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Tous les pouvoirs émanent de la Nation
« Tous les pouvoirs émanent de la Nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution », affirme cette dernière. Cet article n’a jamais été modifié et l’on peut considérer qu’il fixe un des principes fondamentaux de notre État démocratique. La Nation, bien entendu, ne s’exprime pas directement, mais seulement par l’intermédiaire d’élections. Son représentant […]
« Tous les pouvoirs émanent de la Nation. Ils sont exercés de la manière établie par la Constitution », affirme cette dernière. Cet article n’a jamais été modifié et l’on peut considérer qu’il fixe un des principes fondamentaux de notre État démocratique.
La Nation, bien entendu, ne s’exprime pas directement, mais seulement par l’intermédiaire d’élections. Son représentant le plus direct est donc avant tout, au niveau fédéral, la Chambre des représentants. Ce n’est pas pour rien que cette assemblée est le pivot du pouvoir législatif, le Sénat, à l’élection indirecte (voire très indirecte pour les sénateurs cooptés), ne jouant plus qu’un rôle marginal aujourd’hui.
Dans un pays en équilibre instable comme le nôtre, les parlementaires disposent de peu de marges de manœuvre. Du fait d’accords gouvernementaux tatillons et de coalitions complexes, les assemblées fonctionnent « majorité contre opposition ». Les parlementaires de la majorité sont priés de faire profil bas et de valider tous les projets de loi que le gouvernement leur soumet. Quant à ceux de l’opposition, il leur est (quasiment toujours) interdit de soutenir les projets de la majorité, tandis que leurs propres initiatives législatives sont vaines puisqu’elles se heurtent systématiquement à une fin de non-recevoir de la majorité. Tout au plus pourront-ils en tirer, en fin de législature, de flatteuses statistiques d’activité parlementaire dans la presse.
Bref, le boulot de parlementaire est passé de l’exercice actif de la souveraineté au nom de la Nation au rôle de verrou de l’action gouvernementale. Les « représentants de la Nation » sont une réserve de voix au service de leur parti en tant que partenaire d’un gouvernement, guère plus.
Mise sous tutelle
Pourtant, quelques marges de manœuvre existent. On peut songer à ce qu’on a appelé les « questions éthiques » – tels l’euthanasie ou le mariage entre personnes de même sexe – qui, parfois, peuvent être traitées par les parlementaires eux-mêmes, indépendamment de toute consigne de vote. Face à une matière embarrassant souvent les états-majors des partis, laisser la bride sur le cou des représentants permet d’éviter d’afficher une position tranchée. Une manière de n’être ni pour ni contre, bien au contraire, et de ne s’aliéner aucun électorat.
Une autre possibilité est la vacance du pouvoir exécutif. En période d’affaires courantes, quand subsiste un gouvernement zombie, interdit d’initiatives, et que tarde à se former un gouvernement pouvant obtenir la confiance des chambres, quand aucun accord gouvernemental ne verrouille le système, les parlementaires retrouvent pour quelques semaines ou mois quelque possibilité d’action. Cette liberté des mandataires de représenter leurs électeurs semble cependant appartenir au passé.
En effet, ces deux scénarios se sont récemment combinés, la période intergouvernementale ayant été mise à profit par des parlementaires pour remettre sur le tapis la proposition de revoir le droit relatif à l’interruption volontaire de grossesse, question éthiquement épineuse s’il en est.
Or, les présidents des partis instigateurs de « l’Arizona » – un rapprochement de formations politiques incapables de s’entendre suffisamment pour former un gouvernement et assumer publiquement leurs concessions avant les élections communales – ont intimé l’ordre à leurs parlementaires de s’opposer à toute proposition de loi qui modifierait le droit relatif à l’interruption volontaire de grossesse. On a ainsi vu des présidents de partis – tous des hommes, soit dit en passant – dépourvus d’une quelconque légitimité élective, interdire à des élus le libre exercice de leur mandat. Si l’emprise des directions de partis sur les parlementaires n’est pas neuve, elle a désormais pris une extension maximale. Il ne reste plus aux membres d’un futur gouvernement que de refuser de répondre de leur action devant les parlementaires pour que soit achevée la mue des chambres en des groupes où l’on se compte pour déterminer la force respective des différentes formations politiques.
Cet épisode pourrait presque apparaitre anecdotique s’il n’y avait le contexte… Bien sûr, on pense à la France, où le président Macron a confisqué à la gauche la possibilité de tenter de constituer un gouvernement, afin de s’assurer de la mise en place d’un gouvernement à sa main, soutenu de l’intérieur par une droite croupion et de l’extérieur par une extrême droite qui ne cache pas sa joie d’être devenue le pivot de la République. Plus que d’une contravention au droit public, il s’agit avant tout d’empêcher le pouvoir législatif de fonctionner selon ses logiques propres, en l’occurrence, en laissant l’initiative aux forces politiques sorties gagnantes des législatives.
Comme pour les partis arizoniens, il est question d’abolir l’autonomie du Législatif et d’en réduire les membres à de symboliques presse-boutons. Gageons que les formations politiques précitées, qui crient sur tous les toits qu’il n’est pour eux pas question que l’on perçoive un revenu – fût-il de remplacement – sans fournir un travail en échange, auront à cœur de corriger cette dérive et d’exiger des parlementaires oisifs qu’ils ramassent les feuilles dans le parc de Bruxelles, s’occupent de la signalisation devant les écoles primaires et rendent mille autres menus services aux citoyens qui les ont élus.
Démanteler l’État de droit
Il s’agit donc pour le pouvoir exécutif de refuser sa soumission au Législatif, ce qu’a explicitement défendu le ministre de l’Intérieur français, Bruno Retailleau, en déclarant que l’État de droit n’était ni intangible ni sacré… Il faut reconnaitre qu’il n’est qu’une conquête politique majeure du libéralisme politique, et une condition nécessaire – bien que non suffisante – de l’existence même de la démocratie. Excusez du peu. En un mot comme en cent, pour régner sans contrainte, un membre de l’Exécutif propose d’inverser le processus de démocratisation à l’œuvre en Europe occidentale depuis plus de deux siècles.
En Belgique, bien entendu, personne ne se risque à faire des déclarations de ce type. Le pouvoir y est plus pragmatique que théorique et l’on ne songe pas à y invoquer l’État de droit. Ainsi, quand Nicole de Moor décide de ne plus accueillir dans le réseau Fedasil les hommes isolés demandeurs d’asile, elle refuse de respecter les normes qu’elle est chargée de mettre en œuvre, en tant que secrétaire d’État à l’asile et à la migration. Alors que sa mission, en tant que membre de l’Exécutif, est de faire appliquer le droit, elle préfère en rendre le respect impossible – volontairement ou par incompétence –, renoncer au principe de l’égalité et ignorer des centaines de condamnations judiciaires constatant l’illégalité de son action. Ce n’est là ni plus ni moins que, pour l’Exécutif, chercher à se rendre indépendant des pouvoirs législatif et judiciaire.
Tout cela suscite bien quelques protestations, mais, dans l’ensemble, personne ne s’émeut à la mesure de ce qui est à l’œuvre : le démantèlement de l’État de droit et de l’équilibre des pouvoirs qui le rend possible. Ce qui se met en place à bas bruit, c’est le programme de l’extrême droite, désormais animé d’une vie propre et affranchi des fascistes qui l’ont longtemps porté, seuls contre tous.
Ce qui se donne à voir également, c’est la fragilité de notre culture démocratique, quand ni les citoyens ni la presse ne sont capables de mettre les mots justes sur ce qui se passe sous nos yeux : la sortie de la démocratie. Car, ne nous y trompons pas, ce qui rend un État (et une société) démocratiques, c’est leur tension vers davantage de démocratie. La démocratie n’est pas un état que l’on peut atteindre, elle est une aspiration jamais satisfaite, comme la liberté, l’égalité ou la justice. Dès lors que l’on cesse de progresser vers elle, on cesse d’être démocrate. Car en se contentant d’une situation imparfaite, on admet que certaines et certains demeureront exclus de la démocratie, on renonce à revendiquer plus de droits pour nos semblables. On ne peut dès lors plus se prétendre démocrate.