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Transylvanie, 1944, Journal du ghetto d’Oradea

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Roland Baumann

juillet 2013

Tra­duit du hon­grois par Jean-Léon Mul­ler et publié aux édi­tions des Syrtes en mai der­nier, J’ai vécu si peu, d’Éva Hey­man nous livre le jour­nal intime d’une ado­les­cente, issue de la bour­geoi­sie juive aus­­tro-hon­­groise d’Oradea, ville du nord-ouest de la Tran­syl­va­nie, rat­ta­chée à la Rou­ma­nie après la guerre de 1914 – 1918, puis trans­fé­rée à la Hon­grie en 1940 […]

Tra­duit du hon­grois par Jean-Léon Mul­ler et publié aux édi­tions des Syrtes en mai der­nier, J’ai vécu si peu, d’Éva Hey­man1 nous livre le jour­nal intime d’une ado­les­cente, issue de la bour­geoi­sie juive aus­tro-hon­groise d’Oradea, ville du nord-ouest de la Tran­syl­va­nie, rat­ta­chée à la Rou­ma­nie après la guerre de 1914 – 1918, puis trans­fé­rée à la Hon­grie en 1940 (et connue sous le nom de Nagyvá­rad dans l’histoire hon­groise). Vivant chez ses grands-parents depuis le divorce de ses parents et le rema­riage d’Ági (Agnès), sa maman, Éva, parle hon­grois et alle­mand, apprend le fran­çais et « oublie » le rou­main. Elle veut deve­nir pho­to­re­por­ter, voya­ger et se marier avec « un Anglais, un aryen » ! Com­men­çant son jour­nal le 13 février 1944, jour anni­ver­saire de ses treize ans, Éva Hey­man l’interrompt le 30 mai par un appel déses­pé­ré, « les yeux pleins de larmes » : « Je veux vivre, même si je dois être la seule à res­ter ici ! Je me cache­rai dans une cave, un gre­nier ou n’importe quel trou jusqu’à la fin de la guerre. »

Ce court jour­nal est le témoi­gnage hor­ri­ble­ment lucide d’une enfant, confron­tée dès 1941 au géno­cide, lorsque son amie Már­ta Münc­zer est dépor­tée avec ses parents en Pologne et assas­si­née. Le 19 mars, elle apprend que les Alle­mands occupent la Hon­grie : « Mon­sieur Hit­ler a main­te­nant fait entrer ses chiens chez nous. » Et le 26 mars, au len­de­main de l’entrée des occu­pants à Ora­dea, elle note « depuis que les Alle­mands sont là, je pense sans arrêt à Már­ta. Elle aus­si était une enfant et les Alle­mands l’ont tout de même tuée. Moi je ne veux pas qu’ils me tuent ! Je veux deve­nir pho­to­re­por­ter ». En date du 14 mai 1944, enfer­mée dans le ghet­to, Éva rap­porte qu’elle rêve encore sou­vent de Már­ta : « Hier, par exemple, j’ai rêvé que j’étais Már­ta et que je me trou­vais dans une immense prai­rie. Je n’avais encore jamais vu de prai­rie aus­si grande. J’ai ensuite com­pris que cette éten­due inter­mi­nable était la Pologne. Il n’y avait per­sonne, pas un oiseau, pas le moindre ani­mal, et il y régnait un pro­fond silence. » Effrayée, Éva s’enfuit. Un gen­darme la rat­trape et lui met sur la nuque le canon de son révol­ver. « J’ai vou­lu crier, mais pas un son n’est sor­ti de ma bouche. » Éva se réveille en sur­saut. « Tout à coup, j’ai com­pris que la pauvre Már­ta avait sans doute res­sen­ti la même chose quand les Alle­mands l’avaient abattue ! »

Dépor­tée d’Oradea le 3 juin, Éva entre à Ausch­witz le jour même du débar­que­ment de Nor­man­die, comme le sou­ligne Agnès dans sa pré­face à l’édition ori­gi­nale du jour­nal parue à Buda­pest en 1947 sous le titre Ma fille Éva. Ses grands-parents « par­tis en fumée » dès l’arrivée à Bir­ke­nau, Éva a vu mou­rir dans ses bras sa cou­sine Mari­ca. Souf­frant de la gale, elle est envoyée au gaz par le doc­teur Men­gele lors d’une sélec­tion le 17 octobre 1944. Comme le pré­cise Agnès, des témoins ont rap­por­té que Men­gele « avait his­sé Éva de ses propres mains » dans le camion empor­tant ses vic­times au cré­ma­toire. Publiée en annexe du jour­nal, une lettre de Maris­ka, la cui­si­nière chré­tienne des grands-parents informe Agnès que lors de sa der­nière visite clan­des­tine au ghet­to, le 30 mai 1944, « la petite Éva » lui a remis son jour­nal en lui disant d’y faire très atten­tion, ajou­tant « Ne soyez pas triste, Maris­ka, je revien­drai, je sur­vi­vrai à tout ça ». Adres­sée éga­le­ment à Ági, une lettre envoyée d’Autriche fin 1945 par Jusz­ti, qui a été sa gou­ver­nante, avant d’être celle d’Éva. L’ancienne gou­ver­nante affirme « depuis 1913, vous êtes ma vraie famille » et « Éva a été ma fille ». Elle reproche ensuite à Ági de ne pas s’être bat­tue pour qu’Éva puisse vivre à ses côtés, alors qu’elle avait remué ciel et terre pour faire libé­rer son second mari Béla, dépor­té au tra­vail en Ukraine ! Puis, avec la même fran­chise acca­blante, Jusz­ti s’accuse aus­si elle-même de sa pas­si­vi­té : « Comme les autres, j’ai regar­dé sans rien faire ce qui vous arri­vait à toi et à Éva. Ni en pen­sées ni en actes je ne suis inter­ve­nue pour l’empêcher. Je n’ai com­pris tout ça que bien plus tard, bien trop tard […]. »

Comme le pré­cise la pré­face de l’historien Carol Ian­cu, Agnès s’est sui­ci­dée peu après la publi­ca­tion du jour­nal de sa fille. Son mari, le jour­na­liste et roman­cier Béla Zsolt, meurt en février 1949. Par­ve­nus tous deux à échap­per à la liqui­da­tion du ghet­to d’Oradea, ils s’étaient retrou­vés ensuite sur la liste des 1680 Juifs hon­grois sau­vés de la dépor­ta­tion et trans­fé­rés en Suisse à la suite du mar­ché conclu entre le jour­na­liste juif Rez­so Kaszt­ner et Eich­mann… Un livre qui docu­mente bien sur la mul­ti­cul­tu­ra­li­té des Juifs d’Europe cen­trale au début du XXe siècle et témoigne aus­si de la com­plexi­té du par­cours intime d’une enfant, vic­time du judéo­cide, tout en nous inci­tant aujourd’hui à la vigi­lance face à la mon­tée de l’extrême droite et de l’antisémitisme en Hon­grie. Inau­gu­ré en février 2012, le Centre de recherche de l’histoire des Juifs Éva Hey­man à l’université d’Oradea, péren­nise en Rou­ma­nie le nom de cette « Anne Frank transylvaine ».

  1. Éva Hey­man, J’ai vécu si peu. Jour­nal du ghet­to d’Oradea, édi­tions des Syrtes, 2013.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).