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Tout est bon dans la votation ?

Numéro 3 mars 2014 par Caroline Van Wynsberghe

février 2014

Les Suisses ont voté ce dimanche 9 février. Comme beau­coup d’autres dimanches en fait. Entre mars 2012 et février 2014, l’électeur suisse a été sol­li­ci­té tous les trois mois pour des scru­tins fédé­raux, aux­quels il faut bien évi­dem­ment ajou­ter ceux orga­ni­sés dans les can­tons (par­fois éta­lés en plu­sieurs jours, comme à Genève quand il s’agit d’abord d’élire le […]

Les Suisses ont voté ce dimanche 9 février. Comme beau­coup d’autres dimanches en fait. Entre mars 2012 et février 2014, l’électeur suisse a été sol­li­ci­té tous les trois mois pour des scru­tins fédé­raux, aux­quels il faut bien évi­dem­ment ajou­ter ceux orga­ni­sés dans les can­tons (par­fois éta­lés en plu­sieurs jours, comme à Genève quand il s’agit d’abord d’élire le Par­le­ment et, ensuite, le gou­ver­ne­ment) et des com­munes. Autant dire qu’à ce rythme sou­te­nu, la presse belge (et euro­péenne plus lar­ge­ment) peine à suivre. Ponc­tuel­le­ment cepen­dant, une ini­tia­tive du peuple (pour être sou­mise au vote, elle doit recueillir 100 000 signa­tures d’électeurs) fait écho dans nos jour­naux. Il en va ain­si de l’initiative Min­der visant à limi­ter les para­chutes dorés en mars 2013 (voir http://bit.ly/1dCxbBT) ou de cette ini­tia­tive « contre l’immigration de masse » (appel­la­tion offi­cielle pro­po­sée aux électeurs).

Ces deux ini­tia­tives ne manquent pas de points com­muns. En effet, elles sont toutes les deux issues des rangs popu­listes. Tho­mas Min­der, bien que man­da­taire poli­tique sans éti­quette, n’en a pas moins choi­si de sié­ger au sein du groupe par­le­men­taire UDC (Union démo­cra­tique du centre, par­ti conser­va­teur, régu­liè­re­ment qua­li­fié de popu­liste)1. L’opposition à l’immigration était, quant à elle, net­te­ment por­tée par l’UDC. Autre carac­té­ris­tique et non des moindres, ces deux pro­po­si­tions ont toutes les deux été adop­tées, c’est-à-dire approu­vées par une majo­ri­té des can­tons et une majo­ri­té des élec­teurs. Pour repla­cer ces votes dans un contexte plus large, il faut savoir qu’un peu plus de 180 ini­tia­tives popu­laires ont été sou­mises au peuple depuis 1891 et ces deux-ci sont res­pec­ti­ve­ment la ving­tième et la vingt-et-unième à être approu­vées. Ces dix der­nières années, il y a qua­si­ment autant de pro­po­si­tions adop­tées (8) que sur les 112 années pré­cé­dentes (13)2 ! Enfin, autre simi­li­tude, ces ini­tia­tives sont un peu l’arbre qui cache la forêt car les scru­tins suisses portent rare­ment sur un objet unique. Si les voix se réjouis­sant du suc­cès de Min­der en 2013 ont été nom­breuses en Bel­gique, peu ont sou­li­gné (peu connais­saient ?) l’échec, le même jour, d’une pro­po­si­tion du gou­ver­ne­ment fédé­ral visant à faci­li­ter l’accueil extra­scolaire des petits enfants dans un pays où l’école mater­nelle ne com­mence pas avant quatre ans, où les crèches manquent et où les femmes sont encore trop sou­vent can­ton­nées à un rôle de mère au foyer. De même en février der­nier, à côté de cette ini­tia­tive contre l’immigration, les élec­teurs ont eu à se pro­non­cer, entre autres, sur le dérem­bour­se­ment de l’avortement par la sécu­ri­té sociale, autre ini­tia­tive por­tée par l’UDC, mais qui a échoué.

Vu de Suisse, force est de consta­ter que mal­gré des résul­tats contras­tés et rela­ti­ve­ment impré­vi­sibles (tant sur les ori­gines des textes, que sur le fond ou sur les scores), les Suisses ne remettent pas en cause leur sys­tème poli­tique, car la démo­cra­tie directe est pro­ba­ble­ment la forme de démo­cra­tie qui garan­tit (poten­tiel­le­ment) la plus grande légi­ti­mi­té. Une déci­sion via consul­ta­tion géné­rale de la popu­la­tion consti­tue une déci­sion de pre­mière main, tan­dis qu’une déci­sion d’une assem­blée légis­la­tive ne relève évi­dem­ment « que » de la démo­cra­tie indi­recte. Vu de Bel­gique, on peut cepen­dant mettre un bémol à cette affir­ma­tion en évo­quant les taux de par­ti­ci­pa­tion. Ce 9 février, 56 % des Suisses ont par­ti­ci­pé au scru­tin, ce qui est consi­dé­ré par les obser­va­teurs poli­tiques comme une forte par­ti­ci­pa­tion, alors qu’il est cou­rant que moins de la moi­tié des élec­teurs se pro­noncent lorsqu’ils sont ain­si sol­li­ci­tés. En Bel­gique, le vote étant obli­ga­toire, le taux de par­ti­ci­pa­tion à l’élection des assem­blées légis­la­tives approche les 90 %. Mais c’est au phi­lo­sophe et non au poli­to­logue de dire si une déci­sion indi­recte, mais prise par une assem­blée lar­ge­ment repré­sen­ta­tive est plus ou moins sou­hai­table à une déci­sion directe n’ayant mobi­li­sé que moins de la moi­tié des électeurs.

On pour­rait éga­le­ment objec­ter que la pro­cé­dure de réfé­ren­dum telle qu’elle se pra­tique en Suisse ne per­met qu’une réponse binaire à une ques­tion, par ailleurs par­fois orien­tée, tan­dis que dans sa forme idéale, la démo­cra­tie par­le­men­taire est carac­té­ri­sée par un débat au sein de l’assemblée avant de pro­cé­der au vote d’une loi. La démo­cra­tie directe ne per­met pas ce genre d’échanges, pas d’avantage qu’elle n’autorise les élec­teurs à amen­der un texte ou à en pro­po­ser une ver­sion alter­na­tive consen­suelle. Certes, les res­pon­sables poli­tiques par­ti­cipent aux débats télé­vi­sés cen­sés aider l’électeur à construire son vote, mais l’intervention du citoyen se limite donc à voter posi­ti­ve­ment ou néga­ti­ve­ment (ou à s’abstenir). Hasard du calen­drier, cette énième vota­tion suisse coïn­cide avec la sor­tie de la ver­sion fran­co­phone du livre de David Van Rey­brouck, Contre les élec­tions. Lui aus­si relève cette limite de la démo­cra­tie directe, ce qui jus­ti­fie qu’il plaide pour la démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, tou­jours com­bi­née à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive3. Cette option est, elle, fon­dée sur la déli­bé­ra­tion col­la­bo­ra­tive et est ain­si à même de pro­duire des pro­po­si­tions plus com­plexes. Les citoyens ayant eux-mêmes for­mé ces déci­sions, leur légi­ti­mi­té n’en serait que plus importante.

À un phi­lo­sophe, on pour­rait éga­le­ment deman­der de pro­cé­der à un arbi­trage entre la légi­ti­mi­té d’une déci­sion prise démo­cra­ti­que­ment par le peuple (dans la ver­sion suisse, pour le sujet qui nous occupe) et la dimen­sion conser­va­trice du résul­tat de ces vota­tions. Même un grand défen­seur de la démo­cra­tie directe hel­vète comme Antoine Chol­let4 recon­nait qu’elle a ten­dance à pro­duire plus de déci­sions s’opposant au chan­ge­ment que des ver­dicts réel­le­ment pro­gres­sistes (p. 57).

Le résul­tat de cette der­nière vota­tion suisse n’est pas sans rap­pe­ler le rejet irlan­dais du trai­té de Nice ou ceux fran­çais et néer­lan­dais du Trai­té consti­tu­tion­nel euro­péen. Ici aus­si, les res­pon­sables poli­tiques (mas­si­ve­ment oppo­sés à l’initiative) n’avaient pas pré­pa­ré de plan B en cas d’échec. Ici aus­si, des voix s’élèvent pour sug­gé­rer de revo­ter, comme ce fut le cas en Irlande. Cette oppo­si­tion suisse aux immi­grés et la ven­ti­la­tion des résul­tats (rela­tion néga­tive entre le nombre d’immigrés par Can­ton et l’approbation de l’initiative5) mettent en évi­dence les deux condi­tions fon­da­men­tales énon­cées par Antoine Chol­let (p. 16) : la réduc­tion dras­tique des inéga­li­tés éco­no­miques et l’universalisation de l’éducation. On pour­rait assi­mi­ler l’absence de sou­ci péda­go­gique des res­pon­sables poli­tiques, per­sua­dés que l’initiative serait reje­tée, à un défaut d’éducation. Le contexte de crise éco­no­mique et de dum­ping sala­rial, même dans un pays qui atteint le plein-emploi, n’est pas à négli­ger non plus6. À titre indi­ca­tif, les Suisses semblent décou­vrir aujourd’hui les consé­quences de leur oui sur leurs rela­tions avec l’Union euro­péenne. Si celles-ci parais­saient évi­dentes aux obser­va­teurs poli­tiques, elles n’ont que peu été pré­sen­tées aux élec­teurs avant le vote.

Évi­dem­ment la ques­tion clas­sique qui se pose est celle de la trans­po­si­tion de la démo­cra­tie suisse à la Bel­gique. Petit pays orga­ni­sé en fédé­ra­tion, mul­ti­lingue lui aus­si, éga­le­ment tra­ver­sé par des dif­fé­rences reli­gieuses, la Suisse est fré­quem­ment don­née en modèle pour la Bel­gique ; la richesse du pays et sa pra­tique de la démo­cra­tie directe étant cer­tai­ne­ment deux miroirs aux alouettes. Si nous lais­sons aux éco­no­mistes le soin de se pro­non­cer sur le pre­mier élé­ment, nous pou­vons sou­li­gner quelques dif­fé­rences notables sur le deuxième point. Évi­dem­ment, il y a la dif­fé­rence de culture poli­tique. Il est sans doute contre­pro­duc­tif de vou­loir chan­ger les règles du jeu aus­si abrup­te­ment et sans accom­pa­gne­ment préa­lable (pen­sons notam­ment à l’enseignement du sys­tème poli­tique dès l’école). Mais, les réti­cences que nous pour­rions avoir tiennent plus à la struc­ture poli­ti­co-ins­ti­tu­tion­nelle de la Bel­gique. Notre pays est carac­té­ri­sé par une grande bipo­la­ri­té. En effet, les rela­tions com­mu­nau­taires entre les Fla­mands et les fran­co­phones tendent à pro­duire un jeu à somme nulle (ce que l’un gagne, l’autre le perd). Orga­ni­ser un réfé­ren­dum dans ces condi­tions risque d’exacerber ces ten­sions en les met­tant en évi­dence (en les chif­frant en réa­li­té). Le spectre de la consul­ta­tion sur le retour du roi Léo­pold III plane encore, et à rai­son. La Suisse est, elle, une fédé­ra­tion com­po­sée de vingt-six can­tons et les vota­tions néces­sitent une appro­ba­tion par la majo­ri­té des can­tons et la majo­ri­té du peuple. Une telle exi­gence n’est tout sim­ple­ment pas pos­sible dans une Bel­gique bipolaire.

  1. Pour être com­plet, l’UDC et son pré­sident Chris­toph Blo­cher avaient dans un pre­mier temps sou­te­nu l’initiative, mais s’en sont déso­li­da­ri­sés ensuite, même si des sec­tions locales l’ont mal­gré tout défendue.
  2. Source : http://bit.ly/1f9NgPu.
  3. http://bit.ly/1eH9SrY (un compte-ren­du de cet ouvrage sera pro­po­sé dans un pro­chain numé­ro de La Revue nou­velle).
  4. Chol­let Antoine, Défendre la démo­cra­tie directe sur quelques argu­ments anti­dé­mo­cra­tiques des élites suisses, Presses poly­tech­niques et uni­ver­si­taires romandes, 2011.
  5. Grand­jean Mar­tin, « Suisse : La vota­tion sur l’immigration en un gra­phique — Mar­tin Grand­jean », Mar­tin Grand­jean, le blog…, 9 février 2014, http://bit.ly/1kuzSJs.
  6. http://bit.ly/1gU6APp.

Caroline Van Wynsberghe


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