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Traité transatlantique. Quand le droit du travail devient un « obstacle inutile au commerce »

Numéro 3 - 2016 par Myriam Djegham

mai 2016

La chan­son libé­rale nous vante depuis long­temps la dyna­mique ver­tueuse du libre-échange. Son refrain : plus on exporte, plus on s’enrichit, plus on crée de l’emploi. Le grand mar­ché trans­at­lan­tique serait donc une voie de pro­grès social ? La Com­mis­sion euro­péenne affirme qu’un trai­té « ambi­tieux » per­met­trait une crois­sance de 0,4% du PIB… d’ici 2027. Cette crois­sance correspondrait […]

La chan­son libé­rale nous vante depuis long­temps la dyna­mique ver­tueuse du libre-échange. Son refrain : plus on exporte, plus on s’enrichit, plus on crée de l’emploi. Le grand mar­ché trans­at­lan­tique serait donc une voie de pro­grès social ?

La Com­mis­sion euro­péenne affirme qu’un trai­té « ambi­tieux » per­met­trait une crois­sance de 0,4% du PIB… d’ici 2027. Cette crois­sance cor­res­pon­drait à « une aug­men­ta­tion du reve­nu d’un ménage euro­péen moyen (consti­tué de quatre per­sonnes) d’environ 545 euros par an, sous l’effet com­bi­né de la hausse des salaires et de la baisse des prix1 ». Notons que l’étude a été réa­li­sée par un centre basé à Londres (CEPR) finan­cé par BNP Pari­bas, JP Mor­gan, la Deutsche Bank, et pré­si­dé par le vice-pré­sident de… Gold­man-Sachs. Mais pre­nons tout de même notre machine à cal­cu­ler : 500 euros divi­sés par quatre per­sonnes divi­sées par 365 jours, cela fait 35 cen­times par jour. D’ici 2027, ce mon­tant ne suf­fi­rait pro­ba­ble­ment même pas à com­pen­ser l’augmentation du prix d’un demi-sand­wich. De plus, pour que tous les ménages en béné­fi­cient, il fau­drait que cet accrois­se­ment de richesse soit par­fai­te­ment répar­ti entre tous les Euro­péens, ce qui serait du jamais vu dans une éco­no­mie capi­ta­liste. Bref, le TTIP ne nous ferait pas gagner un sou. Mais serait-il plus fruc­tueux en termes de créa­tion d’emplois ? 
 


Selon les esti­ma­tions de la Com­mis­sion, « le TTIP devrait per­mettre à l’Union euro­péenne de créer plu­sieurs mil­lions d’emplois dans les sec­teurs expor­ta­teurs ». Pas très pré­cis, il faut l’avouer (cer­tains docu­ments parlent de 2 mil­lions2). Mais étant don­né le nombre bien trop éle­vé de tra­vailleurs sans emploi, on pour­rait quand même s’en réjouir s’il n’y avait de fâcheux pré­cé­dents. Depuis vingt ans, le Cana­da, les États-Unis et le Mexique sont liés par un accord de libre-échange simi­laire, l’Alena (Accord de libre-échange nord-amé­ri­cain). Les États-Unis avaient pro­mis 20 mil­lions d’emplois à leurs conci­toyens. Bilan réel : près d’un mil­lion d’emplois détruits3. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’emplois créés dans les sec­teurs expor­ta­teurs ; mais l’exacerbation de la concur­rence et l’augmentation des impor­ta­tions ont détruit plus d’emplois que l’Alena n’a per­mis d’en créer. Les pro­messes de la Com­mis­sion euro­péenne concer­nant le mar­ché trans­at­lan­tique sont donc trom­peuses, puisqu’elles ne prennent pas en compte les effets du libre-échange en termes de des­truc­tion d’emplois, ni de dégra­da­tion de la qua­li­té des emplois. En réa­li­té, selon le Centre for Research on Glo­ba­li­za­tion, l’Alena a per­mis aux entre­prises amé­ri­caines de mettre en place des uni­tés de pro­duc­tion le long de la fron­tière entre le Mexique et les États-Unis car les salaires, le droit du tra­vail et les normes envi­ron­ne­men­tales sont bien plus faibles côté mexi­cain, et de fer­mer simul­ta­né­ment des usines aux États-Unis4. En cher­chant plus avant des pro­nos­tics de créa­tion d’emplois par le TTIP, on découvre une étude de l’université du Mas­sa­chu­setts datant de 2014 qui, contrai­re­ment aux pro­messes de la Com­mis­sion euro­péenne, éva­lue à 600000 le nombre d’emplois qui ris­que­raient d’être détruits en Europe. 

Harmonisation ou abaissement des normes ?

Le man­dat de négo­cia­tion de la Com­mis­sion euro­péenne men­tionne l’«élimination des obs­tacles règle­men­taires inutiles au com­merce » comme l’un des objec­tifs essen­tiels de l’accord. Quoi de plus ration­nel que d’harmoniser la taille des trous de gruyère ou la cou­leur des phares de voi­ture, pour qu’on puisse vendre selon les mêmes normes des deux côtés de l’Atlantique, en évi­tant des tra­cas­se­ries admi­nis­tra­tives ? Ne s’agit-il que de cela ? De nom­breux syn­di­cats et asso­cia­tions craignent qu’en s’attaquant aux « obs­tacles inutiles au com­merce », les mul­ti­na­tio­nales cherchent en fait à anéan­tir tout ce qui pour­rait limi­ter leurs pro­fits. Il n’y aura pas d’abaissement des normes, juste une « har­mo­ni­sa­tion », nous ras­sure la Com­mis­sion euro­péenne… Qui croire quand lors d’une audi­tion en France en juin 2014, la secré­taire d’État au Com­merce par­lait de « lois à faire sau­ter » et expli­quait que « le but de cette négo­cia­tion est d’essayer de déman­te­ler les dis­po­si­tifs qui empêchent les échanges ». 

Si l’on regarde de plus près ce qui est en jeu avec le TTIP, il y a trois méca­nismes qui, indé­pen­dam­ment l’un de l’autre, risquent bien de contri­buer à dété­rio­rer notre qua­li­té de vie, à com­men­cer par les salaires et la pro­tec­tion sociale.

Le pre­mier, nous le connais­sons bien. C’est celui d’une pres­sion à la baisse « natu­relle » sur les normes par l’exacerbation de la concur­rence entre des pays ayant des légis­la­tions dif­fé­rentes. On le subit déjà avec le mar­ché unique euro­péen et le com­merce mon­dial. Les pro­duits les moins chers viennent des pays où les salaires et la pro­tec­tion sociale, les normes envi­ron­ne­men­tales, le cout de l’énergie, les exi­gences de qua­li­té, etc. sont plus faibles. Au nom de la com­pé­ti­ti­vi­té, toutes les règle­men­ta­tions sont atta­quées : c’est notam­ment l’argument qu’utilise la Com­mis­sion euro­péenne pour recom­man­der vive­ment à la Bel­gique de sup­pri­mer l’indexation des salaires. 

Le deuxième méca­nisme est le Conseil de coopé­ra­tion règle­men­taire. Il s’agirait de mettre sur pied une ins­ti­tu­tion consti­tuée d’experts non élus char­gés d’examiner toute légis­la­tion, avant qu’elle ne soit adop­tée par un quel­conque par­le­ment, pour éva­luer son effet. L’effet sur la san­té publique, sur l’environnement, sur la créa­tion d’emplois ? Non, seul l’effet sur les couts pour les entre­prises sera contrô­lé. Voi­là une forme sup­plé­men­taire de sou­mis­sion du pou­voir poli­tique aux grosses entre­prises. Et c’est ici qu’il faut faire le lien avec l’intention affi­chée dans le rap­port 2013 de l’Administration amé­ri­caine qui indi­quait que les négo­cia­teurs « devraient cher­cher à éli­mi­ner ou réduire ces bar­rières impor­tantes au com­merce ». Ces « bar­rières » sont en réa­li­té nos légis­la­tions. 
Une ins­ti­tu­tion simi­laire à ce Conseil existe depuis 1980 aux États-Unis. Elle a notam­ment entrai­né le blo­cage pen­dant douze ans d’une loi visant à pro­té­ger le per­son­nel tra­vaillant sur des grues ou des der­ricks. Si la loi avait été adop­tée plus rapi­de­ment, des morts auraient été évi­tées5

Un troi­sième méca­nisme inquié­tant se trouve dans l’instauration d’un méca­nisme (ICS, ex-ISDS) per­met­tant aux entre­prises pri­vées (et seule­ment à elles) de por­ter plainte devant un tri­bu­nal arbi­tral pri­vé quand elles estiment qu’une nou­velle mesure poli­tique pour­rait limi­ter leurs pro­fits escomp­tés6. L’effet sur les légis­la­tions peut être direct ou indi­rect. Direct si l’autorité publique (tous les niveaux de pou­voir pou­vant être atta­qués) doit reti­rer la loi ayant fait l’objet de la plainte ou ver­ser des com­pen­sa­tions éle­vées à l’entreprise plai­gnante pou­vant aller jusqu’à 50 mil­liards de dol­lars. Indi­rect si l’autorité s’autocensure avant même d’avaliser une légis­la­tion crai­gnant qu’elle n’entraine une pour­suite d’un inves­tis­seur étran­ger, on parle ici d’«effet dis­sua­sif ». Pour illus­trer l’usage pos­sible d’un tri­bu­nal arbi­tral à l’encontre des normes sociales, citons le groupe fran­çais Veo­lia qui a assi­gné l’Égypte en jus­tice en 2012 pour récla­mer des com­pen­sa­tions à la suite de l’augmentation du salaire mini­mum de 41 à 72 euros/mois…


Le libre-échange, ou comment l’UE protège les loups dans la bergerie ? 

Ces trois méca­nismes qui abou­tissent à l’abaissement des normes existent déjà dans l’économie, pour cer­tains à une autre échelle ter­ri­to­riale. Le TTIP consti­tue­rait un élé­ment de plus pour les ren­for­cer et les rendre inévi­tables, y com­pris dans les pays hors UE et États-Unis, puisque le trai­té a la pré­ten­tion d’être suf­fi­sam­ment fort pour s’imposer au monde. Sous l’argument que les échanges com­mer­ciaux entre EU et UE repré­sentent 40 % des échanges mon­diaux, le TTIP vise à rendre inébran­lable la domi­na­tion éco­no­mique des États-Unis sur les pays émer­gents. Hil­la­ry Clin­ton parle du TTIP comme d’un « Otan éco­no­mique ». Der­rière cet enjeu géos­tra­té­gique, se cache (à peine) le ren­for­ce­ment du pou­voir des mul­ti­na­tio­nales sur les tra­vailleurs du monde entier. 

Toute aug­men­ta­tion de la concur­rence crée une pres­sion à la baisse sur les salaires et sur les condi­tions de tra­vail. Quand il y a davan­tage d’acteurs sur le mar­ché, les « gros » écrasent ou mangent les « petits ». Le TTIP risque d’accélérer le phé­no­mène de fusion-acqui­si­tion ren­for­çant les gros acteurs éco­no­miques au détri­ment des petits. Les mul­ti­na­tio­nales vont absor­ber ou dis­soudre les petites et moyennes entre­prises après les avoir mises à genoux en ven­dant à bas prix. Le dis­cours déjà bien rodé sur le « cout sala­rial trop éle­vé » qui nui­rait à la com­pé­ti­ti­vi­té sera rabâ­ché jusqu’à ce que les salaires s’alignent sur ceux du Mexique. C’est l’effet obser­vé de l’Alena : les salaires amé­ri­cains et cana­diens ont été tirés vers le bas. Pour Wolf Jäck­lein, du syn­di­cat CGT, « la créa­tion d’un mar­ché com­mun trans­at­lan­tique risque de repro­duire les erreurs du trai­té de Rome, à savoir que l’UE s’est trans­for­mée en usine à gaz qui met les tra­vailleurs de ses États membres en concur­rence les uns avec les autres et contri­bue for­te­ment au dum­ping social ». Selon l’étude de l’université du Mas­sa­chu­setts citée pré­cé­dem­ment, le TTIP entrai­ne­rait une baisse de salaire de quelque 4000 euros par per­sonne et par an en moyenne.

Les travailleurs défendus malgré tout ? 

La pro­tec­tion des tra­vailleurs, les exi­gences en matière de condi­tions de tra­vail et la concer­ta­tion sociale pour­raient être dénon­cées comme « obs­tacles inutiles au com­merce ». Les lois sociales étant net­te­ment moins éle­vées aux États-Unis qu’en Europe, le déve­lop­pe­ment des logiques de libre-échange risque d’entrainer des dégra­da­tions pour les tra­vailleurs euro­péens et empê­cher tout pro­grès aux États-Unis. Le mar­ché du tra­vail y est extrê­me­ment flexible, il n’y a pas de contrat à durée indé­ter­mi­née dans le pri­vé, le licen­cie­ment est très facile, le droit de grève n’est pas recon­nu à tous les travailleurs.

Les États-Unis n’ont pas signé deux des huit conven­tions fon­da­men­tales de l’Organisation inter­na­tio­nale du tra­vail, notam­ment celle qui consacre la liber­té syn­di­cale. « Les États-Unis peuvent pro­duire moins cher parce que les normes fon­da­men­tales du droit du tra­vail et de la liber­té syn­di­cale n’y sont pas res­pec­tées », explique Wolf­gang Uel­len­berg, de Ver­di, la confé­dé­ra­tion syn­di­cale alle­mande des ser­vices. Les États-Unis sont clas­sés par la Confé­dé­ra­tion syn­di­cale inter­na­tio­nale dans les « pays à risque » en matière de vio­la­tion des droits syn­di­caux. L’interdiction de se syn­di­quer pèse sur 15 % des tra­vailleurs du sec­teur pri­vé. Mani­fes­ta­tions inter­dites, publi­ca­tions syn­di­cales pro­hi­bées à l’intérieur des entre­prises, refus de négo­cier avec les syn­di­cats repré­sen­ta­tifs7. On peut dou­ter de l’intention de l’Union euro­péenne de cher­cher à amé­lio­rer la pro­tec­tion des tra­vailleurs quand on sait que la Com­mis­sion et les États membres ont reje­té la pro­po­si­tion du Cana­da d’inclure dans le CETA, un accord de libre-échange simi­laire au TTIP8, des méca­nismes de sanc­tions en cas de vio­la­tions des droits du tra­vail inter­na­tio­na­le­ment recon­nus. Notons que les des­truc­tions d’emplois et les dégra­da­tions des condi­tions de tra­vail pèse­ront plus lour­de­ment sur les tra­vailleurs peu qua­li­fiés et sur les femmes. Et nous n’avons encore rien dit sur les dan­gers de mar­chan­di­sa­tion des ser­vices publics…

  1. Ana­lyse éco­no­mique de la Com­mis­sion euro­péenne, sep­tembre 2013.
  2. Au lan­ce­ment offi­ciel des négo­cia­tions, en juin 2013, le Pre­mier ministre bri­tan­nique David Came­ron a pro­mis que le TTIP per­met­trait de créer « deux mil­lions d’emplois » aux États-Unis et dans l’Union européenne.
  3. Selon une ana­lyse de l’Economic Poli­cy Institute.
  4. « Com­ment le trai­té trans­at­lan­tique menace l’emploi et les droits sociaux », Les des­sous de Bruxelles.
  5. Voir dos­sier de la CNE, « Le trai­té trans­at­lan­tique, le com­prendre pour le cou­ler », avril 2014.
  6. Voir notam­ment l’étude de Friends of the Earth, « les couts cachés des accords com­mer­ciaux de l’UE », décembre 2014.
  7. Voir le rap­port de la CSI en 2013.
  8. Pour en savoir plus sur le CETA, voir « L’AÉGC : mar­chan­der la démo­cra­tie », 2014.

Myriam Djegham


Auteur

secrétaire fédérale du MOC et membre de l’Alliance D19-20