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Traité transatlantique. Quand le droit du travail devient un « obstacle inutile au commerce »
La chanson libérale nous vante depuis longtemps la dynamique vertueuse du libre-échange. Son refrain : plus on exporte, plus on s’enrichit, plus on crée de l’emploi. Le grand marché transatlantique serait donc une voie de progrès social ? La Commission européenne affirme qu’un traité « ambitieux » permettrait une croissance de 0,4% du PIB… d’ici 2027. Cette croissance correspondrait […]
La chanson libérale nous vante depuis longtemps la dynamique vertueuse du libre-échange. Son refrain : plus on exporte, plus on s’enrichit, plus on crée de l’emploi. Le grand marché transatlantique serait donc une voie de progrès social ?
La Commission européenne affirme qu’un traité « ambitieux » permettrait une croissance de 0,4% du PIB… d’ici 2027. Cette croissance correspondrait à « une augmentation du revenu d’un ménage européen moyen (constitué de quatre personnes) d’environ 545 euros par an, sous l’effet combiné de la hausse des salaires et de la baisse des prix1 ». Notons que l’étude a été réalisée par un centre basé à Londres (CEPR) financé par BNP Paribas, JP Morgan, la Deutsche Bank, et présidé par le vice-président de… Goldman-Sachs. Mais prenons tout de même notre machine à calculer : 500 euros divisés par quatre personnes divisées par 365 jours, cela fait 35 centimes par jour. D’ici 2027, ce montant ne suffirait probablement même pas à compenser l’augmentation du prix d’un demi-sandwich. De plus, pour que tous les ménages en bénéficient, il faudrait que cet accroissement de richesse soit parfaitement réparti entre tous les Européens, ce qui serait du jamais vu dans une économie capitaliste. Bref, le TTIP ne nous ferait pas gagner un sou. Mais serait-il plus fructueux en termes de création d’emplois ?
Selon les estimations de la Commission, « le TTIP devrait permettre à l’Union européenne de créer plusieurs millions d’emplois dans les secteurs exportateurs ». Pas très précis, il faut l’avouer (certains documents parlent de 2 millions2). Mais étant donné le nombre bien trop élevé de travailleurs sans emploi, on pourrait quand même s’en réjouir s’il n’y avait de fâcheux précédents. Depuis vingt ans, le Canada, les États-Unis et le Mexique sont liés par un accord de libre-échange similaire, l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain). Les États-Unis avaient promis 20 millions d’emplois à leurs concitoyens. Bilan réel : près d’un million d’emplois détruits3. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu d’emplois créés dans les secteurs exportateurs ; mais l’exacerbation de la concurrence et l’augmentation des importations ont détruit plus d’emplois que l’Alena n’a permis d’en créer. Les promesses de la Commission européenne concernant le marché transatlantique sont donc trompeuses, puisqu’elles ne prennent pas en compte les effets du libre-échange en termes de destruction d’emplois, ni de dégradation de la qualité des emplois. En réalité, selon le Centre for Research on Globalization, l’Alena a permis aux entreprises américaines de mettre en place des unités de production le long de la frontière entre le Mexique et les États-Unis car les salaires, le droit du travail et les normes environnementales sont bien plus faibles côté mexicain, et de fermer simultanément des usines aux États-Unis4. En cherchant plus avant des pronostics de création d’emplois par le TTIP, on découvre une étude de l’université du Massachusetts datant de 2014 qui, contrairement aux promesses de la Commission européenne, évalue à 600000 le nombre d’emplois qui risqueraient d’être détruits en Europe.
Harmonisation ou abaissement des normes ?
Le mandat de négociation de la Commission européenne mentionne l’«élimination des obstacles règlementaires inutiles au commerce » comme l’un des objectifs essentiels de l’accord. Quoi de plus rationnel que d’harmoniser la taille des trous de gruyère ou la couleur des phares de voiture, pour qu’on puisse vendre selon les mêmes normes des deux côtés de l’Atlantique, en évitant des tracasseries administratives ? Ne s’agit-il que de cela ? De nombreux syndicats et associations craignent qu’en s’attaquant aux « obstacles inutiles au commerce », les multinationales cherchent en fait à anéantir tout ce qui pourrait limiter leurs profits. Il n’y aura pas d’abaissement des normes, juste une « harmonisation », nous rassure la Commission européenne… Qui croire quand lors d’une audition en France en juin 2014, la secrétaire d’État au Commerce parlait de « lois à faire sauter » et expliquait que « le but de cette négociation est d’essayer de démanteler les dispositifs qui empêchent les échanges ».
Si l’on regarde de plus près ce qui est en jeu avec le TTIP, il y a trois mécanismes qui, indépendamment l’un de l’autre, risquent bien de contribuer à détériorer notre qualité de vie, à commencer par les salaires et la protection sociale.
Le premier, nous le connaissons bien. C’est celui d’une pression à la baisse « naturelle » sur les normes par l’exacerbation de la concurrence entre des pays ayant des législations différentes. On le subit déjà avec le marché unique européen et le commerce mondial. Les produits les moins chers viennent des pays où les salaires et la protection sociale, les normes environnementales, le cout de l’énergie, les exigences de qualité, etc. sont plus faibles. Au nom de la compétitivité, toutes les règlementations sont attaquées : c’est notamment l’argument qu’utilise la Commission européenne pour recommander vivement à la Belgique de supprimer l’indexation des salaires.
Le deuxième mécanisme est le Conseil de coopération règlementaire. Il s’agirait de mettre sur pied une institution constituée d’experts non élus chargés d’examiner toute législation, avant qu’elle ne soit adoptée par un quelconque parlement, pour évaluer son effet. L’effet sur la santé publique, sur l’environnement, sur la création d’emplois ? Non, seul l’effet sur les couts pour les entreprises sera contrôlé. Voilà une forme supplémentaire de soumission du pouvoir politique aux grosses entreprises. Et c’est ici qu’il faut faire le lien avec l’intention affichée dans le rapport 2013 de l’Administration américaine qui indiquait que les négociateurs « devraient chercher à éliminer ou réduire ces barrières importantes au commerce ». Ces « barrières » sont en réalité nos législations. Une institution similaire à ce Conseil existe depuis 1980 aux États-Unis. Elle a notamment entrainé le blocage pendant douze ans d’une loi visant à protéger le personnel travaillant sur des grues ou des derricks. Si la loi avait été adoptée plus rapidement, des morts auraient été évitées5…
Un troisième mécanisme inquiétant se trouve dans l’instauration d’un mécanisme (ICS, ex-ISDS) permettant aux entreprises privées (et seulement à elles) de porter plainte devant un tribunal arbitral privé quand elles estiment qu’une nouvelle mesure politique pourrait limiter leurs profits escomptés6. L’effet sur les législations peut être direct ou indirect. Direct si l’autorité publique (tous les niveaux de pouvoir pouvant être attaqués) doit retirer la loi ayant fait l’objet de la plainte ou verser des compensations élevées à l’entreprise plaignante pouvant aller jusqu’à 50 milliards de dollars. Indirect si l’autorité s’autocensure avant même d’avaliser une législation craignant qu’elle n’entraine une poursuite d’un investisseur étranger, on parle ici d’«effet dissuasif ». Pour illustrer l’usage possible d’un tribunal arbitral à l’encontre des normes sociales, citons le groupe français Veolia qui a assigné l’Égypte en justice en 2012 pour réclamer des compensations à la suite de l’augmentation du salaire minimum de 41 à 72 euros/mois…
Le libre-échange, ou comment l’UE protège les loups dans la bergerie ?
Ces trois mécanismes qui aboutissent à l’abaissement des normes existent déjà dans l’économie, pour certains à une autre échelle territoriale. Le TTIP constituerait un élément de plus pour les renforcer et les rendre inévitables, y compris dans les pays hors UE et États-Unis, puisque le traité a la prétention d’être suffisamment fort pour s’imposer au monde. Sous l’argument que les échanges commerciaux entre EU et UE représentent 40 % des échanges mondiaux, le TTIP vise à rendre inébranlable la domination économique des États-Unis sur les pays émergents. Hillary Clinton parle du TTIP comme d’un « Otan économique ». Derrière cet enjeu géostratégique, se cache (à peine) le renforcement du pouvoir des multinationales sur les travailleurs du monde entier.
Toute augmentation de la concurrence crée une pression à la baisse sur les salaires et sur les conditions de travail. Quand il y a davantage d’acteurs sur le marché, les « gros » écrasent ou mangent les « petits ». Le TTIP risque d’accélérer le phénomène de fusion-acquisition renforçant les gros acteurs économiques au détriment des petits. Les multinationales vont absorber ou dissoudre les petites et moyennes entreprises après les avoir mises à genoux en vendant à bas prix. Le discours déjà bien rodé sur le « cout salarial trop élevé » qui nuirait à la compétitivité sera rabâché jusqu’à ce que les salaires s’alignent sur ceux du Mexique. C’est l’effet observé de l’Alena : les salaires américains et canadiens ont été tirés vers le bas. Pour Wolf Jäcklein, du syndicat CGT, « la création d’un marché commun transatlantique risque de reproduire les erreurs du traité de Rome, à savoir que l’UE s’est transformée en usine à gaz qui met les travailleurs de ses États membres en concurrence les uns avec les autres et contribue fortement au dumping social ». Selon l’étude de l’université du Massachusetts citée précédemment, le TTIP entrainerait une baisse de salaire de quelque 4000 euros par personne et par an en moyenne.
Les travailleurs défendus malgré tout ?
La protection des travailleurs, les exigences en matière de conditions de travail et la concertation sociale pourraient être dénoncées comme « obstacles inutiles au commerce ». Les lois sociales étant nettement moins élevées aux États-Unis qu’en Europe, le développement des logiques de libre-échange risque d’entrainer des dégradations pour les travailleurs européens et empêcher tout progrès aux États-Unis. Le marché du travail y est extrêmement flexible, il n’y a pas de contrat à durée indéterminée dans le privé, le licenciement est très facile, le droit de grève n’est pas reconnu à tous les travailleurs.
Les États-Unis n’ont pas signé deux des huit conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail, notamment celle qui consacre la liberté syndicale. « Les États-Unis peuvent produire moins cher parce que les normes fondamentales du droit du travail et de la liberté syndicale n’y sont pas respectées », explique Wolfgang Uellenberg, de Verdi, la confédération syndicale allemande des services. Les États-Unis sont classés par la Confédération syndicale internationale dans les « pays à risque » en matière de violation des droits syndicaux. L’interdiction de se syndiquer pèse sur 15 % des travailleurs du secteur privé. Manifestations interdites, publications syndicales prohibées à l’intérieur des entreprises, refus de négocier avec les syndicats représentatifs7. On peut douter de l’intention de l’Union européenne de chercher à améliorer la protection des travailleurs quand on sait que la Commission et les États membres ont rejeté la proposition du Canada d’inclure dans le CETA, un accord de libre-échange similaire au TTIP8, des mécanismes de sanctions en cas de violations des droits du travail internationalement reconnus. Notons que les destructions d’emplois et les dégradations des conditions de travail pèseront plus lourdement sur les travailleurs peu qualifiés et sur les femmes. Et nous n’avons encore rien dit sur les dangers de marchandisation des services publics…
- Analyse économique de la Commission européenne, septembre 2013.
- Au lancement officiel des négociations, en juin 2013, le Premier ministre britannique David Cameron a promis que le TTIP permettrait de créer « deux millions d’emplois » aux États-Unis et dans l’Union européenne.
- Selon une analyse de l’Economic Policy Institute.
- « Comment le traité transatlantique menace l’emploi et les droits sociaux », Les dessous de Bruxelles.
- Voir dossier de la CNE, « Le traité transatlantique, le comprendre pour le couler », avril 2014.
- Voir notamment l’étude de Friends of the Earth, « les couts cachés des accords commerciaux de l’UE », décembre 2014.
- Voir le rapport de la CSI en 2013.
- Pour en savoir plus sur le CETA, voir « L’AÉGC : marchander la démocratie », 2014.