-à-dire la part invi­sible de la sub­jec­ti­vi­té qui, par­tant de l’épreuve de l’échec et de la souf­france, mobi­lise l’intelligence du corps sub­jec­tif. C’est pour­quoi le livre plaide pour que l’on cesse de sacri­fier la sub­jec­ti­vi­té sur l’autel de la ren­ta­bi­li­té et que l’on entre­prenne, à l’inverse, de « réen­chan­ter le tra­vail » (T2, p.183) et « célé­brer la vie » (T2, p.38). Dejours se démarque ain­si clai­re­ment des auteurs qui, à la fin des années nonante, pro­phé­ti­saient la « fin du tra­vail » ou son « désen­chan­te­ment » et plaide avec force pour redon­ner au tra­vail sa visée poli­tique et éman­ci­pa­trice, tant au niveau indi­vi­duel que collectif.

Travail et coopération

Par­tant d’une remise en ques­tion de la théo­rie sociale de Freud dont l’«impensé » (T2, p.54) serait le rôle poli­tique de la coopé­ra­tion dans le tra­vail, Dejours veut, dans le second volume, démon­trer la cen­tra­li­té poli­tique du tra­vail. Car tra­vailler est une action à la fois indi­vi­duelle (mobi­li­sa­tion de l’intelligence) et col­lec­tive (« coor­di­na­tion des intel­li­gences ») (T2, p.33). Mieux, c’est l’action humaine par excel­lence dans la mesure où elle « rend pos­sible la coopé­ra­tion des égoïsmes dans la concorde » (T2, p.98). C’est pour­quoi Dejours fait du tra­vail une acti­vi­té poli­tique à part entière qu’il décrit selon les méca­nismes de la coopé­ra­tion et les liens de civi­li­té qu’elle ins­ti­tue entre les hommes. La néces­si­té de devoir coopé­rer a pour ori­gine le besoin de recon­nais­sance défi­nie comme rétri­bu­tion sym­bo­lique et qui, en défi­ni­tive, « donne le sens sub­jec­tif du tra­vail » (T2, p.37), c’est-à-dire la pos­si­bi­li­té de « trans­for­mer la souf­france en plai­sir » (T2, p.107).

À ce stade, Dejours s’inscrit dans la conti­nui­té des concepts cri­tiques de tra­vail et de « lutte pour la recon­nais­sance » défen­dus par Hon­neth et dont il veut appro­fon­dir la por­tée éman­ci­pa­trice. Mais là où son ana­lyse se sin­gu­la­rise et gagne en acui­té, c’est en ce qu’elle montre que la coopé­ra­tion tout comme la recon­nais­sance sont loin d’être « uni­voques » (T2, p.118), pou­vant aus­si bien réus­sir qu’échouer. Ou bien la coopé­ra­tion est posi­ti­ve­ment moti­vée par « la liber­té de déli­bé­ra­tion » (T2, p.84), c’est-à-dire par un « espace de déli­bé­ra­tion » don­nant lieu à des règles col­lec­tives de tra­vail (« la déon­tique du faire »). Ou bien elle est une coopé­ra­tion défen­sive ou réduite (T2, p.84 sq.), en quelque sorte for­cée, et se limite alors à une stra­té­gie de défense dont le res­sort est la peur (peur de la soli­tude, du manque de recon­nais­sance, de ne pas être à la hau­teur…). Dejours montre aisé­ment qu’en dépit de leur pré­ten­tion pro­cla­mée de valo­ri­sa­tion de l’autonomie et du tra­vail en équipe, les nou­velles orga­ni­sa­tions du tra­vail s’inscrivent dans le second terme de l’alternative.

Tra­vail vivant appro­fon­dit ain­si ce que Souf­france en France décri­vait en termes arend­tiens de « bana­li­sa­tion » de la souf­france au tra­vail et de « défaite de la pen­sée » (atti­tudes déloyales, men­songes, injus­tices, etc.). Dejours y insiste et l’illustre à l’aide d’exemples par­lants : une orga­ni­sa­tion, même la plus injuste et inique, ne peut fonc­tion­ner sans la par­ti­ci­pa­tion et la contri­bu­tion des sujets. C’est l’équivocité du tra­vail qui se trouve ain­si révé­lée : il peut aus­si bien accom­plir que rétré­cir la sub­jec­ti­vi­té selon qu’il repose sur la mobi­li­sa­tion de la pen­sée ou sa déser­tion, la liber­té ou l’aliénation.

Penser le travail pour mieux outiller l’agir

Sans conteste, la lec­ture du livre de Dejours est pas­sion­nante. Non seule­ment il offre une très belle syn­thèse des prin­ci­paux résul­tats de la psy­cho­dy­na­mique du tra­vail, mais il est en outre une éblouis­sante et joyeuse illus­tra­tion de l’intelligence en action. Dejours se sert de façon ori­gi­nale, inno­vante et radi­cale de maté­riaux théo­riques extrê­me­ment divers (la cli­nique, les sciences humaines, la phi­lo­so­phie) pour les refor­mu­ler dans le cadre strict de ce qu’il cherche lui-même à com­prendre à l’écoute de la souf­france au tra­vail. Il outille, voire même, osons le mot, il arme, la cri­tique sociale de quelques muni­tions bien utiles par les temps qui courent.

Je ne cite­rai qu’un seul exemple : sa démo­li­tion en règle du recours sys­té­ma­tique à l’évaluation quan­ti­ta­tive et objec­tive du tra­vail. Démon­trer, comme il le fait, que le tra­vail res­sor­tit à la sub­jec­ti­vi­té a comme consé­quence impa­rable que l’essentiel du tra­vail est invi­sible. Or, seul ce qui appar­tient au monde visible est acces­sible à l’expérimentation scien­ti­fique et peut faire l’objet d’une ten­ta­tive de mesure et d’évaluation objec­tive. Seule la part visible, soit la par­tie maté­ria­li­sée de la pro­duc­tion, est éva­luable. Le tra­vail, au sens du tra­vailler effec­tif, ne l’est pas. D’autant plus que l’invisibilité du tra­vailler est ren­for­cée par la clan­des­ti­ni­té à laquelle est le plus sou­vent contrainte l’intelligence au tra­vail, tra­quée qu’elle est par d’innombrables moda­li­tés de contrôle et de sur­veillance (des gestes, mou­ve­ments, modes opé­ra­toires, pro­cé­dures) aus­si sévères que rigou­reuses. Sans par­ler du fait que la « métis » en tant qu’elle est essen­tiel­le­ment intel­li­gence du corps est dif­fi­ci­le­ment mise en mots. Le tra­vailleur habile met en œuvre son intel­li­gence sans pou­voir vrai­ment bien en rendre compte. Et il est même pro­bable que le lexique soit fon­da­men­ta­le­ment défi­ci­taire vis-à-vis de cette expé­rience. En consé­quence, affirme Dejours, nous ne savons pas et ne pou­vons pas éva­luer le tra­vail. Ce qui est éva­lué ne cor­res­pond pas au tra­vail. « De ce fait, l’évaluation fonc­tionne sur­tout comme un moyen d’intimidation et de domi­na­tion. Sa voca­tion pri­mor­diale est la relé­ga­tion de la sub­jec­ti­vi­té hors des débats sur l’économie et le travail. »

  1. Chris­tophe Dejours en pro­pose la défi­ni­tion sui­vante : « La psy­cho­dy­na­mique du tra­vai­lest d’abord une dis­ci­pline cli­nique qui s’appuie sur la des­crip­tion et la connais­sance des rap­ports entre tra­vail et san­té men­tale. C’est ensuite une dis­ci­pline théo­rique qui s’efforce d’inscrire les résul­tats de l’investigation cli­nique du rap­port au tra­vail dans une théo­rie du sujet, qui tienne compte à la fois de la psy­cha­na­lyse et de la théo­rie sociale. »
  2. Chris­tophe Dejours, Tra­vail vivant 
tome1 : Sexua­li­té et tra­vail, 210 pages ; 
tome2 : Tra­vail et éman­ci­pa­tion, 242 pages, 
Payot, 2009.

Degraef


Auteur

Véronique Degreef est sociologue, elle a mené de nombreuses missions de recherche et d'évaluation pour des centres universitaires belges et étrangers, des autorités publiques belges et des organisations internationales.