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Tous les pouvoirs émanent de la Nation

Numéro 7 Novembre 2024 - Belgique Gouvernement fédéral par La Revue nouvelle

novembre 2024

« Tous les pou­voirs émanent de la Nation. Ils sont exer­cés de la manière éta­blie par la Consti­tu­tion », affirme cette der­nière. Cet article n’a jamais été modi­fié et l’on peut consi­dé­rer qu’il fixe un des prin­cipes fon­da­men­taux de notre État démo­cra­tique. La Nation, bien enten­du, ne s’exprime pas direc­te­ment, mais seule­ment par l’intermédiaire d’élections. Son représentant […]

Éditorial

« Tous les pou­voirs émanent de la Nation. Ils sont exer­cés de la manière éta­blie par la Consti­tu­tion », affirme cette der­nière. Cet article n’a jamais été modi­fié et l’on peut consi­dé­rer qu’il fixe un des prin­cipes fon­da­men­taux de notre État démocratique.

La Nation, bien enten­du, ne s’exprime pas direc­te­ment, mais seule­ment par l’intermédiaire d’élections. Son repré­sen­tant le plus direct est donc avant tout, au niveau fédé­ral, la Chambre des repré­sen­tants. Ce n’est pas pour rien que cette assem­blée est le pivot du pou­voir légis­la­tif, le Sénat, à l’élection indi­recte (voire très indi­recte pour les séna­teurs coop­tés), ne jouant plus qu’un rôle mar­gi­nal aujourd’hui.

Dans un pays en équi­libre instable comme le nôtre, les par­le­men­taires dis­posent de peu de marges de manœuvre. Du fait d’accords gou­ver­ne­men­taux tatillons et de coa­li­tions com­plexes, les assem­blées fonc­tionnent « majo­ri­té contre oppo­si­tion ». Les par­le­men­taires de la majo­ri­té sont priés de faire pro­fil bas et de vali­der tous les pro­jets de loi que le gou­ver­ne­ment leur sou­met. Quant à ceux de l’opposition, il leur est (qua­si­ment tou­jours) inter­dit de sou­te­nir les pro­jets de la majo­ri­té, tan­dis que leurs propres ini­tia­tives légis­la­tives sont vaines puisqu’elles se heurtent sys­té­ma­ti­que­ment à une fin de non-rece­voir de la majo­ri­té. Tout au plus pour­ront-ils en tirer, en fin de légis­la­ture, de flat­teuses sta­tis­tiques d’activité par­le­men­taire dans la presse.

Bref, le bou­lot de par­le­men­taire est pas­sé de l’exercice actif de la sou­ve­rai­ne­té au nom de la Nation au rôle de ver­rou de l’action gou­ver­ne­men­tale. Les « repré­sen­tants de la Nation » sont une réserve de voix au ser­vice de leur par­ti en tant que par­te­naire d’un gou­ver­ne­ment, guère plus.

Mise sous tutelle

Pour­tant, quelques marges de manœuvre existent. On peut son­ger à ce qu’on a appe­lé les « ques­tions éthiques » – tels l’euthanasie ou le mariage entre per­sonnes de même sexe – qui, par­fois, peuvent être trai­tées par les par­le­men­taires eux-mêmes, indé­pen­dam­ment de toute consigne de vote. Face à une matière embar­ras­sant sou­vent les états-majors des par­tis, lais­ser la bride sur le cou des repré­sen­tants per­met d’éviter d’afficher une posi­tion tran­chée. Une manière de n’être ni pour ni contre, bien au contraire, et de ne s’aliéner aucun électorat.

Une autre pos­si­bi­li­té est la vacance du pou­voir exé­cu­tif. En période d’affaires cou­rantes, quand sub­siste un gou­ver­ne­ment zom­bie, inter­dit d’initiatives, et que tarde à se for­mer un gou­ver­ne­ment pou­vant obte­nir la confiance des chambres, quand aucun accord gou­ver­ne­men­tal ne ver­rouille le sys­tème, les par­le­men­taires retrouvent pour quelques semaines ou mois quelque pos­si­bi­li­té d’action. Cette liber­té des man­da­taires de repré­sen­ter leurs élec­teurs semble cepen­dant appar­te­nir au passé.

En effet, ces deux scé­na­rios se sont récem­ment com­bi­nés, la période inter­gou­ver­ne­men­tale ayant été mise à pro­fit par des par­le­men­taires pour remettre sur le tapis la pro­po­si­tion de revoir le droit rela­tif à l’interruption volon­taire de gros­sesse, ques­tion éthi­que­ment épi­neuse s’il en est.

Or, les pré­si­dents des par­tis ins­ti­ga­teurs de « l’Arizona » – un rap­pro­che­ment de for­ma­tions poli­tiques inca­pables de s’entendre suf­fi­sam­ment pour for­mer un gou­ver­ne­ment et assu­mer publi­que­ment leurs conces­sions avant les élec­tions com­mu­nales – ont inti­mé l’ordre à leurs par­le­men­taires de s’opposer à toute pro­po­si­tion de loi qui modi­fie­rait le droit rela­tif à l’interruption volon­taire de gros­sesse. On a ain­si vu des pré­si­dents de par­tis – tous des hommes, soit dit en pas­sant – dépour­vus d’une quel­conque légi­ti­mi­té élec­tive, inter­dire à des élus le libre exer­cice de leur man­dat. Si l’emprise des direc­tions de par­tis sur les par­le­men­taires n’est pas neuve, elle a désor­mais pris une exten­sion maxi­male. Il ne reste plus aux membres d’un futur gou­ver­ne­ment que de refu­ser de répondre de leur action devant les par­le­men­taires pour que soit ache­vée la mue des chambres en des groupes où l’on se compte pour déter­mi­ner la force res­pec­tive des dif­fé­rentes for­ma­tions politiques.

Cet épi­sode pour­rait presque appa­raitre anec­do­tique s’il n’y avait le contexte… Bien sûr, on pense à la France, où le pré­sident Macron a confis­qué à la gauche la pos­si­bi­li­té de ten­ter de consti­tuer un gou­ver­ne­ment, afin de s’assurer de la mise en place d’un gou­ver­ne­ment à sa main, sou­te­nu de l’intérieur par une droite crou­pion et de l’extérieur par une extrême droite qui ne cache pas sa joie d’être deve­nue le pivot de la Répu­blique. Plus que d’une contra­ven­tion au droit public, il s’agit avant tout d’empêcher le pou­voir légis­la­tif de fonc­tion­ner selon ses logiques propres, en l’occurrence, en lais­sant l’initiative aux forces poli­tiques sor­ties gagnantes des législatives.

Comme pour les par­tis ari­zo­niens, il est ques­tion d’abolir l’autonomie du Légis­la­tif et d’en réduire les membres à de sym­bo­liques presse-bou­tons. Gageons que les for­ma­tions poli­tiques pré­ci­tées, qui crient sur tous les toits qu’il n’est pour eux pas ques­tion que l’on per­çoive un reve­nu – fût-il de rem­pla­ce­ment – sans four­nir un tra­vail en échange, auront à cœur de cor­ri­ger cette dérive et d’exiger des par­le­men­taires oisifs qu’ils ramassent les feuilles dans le parc de Bruxelles, s’occupent de la signa­li­sa­tion devant les écoles pri­maires et rendent mille autres menus ser­vices aux citoyens qui les ont élus.

Démanteler l’État de droit

Il s’agit donc pour le pou­voir exé­cu­tif de refu­ser sa sou­mis­sion au Légis­la­tif, ce qu’a expli­ci­te­ment défen­du le ministre de l’Intérieur fran­çais, Bru­no Retailleau, en décla­rant que l’État de droit n’était ni intan­gible ni sacré… Il faut recon­naitre qu’il n’est qu’une conquête poli­tique majeure du libé­ra­lisme poli­tique, et une condi­tion néces­saire – bien que non suf­fi­sante – de l’existence même de la démo­cra­tie. Excu­sez du peu. En un mot comme en cent, pour régner sans contrainte, un membre de l’Exécutif pro­pose d’inverser le pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion à l’œuvre en Europe occi­den­tale depuis plus de deux siècles.

En Bel­gique, bien enten­du, per­sonne ne se risque à faire des décla­ra­tions de ce type. Le pou­voir y est plus prag­ma­tique que théo­rique et l’on ne songe pas à y invo­quer l’État de droit. Ain­si, quand Nicole de Moor décide de ne plus accueillir dans le réseau Feda­sil les hommes iso­lés deman­deurs d’asile, elle refuse de res­pec­ter les normes qu’elle est char­gée de mettre en œuvre, en tant que secré­taire d’État à l’asile et à la migra­tion. Alors que sa mis­sion, en tant que membre de l’Exécutif, est de faire appli­quer le droit, elle pré­fère en rendre le res­pect impos­sible – volon­tai­re­ment ou par incom­pé­tence –, renon­cer au prin­cipe de l’égalité et igno­rer des cen­taines de condam­na­tions judi­ciaires consta­tant l’illégalité de son action. Ce n’est là ni plus ni moins que, pour l’Exécutif, cher­cher à se rendre indé­pen­dant des pou­voirs légis­la­tif et judiciaire.

Tout cela sus­cite bien quelques pro­tes­ta­tions, mais, dans l’ensemble, per­sonne ne s’émeut à la mesure de ce qui est à l’œuvre : le déman­tè­le­ment de l’État de droit et de l’équilibre des pou­voirs qui le rend pos­sible. Ce qui se met en place à bas bruit, c’est le pro­gramme de l’extrême droite, désor­mais ani­mé d’une vie propre et affran­chi des fas­cistes qui l’ont long­temps por­té, seuls contre tous.

Ce qui se donne à voir éga­le­ment, c’est la fra­gi­li­té de notre culture démo­cra­tique, quand ni les citoyens ni la presse ne sont capables de mettre les mots justes sur ce qui se passe sous nos yeux : la sor­tie de la démo­cra­tie. Car, ne nous y trom­pons pas, ce qui rend un État (et une socié­té) démo­cra­tiques, c’est leur ten­sion vers davan­tage de démo­cra­tie. La démo­cra­tie n’est pas un état que l’on peut atteindre, elle est une aspi­ra­tion jamais satis­faite, comme la liber­té, l’égalité ou la jus­tice. Dès lors que l’on cesse de pro­gres­ser vers elle, on cesse d’être démo­crate. Car en se conten­tant d’une situa­tion impar­faite, on admet que cer­taines et cer­tains demeu­re­ront exclus de la démo­cra­tie, on renonce à reven­di­quer plus de droits pour nos sem­blables. On ne peut dès lors plus se pré­tendre démocrate.

La Revue nouvelle


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