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Tirs croisés sur l’aide. Quelques repères pour y voir clair

Numéro 1 Janvier 2011 par François Polet

janvier 2011

Un nombre impor­tant de tra­vaux ont mis en évi­dence cer­tains tra­vers du « sys­tème de l’aide » qui minent son effi­ca­ci­té. Leurs recom­man­da­tions, bien que pas néces­sai­re­ment conver­gentes, ont à des degrés divers été accep­tées et assi­mi­lées par les coopé­ra­tions dans leurs efforts de réforme. Mais les récents enga­ge­ments offi­ciels à aug­men­ter for­te­ment les mon­tants d’aide, notam­ment à l’A­frique, ont réveillé le scep­ti­cisme de ceux qui estiment que les pays pauvres sont avant tout « malades de l’aide ».

« Fer­mer les robi­nets de l’aide en cinq ans afin de sor­tir l’Afrique du piège de la dépen­dance à l’aide et l’amener à se bran­cher sur les cir­cuits finan­ciers et com­mer­ciaux qui l’aideront à décol­ler ». L’auteure de cette pro­po­si­tion radi­cale, Dam­bi­sa Moyo, jeune éco­no­miste zam­bienne de Gold­man Sachs, a fait le tour des pla­teaux de télé­vi­sion outre-Atlan­tique. Le maga­sine Times l’a clas­sée par­mi les cent per­son­na­li­tés les plus influentes de l’année 2009. Quatre ans après le G‑8 de Gle­neagles, apo­gée de la cam­pagne inter­na­tio­nale pour une aug­men­ta­tion de l’aide publique aux pays pauvres, le phé­no­mène « Dam­bi­sa Moyo » a mis la com­mu­nau­té du déve­lop­pe­ment sur la défensive.

Si l’argumentaire avan­cé situe clai­re­ment la démarche dans la mou­vance ultra­li­bé­rale, l’écho don­né aux thèses de Moyo tra­duit l’existence d’un malaise vis-à-vis de l’aide qui va au-delà des cercles conser­va­teurs, pour tou­cher des milieux intel­lec­tuels et poli­tiques à prio­ri favo­rables à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Au Sud comme au Nord. C’est un inven­taire des cri­tiques adres­sées à l’aide et des argu­ments mobi­li­sés par les « aid skep­tics » que pro­pose cet article.

L’efficacité de l’aide en question

Un retour en arrière est indis­pen­sable pour sai­sir les dyna­miques intel­lec­tuelles et poli­tiques qui animent cette mon­tée en puis­sance des cri­tiques de la coopé­ra­tion au déve­lop­pe­ment. Car les contro­verses intel­lec­tuelles autour de l’aide — de son uti­li­té, de ses per­for­mances, de sa rai­son d’être — émergent une ving­taine d’années avant la paru­tion du best­sel­ler de la tra­der zambienne.

Les années nonante ont été la décen­nie de la « fatigue de l’aide ». Alors qu’elles n’avaient ces­sé d’augmenter durant les trois décen­nies pré­cé­dentes, les sommes que les pays indus­tria­li­sés consacrent à l’aide publique au déve­lop­pe­ment chutent durant cette période (62 mil­liards de dol­lars en 1992, 48 mil­liards en 1997, 53 mil­liards en 1999). Cette dimi­nu­tion des flux d’aide résulte pour une part du cli­mat géo­po­li­tique de l’époque, dans lequel le finan­ce­ment géné­reux des pays « amis » sur le grand échi­quier de la guerre froide perd sa rai­son d’être. Elle est aus­si liée à l’émergence d’un doute, de plus en plus lar­ge­ment par­ta­gé, quant à l’«efficacité » de l’aide, c’est-à-dire quant à la tra­duc­tion de ces trans­ferts finan­ciers en résul­tats concrets en termes de déve­lop­pe­ment et d’amélioration des condi­tions de vie des populations.

« Does aid work ? », se demande dès 1985 Robert Cas­sen dans un rap­port col­lec­tif com­man­di­té par la Banque mon­diale et le Fonds moné­taire inter­na­tio­nal. Si d’après les auteurs du rap­port, l’aide « fonc­tion­ne­glo­ba­le­ment », ils sou­lignent aus­si le fait qu’une frac­tion sub­stan­tielle de celle-ci « ne fonc­tionne pas », dans le sens où « soit elle a un ren­de­ment bas, soit elle péri­clite rapi­de­ment après sa réa­li­sa­tion, soit elle n’est jamais fina­li­sée, soit elle a des effets objec­ti­ve­ment pré­ju­di­ciables » (Cas­sen et al., 1994). Des cher­cheurs de plus en plus nom­breux s’engouffrent dans la brèche en ques­tion­nant le lien, sup­po­sé évident jusqu’alors, entre aide et crois­sance éco­no­mique : « Les pays les plus lar­ge­ment aidés ces der­nières années ne se portent pas néces­sai­re­ment mieux sur le plan éco­no­mique » (White, 1992 ; Boone, 1996).

Trois diagnostics en présence

Trois diag­nos­tics — et trois voies de réformes cor­res­pon­dantes — se dégagent à la fin des années nonante face à ce constat du manque de « return » de l’aide. Les deux pre­miers sont sur­tout posés par des uni­ver­si­taires « mains­tream » qui ont des res­pon­sa­bi­li­tés au sein des agences d’aide ou réa­lisent études et rap­ports pour ces der­nières. Le troi­sième est davan­tage por­té par des acteurs du Sud et du Nord exté­rieurs aux cir­cuits de l’aide offi­cielle (uni­ver­si­taires, ONG, mou­ve­ments sociaux, etc.).

Le pre­mier diag­nos­tic, que la Banque mon­diale endosse dans Asses­sing Aid. What works, what doesn’t and why (1998), voit dans la fai­blesse ins­ti­tu­tion­nelle et le manque d’engagement des déci­deurs poli­tiques vis-à-vis des « bonnes » poli­tiques éco­no­mi­ques­la cause pre­mière du manque d’efficacité de l’aide. Oui, l’aide « fonc­tionne » bel et bien, mais à condi­tion d’opérer au sein d’environnements éco­no­miques et ins­ti­tu­tion­nels gérés dans le sens de la « bonne gou­ver­nance ». Or cette bonne gou­ver­nance peut dif­fi­ci­le­ment être impul­sée de l’extérieur, en témoigne l’échec des condi­tion­na­li­tés éco­no­miques à entrai­ner les réformes sou­hai­tées (« You can’t buy reforms »). Il appar­tient donc aux bailleurs de concen­trer leur aide sur ces pays « authen­ti­que­ment » enga­gés dans les réformes éco­no­miques (visant à créer un envi­ron­ne­ment « busi­ness friend­ly ») et ins­ti­tu­tion­nelles (visant à remo­de­ler l’administration dans le sens de la « ges­tion axée sur les résultats »).

Cette phi­lo­so­phie de la sélec­ti­vi­té guide le tra­vail de plu­sieurs bailleurs de fonds impor­tants depuis le tour­nant du mil­lé­naire. Afin de la rendre opé­ra­tio­na­li­sable, la Banque mon­diale a éla­bo­ré un ins­tru­ment de mesure — le Coun­try Poli­cy and Ins­ti­tu­tio­nal Assess­ment — dont les cri­tères passent au crible l’action des pou­voirs publics natio­naux afin de faire le tri, à l’heure de dis­tri­buer ses fonds, entre les pays où les aides seront bien uti­li­sées et ceux où elles risquent d’être gaspillées[Au nombre de seize, ces indi­ca­teurs couvrent des domaines aus­si diver­si­fiés que la ges­tion macroé­co­no­mique, le res­pect des droits de pro­prié­té, la qua­li­té de l’administration publique, l’égalité des genres, l’environnement, etc. . Quant au fonds « Mil­le­nium Chal­lenge Account » lan­cé par l’administration Bush en janvier2004, il n’attribue son sou­tien finan­cier qu’aux seuls pays pauvres dont il estime qu’ils sont suf­fi­sam­ment enga­gés vis-à-vis de trois grands prin­cipes — « Ruling Just­ly, Encou­ra­ging Eco­no­mic Free­dom, and Inves­ting in People ».

Pour autant la phi­lo­so­phie méri­to­cra­tique qui sous-tend la « sélec­ti­vi­té de l’aide » ne fait pas l’unanimité par­mi les inter­ve­nants et les ana­lystes. Notam­ment parce que, les pays aux ins­ti­tu­tions les moins effi­cientes étant géné­ra­le­ment les plus pauvres, elle heurte de front le prin­cipe de jus­tice redis­tri­bu­tive selon lequel l’argent doit prio­ri­tai­re­ment aller aux popu­la­tions les plus démunies.

Qui plus est, un autre diag­nos­tic émerge vers la même époque qui situe la source prin­ci­pale du manque d’efficacité non pas dans les carac­té­ris­tiques du pays rece­veur, mais dans les « effets per­vers » du sys­tème de l’aide sur les États rece­veurs (Nau­det, 1999 ; Berg, 2002). Sa com­plexi­té, la vola­ti­li­té de ses flux, ses trop nom­breux acteurs, leurs exi­gences tech­no­cra­tiques, la mul­ti­pli­ci­té de leurs objec­tifs et de leurs pro­cé­dures qui s’imposent aux béné­fi­ciaires (d’où l’expression « donor dri­ven aid »), absorbent les res­sources des admi­nis­tra­tions locales et sapent les efforts de for­mu­la­tion de poli­tiques natio­nales cohé­rentes. La pré­do­mi­nance de l’approche pro­jets en par­ti­cu­lier pose pro­blème. Sous- finan­cées, les admi­nis­tra­tions natio­nales en sont réduites à cou­rir après des pro­jets for­mu­lés et contrô­lés par les bailleurs de fonds en dehors de toute cohé­rence globale.

Il appar­tient donc d’abord aux bailleurs de fonds de réfor­mer leurs manières de tra­vailler afin de s’adapter aux carac­té­ris­tiques des pays rece­veurs. Des moda­li­tés d’acheminement d’aide plus souples, coor­don­nées et davan­tage mai­tri­sables par les béné­fi­ciaires doivent être pri­vi­lé­giées. À l’instar de l’approche sec­to­rielle, qui oblige les dona­teurs à envi­sa­ger les pro­blé­ma­tiques à l’échelle natio­nale et pour l’ensemble d’un sec­teur (la san­té ou l’agriculture) ou d’un sous-sec­teur (l’irrigation), au lieu de se limi­ter à finan­cer un pro­jet en par­ti­cu­lier (la construc­tion d’un hôpi­tal ou la mise en place d’une coopé­ra­tive de petits pro­duc­teurs). Cette approche redonne « théo­ri­que­ment » aux auto­ri­tés natio­nales un rôle d’impulsion des poli­tiques sec­to­rielles et de coor­di­na­tion des donneurs.

Un troi­sième groupe d’acteurs/observateurs de l’aide — ONG, intel­lec­tuels pro­gres­sistes, alter­mon­dia­listes — adresse une cri­tique plus poli­tique à l’aide au déve­lop­pe­ment. Dans la filia­tion des cou­rants tiers-mon­distes, celui-ci met en avant la real­po­li­tik qui se cache der­rière les dis­cours offi­ciels de la coopé­ra­tion. Si l’aide ne « fonc­tionne pas », c’est parce que les nations indus­tria­li­sées qui la pro­diguent ne visent pas tant à satis­faire les besoins du pays et des popu­la­tions concer­nées qu’à pro­mou­voir leurs propres inté­rêts com­mer­ciaux, géo­po­li­tiques, en termes d’approvisionnement en res­sources natu­relles, etc.

Pour les ana­lystes cri­tiques, cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion de l’aide par les dona­teurs se conjugue depuis les années quatre-vingt avec le ren­for­ce­ment d’une condi­tion­na­li­té éco­no­mique libé­rale régres­sive sur le plan du déve­lop­pe­ment social. Les pro­grammes d’ajustement struc­tu­rel — cen­sés dyna­mi­ser des éco­no­mies engour­dies, éli­mi­ner les « rentes de situa­tion » dont béné­fi­cie une mino­ri­té et géné­rer des oppor­tu­ni­tés éco­no­miques pour la majo­ri­té pauvre — ont lami­né la petite agri­cul­ture, déman­te­lé les sys­tèmes de soins de san­té et d’éducation, fra­gi­li­sé les droits des travailleurs.

Pour que l’aide soit plus effi­cace, il faut qu’elle aban­donne cette fonc­tion de cour­roie de trans­mis­sion du consen­sus de Washing­ton et qu’elle res­pecte le prin­cipe d’«autodétermination » des États du Sud en matière de choix de poli­tique de déve­lop­pe­ment. On l’aura noté, ce diag­nos­tic est le pen­dant symé­trique de celui de la Banque mon­diale, qui estime que les réformes étaient glo­ba­le­ment bien conçues, mais n’ont pas ren­con­tré suf­fi­sam­ment d’adhésion de la part des élites locales.

Le retour en grâce de l’aide

Après une décen­nie de baisse conti­nue des flux de l’aide inter­na­tio­nale, un ren­ver­se­ment de ten­dance s’esquisse au tour­nant du nou­veau mil­lé­naire. L’adoption solen­nelle par les Nations unies, en 2000, des Objec­tifs du mil­lé­naire pour le déve­lop­pe­ment signe la réha­bi­li­ta­tion de l’aide au déve­lop­pe­ment au niveau gou­ver­ne­men­tal. La ques­tion du finan­ce­ment de la lutte contre la pau­vre­té retrouve pro­gres­si­ve­ment une place en tête des prio­ri­tés de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Les mon­tants consa­crés à l’aide publique au déve­lop­pe­ment par les pays de l’OCDE repartent à la hausse : 52 mil­liards de dol­lars en 2001, 58 mil­liards en 2002, 69 mil­liards en 2003.

Au-delà du scan­dale moral que consti­tue le main­tien d’immenses poches de pau­vre­té, ce retour en grâce de l’aide inter­na­tio­nale est indis­so­ciable des nou­velles voca­tions que les pays indus­tria­li­sés assignent à l’aide à l’ère de la mon­dia­li­sa­tion des risques. Jean-Michel Seve­ri­no [Ex-direc­teur géné­ral de l’Agence fran­çaise de déve­lop­pe­ment (avril 2002-avril 2010). et Oli­vier Char­noz la résument dans leur État des lieux de l’aide publique au déve­lop­pe­ment (2009): « L’aide est deve­nue un ins­tru­ment majeur de ges­tion de la mon­dia­li­sa­tion. [Elle] contri­bue par­ti­cu­liè­re­ment à répondre à quatre défis : gérer les biens publics mon­diaux, insé­rer les pays pauvres dans la mon­dia­li­sa­tion, accom­pa­gner socia­le­ment la libé­ra­li­sa­tion des mar­chés, appuyer la réso­lu­tion des conflits. » Côté éta­su­nien, ce sont les aspects de sécu­ri­té natio­nale qui remettent l’aide à l’agenda. L’ex-directeur de l’USAID ne s’en cache pas : « À la dif­fé­rence de l’époque de la guerre froide, nous sommes main­te­nant davan­tage mena­cés par des États fra­giles que par des États conqué­rants. Ouvrir le monde en déve­lop­pe­ment aux oppor­tu­ni­tés éco­no­miques et élar­gir les rangs des États démo­cra­tiques sont main­te­nant des prio­ri­tés vitales pour notre propre sécu­ri­té natio­nale » (Nat­sios, 2006).

Le mou­ve­ment de réha­bi­li­ta­tion de l’aide inter­na­tio­nale passe à la vitesse supé­rieure lors de la Confé­rence sur le finan­ce­ment du déve­lop­pe­ment de Mon­ter­rey de 2002 — durant laquelle les gou­ver­ne­ments dona­teurs s’engagent à aug­men­ter leurs efforts — et vire à l’engouement dans la période qui pré­cède la réunion du G‑8 de Gle­neagles en juillet2005. « Make Pover­ty His­to­ry », une cam­pagne por­tée par des cen­taines d’ONG et relayée par des célé­bri­tés inter­na­tio­nales, mobi­lise des cen­taines de mil­liers de per­sonnes en Europe et aux États-Unis en faveur d’une aug­men­ta­tion mas­sive de l’aide à l’Afrique et aux pays pauvres. Dans la rue, dans les médias, dans les dis­cours poli­tiques, l’aide est à nou­veau à la mode.

Début 2005, deux rap­ports ren­forcent les argu­ments des par­ti­sans d’une aug­men­ta­tion de l’aide. Le rap­port du « Mil­le­nium Pro­ject » des Nations unies, coor­don­né par l’économiste Jef­frey Sachs, avance que la réa­li­sa­tion des Objec­tifs du mil­lé­naire exige des pays indus­tria­li­sés qu’ils doublent les sommes qu’ils consacrent à l’aide au déve­lop­pe­ment pour 2015 (« Dou­bling aid to halve pover­ty »). Le rap­port de la Com­mis­sion Blair pour l’Afrique invite la com­mu­nau­té des pays riches à tri­pler leur aide à l’Afrique pour 2015. Bien qu’ils ne soient pas à la hau­teur des mon­tants reven­di­qués par Blair, Bono et les ONG, les enga­ge­ments fina­le­ment pris par les lea­deurs des pays riches lors du G‑8 de Gle­neagles confirment la ten­dance à la hausse des mon­tants affec­tés à l’aide publique depuis le tour­nant du millénaire.

L’écueil des « capacités d’absorption »

Cette remo­bi­li­sa­tion gou­ver­ne­men­tale en faveur de l’aide ne peut pour autant igno­rer la vague de cri­tiques qui s’est abat­tue sur son fonc­tion­ne­ment et ses per­for­mances les années pré­cé­dentes. La néces­si­té de com­bi­ner aug­men­ta­tion des « quan­ti­tés » et amé­lio­ra­tion de la « qua­li­té » de l’aideest deve­nue une for­mule incon­tour­nable des dis­cours offi­ciels sur l’aide, de George Bush à Charles Michel.

Le consen­sus de Mon­ter­rey adop­té en 2002 à l’issue de la confé­rence des Nations unies sur le finan­ce­ment du déve­lop­pe­ment s’efforce de syn­thé­ti­ser cette double attente. Ce fai­sant, il reprend à son compte les recom­man­da­tions avan­cées par les deux pre­miers groupes de tra­vaux cri­tiques déve­lop­pés dans les années 1990, en s’adressant à la fois aux États béné­fi­ciaires, priés d’appliquer des­po­li­tiques « ration­nelles » et d’instaurer une bonne gou­ver­nan­ceà tous les niveaux, et aux États dona­teurs, aux­quels il est deman­dé d’adopter des moda­li­tés d’acheminement de l’aide davan­tage en phase avec les objec­tifs et les pro­cé­dures des béné­fi­ciaires. L’agenda de l’efficacité de l’aide lan­cé dans la fou­lée de la confé­rence de Mon­ter­rey amène bailleurs et réci­pien­daires à se retrou­ver à Rome (2003), Paris (2005) puis Accra (2008) afin de tra­duire en objec­tifs et indi­ca­teurs « véri­fiables » ces enga­ge­ments des uns et des autres à faire évo­luer leurs pra­tiques dans le sens d’une plus grande efficacité.

Mal­gré ces enga­ge­ments offi­ciels sur le thème de l’efficacité, la pers­pec­tive d’une hausse radi­cale des trans­ferts finan­ciers Nord-Sud est loin de faire l’unanimité au sein de la com­mu­nau­té des éco­no­mistes du déve­lop­pe­ment. Pour nombre de cadres de la Banque mon­diale et du FMI, cette nou­velle orien­ta­tion va à l’encontre des recom­man­da­tions édic­tées par leurs propres ins­ti­tu­tions depuis une dizaine d’années. Elle pro­cède d’une logique poli­tique — voire émo­tion­nelle, en témoigne le rôle des rock stars dans son avè­ne­ment — bien davan­tage que d’une démarche « evi­dence based » qui tien­drait compte des conclu­sions des études scien­ti­fiques les plus recon­nues par la pro­fes­sion, qui rejettent le lien de cau­sa­li­té entre aide et croissance.

Les pré­oc­cu­pa­tions de ces éco­no­mistes se concentrent sur la ques­tion des « capa­ci­tés d’absorption » par les pays pauvres d’Afrique de cette hausse rapide des injec­tions finan­cières. Les admi­nis­tra­tions natio­nales, d’ores et déjà satu­rées, n’ont tout sim­ple­ment pas les moyens humains et tech­niques de mettre en œuvre avec un mini­mum de trans­pa­rence et d’efficacité les nou­veaux pro­jets et pro­grammes qu’appellent ces finan­ce­ments. Elle dérange tant ceux qui dési­rent réfor­mer les États aidés que ceux qui appellent à une réforme du sys­tème de l’aide (deux pre­miers dis­cours cri­tiques évo­qués plus hauts).

Les aid skeptics contre-attaquent

Le nou­vel enthou­siasme offi­ciel autour de l’aide sus­cite aus­si des réac­tions plus tran­chées, une sorte de radi­ca­li­sa­tion « en retour » d’un cer­tain nombre d’observateurs et d’acteurs de l’aide, qui rejettent non seule­ment la déci­sion d’augmenter l’aide, mais élar­gissent leur cri­tique à l’idée même d’aide mas­sive dans la durée. Cette pous­sée de scep­ti­cisme va au-delà de la frange de l’opinion publique tra­di­tion­nel­le­ment réfrac­taire à l’idée de soli­da­ri­té finan­cière pour tou­cher des milieux intel­lec­tuels géné­ra­le­ment bien dis­po­sés vis-à-vis de la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale, mais de plus en plus sou­cieux face à la mul­ti­pli­ci­té de ses effets per­vers. D’une cer­taine manière, ces prises de posi­tions pro­cèdent d’une radi­ca­li­sa­tion des conclu­sions du cor­pus d’études cri­tiques sur l’efficacité de l’aide réa­li­sées durant les années nonante (les trois diag­nos­tics iden­ti­fiés en début d’article). Ou d’un cer­tain pes­si­misme : les carences iden­ti­fiées — au sein des ins­ti­tu­tions aidées comme du sys­tème de l’aide — sont consi­dé­rées comme inso­lubles, non réfor­mables sans remise en ques­tion pro­fonde du rôle et de l’influence du sys­tème d’aide.

La contre-offen­sive est d’abord le fait d’un cer­tain nombre de fai­seurs d’opinion éta­su­niens conser­va­teurs, pour les­quels le scé­na­rio de l’augmentation de l’aide est d’autant plus dif­fi­cile à ava­ler qu’il est ava­li­sé par un pré­sident répu­bli­cain, alors qu’il s’agit tra­di­tion­nel­le­ment d’un che­val de bataille démo­crate. Dans les mois qui suivent le G‑8 de Gle­neagles, les fon­da­tions et think tanks conser­va­teurs se déchainent pour dénon­cer une aide qui non seule­ment n’atteint pas ses objec­tifs, mais fait plus de tort que de bien (« more harm than good ») aux popu­la­tions pauvres. Et leurs porte-paroles de para­phra­ser un des pères de l’ultralibéralisme, Lord Peter Bauer, selon lequel « l’aide étran­gère estune excel­lente méthode pour trans­fé­rer de l’argent des gens pauvres des pays riches aux gens riches des pays pauvres ».

« Trade not aid »

Le rai­son­ne­ment de base des aid skep­tics néo­li­bé­raux est le même que les par­ti­sans de la sélec­ti­vi­té (pre­mier diag­nos­tic évo­qué plus haut): la pau­vre­té est affaire de crois­sance éco­no­mique et la crois­sance éco­no­mique est affaire de poli­tiques et d’institutions favo­rables aux affaires. Ils s’en écartent cepen­dant en ce qu’ils consi­dèrent que la foca­li­sa­tion des flux d’aide sur les « pays bien gou­ver­nés » pour­rait pro­duire l’inverse de l’effet escomp­té : per­ver­tir des ins­ti­tu­tions « qui fonc­tionnent » ou saper leur déve­lop­pe­ment. Non seule­ment « You can’t buy reform », mais l’aide pour­rait même avoir pour effet d’affaiblir ces réformes là où elles sont engagées.

Deux auteurs sont par­ti­cu­liè­re­ment repré­sen­ta­tifs du scep­ti­cisme ultra­li­bé­ral à l’endroit de l’aide au déve­lop­pe­ment : la Zam­bienne Dam­bi­sa Moyo bien sûr, mais aus­si et sur­tout William Eas­ter­ly, ex-éco­no­miste à la Banque mon­diale, pro­fes­seur d’économie à la New York Uni­ver­si­ty et admi­ra­teur avoué de Frie­drich von Hayeck. Dans The White Man’s Bur­den — Why the West’s efforts to aid the Rest have done so much ill and so lit­tle good (2006), William Eas­ter­ly livre un réqui­si­toire sans conces­sions contre une bureau­cra­tie de l’aide occi­den­tale qui, vingt ans après la fin du sovié­tisme, pro­cède tou­jours par objec­tifs, plan­set stra­té­gies fixés cen­tra­le­ment lorsqu’il s’agit de résoudre les pro­blèmes des pauvres.

Comme l’ensemble des éco­no­mistes, William Eas­ter­ly estime que c’est l’exercice de la liber­té éco­no­mique — « le droit illi­mi­té de pro­duire, de vendre et d’acheter » — qui fait pros­pé­rer les indi­vi­dus et les socié­tés, au Sud comme au Nord. Mais en bon liber­ta­rien et à la dif­fé­rence des éco­no­mistes mains­tream, Eas­ter­ly estime que les mar­chés, aus­si indis­pen­sables soient-ils pour lut­ter contre la pau­vre­té, ne peuvent être impo­sés par les bailleurs de fonds ou tout autre inter­ve­nant exté­rieur, mais sont le résul­tat de pro­ces­sus endo­gènes com­plexes de construc­tion d’institutions et de normes favo­rables au déve­lop­pe­ment des mar­chés. Dans leur volon­té de redes­si­ner les éco­no­mies des pays de l’Est et du Sud à l’image de l’économie amé­ri­caine, les ajus­te­ments struc­tu­rels sont donc à ran­ger dans la caté­go­rie des grands pro­jets moder­ni­sa­teurs uto­pistes qui les ont précédés.

Contrai­re­ment à Dam­bi­sa Moyo, Eas­ter­ly n’appelle pas à mettre un terme à l’aide, mais à rompre avec les ten­dances bureau­cra­tiques qui l’habitent depuis ses pre­mières années. Aux « pla­ni­fi­ca­teurs », dont Jef­frey Sachs et Tony Blair sont les incar­na­tions actuelles, William Eas­ter­ly oppose les « expé­ri­men­ta­teurs » (« sear­chers »). Les expé­ri­men­ta­teurs sont ces agents qui tra­vaillent au plus près des demandes des popu­la­tions, qui pro­cèdent par essais et approches suc­ces­sifs pour trou­ver des solu­tions modestes, gra­duelles, mais « qui marchent » plu­tôt que par appli­ca­tion de « grands plans » pré­dé­ter­mi­nés, qui assument la res­pon­sa­bi­li­té de leurs actions au lieu de pro­cla­mer des objec­tifs ambi­tieux, mais dont aucune ins­ti­tu­tion n’est réel­le­ment res­pon­sable, etc.

Dans leur diver­si­té, les « expé­ri­men­ta­teurs » ont en com­mun de cher­cher à satis­faire concrè­te­ment les demandes spé­ci­fiques des popu­la­tions, un peu comme une entre­prise s’efforce au jour le jour de satis­faire ses consom­ma­teurs. De la dif­fu­sion du micro­cré­dit par la Gra­meen Bank à cette entre­prise indienne qui a vul­ga­ri­sé le savon anti­bac­té­rien par­mi les pauvres, en pas­sant par l’ONG Water Aid qui s’efforce de trou­ver des solu­tions ad hoc d’acheminement de l’eau dans les coins les plus iso­lés ou la dif­fu­sion par la Shell Foun­da­tion d’une approche par le mar­ché pour résoudre les pro­blèmes des pauvres, les exemples de suc­cess sto­ries ne manquent pas qui prouvent selon William Eas­ter­ly que l’aide bureau­cra­tique n’est pas une fatalité.

Dans la même veine, mais à l’aide d’une argu­men­ta­tion net­te­ment moins construite, Dam­bi­sa Moyo (L’aide fatale. Les ravages d’une aide inutile et de nou­velles solu­tions pour l’Afrique, 2009) élève l’aide au déve­lop­pe­ment au rang de cause prin­ci­pale, voire unique, des fléaux que connait le conti­nent afri­cain. Non seule­ment l’aide « ne marche pas », ce que démontrent les tra­vaux d’économétrie qui constatent l’absence de lien entre aide et crois­sance, mais elle est « mal­fai­sante ». L’essentiel de la cri­tique de Moyo consiste en une reprise uni­la­té­rale de cri­tiques for­mu­lées par d’autres avant elle en des termes plus nuan­cés : l’aide ali­mente la cor­rup­tion des élites qui à son tour fait fuir les inves­tis­seurs, ce qui tue la crois­sance ; l’aide affai­blit la socié­té civile et le capi­tal social ; l’aide fomente les conflits (sic!) du fait de la com­pé­ti­tion qui nait pour le contrôle de ses res­sources ; l’aide réduit l’épargne et l’investissement, etc.

Pour sor­tir l’Afrique de l’impasse, une solu­tion radi­cale : fer­mer gra­duel­le­ment en cinq ans le robi­net de l’aide et le rem­pla­cer par le recours à une pano­plie d’alternatives finan­cières basées sur le mar­ché. Par­mi celles-ci : les mar­chés inter­na­tio­naux de capi­taux pri­vés, les inves­tis­se­ments pri­vés de l’étranger, le com­merce avec la Chine, le micro-cré­dit, les ver­se­ments de l’étranger et l’épargne natio­nale. L’ensemble de la démons­tra­tion de Moyo repose sur l’idée que le retrait de l’aide entrai­ne­ra imman­qua­ble­ment l’auto-ajustement des struc­tures éco­no­miques locales et le décol­lage de la crois­sance. Thèse radi­cale, mais peu convain­cante au-delà des milieux aller­giques à l’idée de jus­tice redis­tri­bu­tive (milieux enchan­tés, soit dit en pas­sant, de voir leurs thèses por­tées par une ambas­sa­drice aus­si légi­time — femme et africaine).

« Subordonner l’aide au projet national »

L’ouvrage de Dam­bi­sa Moyo pré­sente par ailleurs des simi­li­tudes éton­nantes avec une publi­ca­tion récente d’un autre Afri­cain, Yash Tan­don (En finir avec la dépen­dance à l’aide, 2009). L’une et l’autre diag­nos­tiquent une même situa­tion de « dépen­dance » des gou­ver­ne­ments afri­cains à l’aide étran­gère, qu’ils assi­milent à une situa­tion de dépen­dance à une drogue dont on ne peut plus se pas­ser et qui, dans la durée, a des impacts psy­cho­lo­giques redou­tables : « insou­ciance » (Moyo), « sen­ti­ment inadé­quat de ses res­pon­sa­bi­li­tés » (Tan­don) face aux enjeux du déve­lop­pe­ment, quand « il y a tou­jours des dona­teurs aux alen­tours qui peuvent four­nir les fonds néces­saires » (Tan­don) et quand « l’aide appa­rait comme un reve­nu per­ma­nent » (Moyo). Un même sen­ti­ment de perte de digni­té trans­pa­rait dans le constat d’une Afrique « admi­nis­trée par des étran­gers » (Moyo), qui amène les deux auteurs à appe­ler de leurs vœux une nou­velle indé­pen­dance pour l’Afrique.

Tout oppose cepen­dant les deux ouvrages à l’heure d’analyser les res­sorts de l’aide et les mesures à prendre pour s’en éman­ci­per. Pour Yash Tan­don, l’aide est un levier uti­li­sé par le Nord pour insé­rer désa­van­ta­geu­se­ment le Sud dans la mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale, quand pour Moyo, l’aide sert d’abord les inté­rêts des mil­liers de gens tra­vaillant dans l’«industrie de l’aide » et sou­lage la conscience des élec­teurs pro­gres­sistes au Nord. Pour le pre­mier, l’aide a « livré » les pays du Sud aux forces du capi­tal inter­na­tio­na­li­sé, pour la deuxième l’aide a tenu ces mêmes pays à l’écart des bien­faits des mar­chés de capitaux.

Yash Tan­don reprend donc le troi­sième diag­nos­tic évo­qué plus haut (la cri­tique pro­gres­sis­te/­tiers-mon­diste de l’aide), dont il accen­tue les conclu­sions. L’alternative à la dépen­dance à l’aide passe par la « reprise du pro­jet natio­nal », qui vise à garan­tir aux pays du Sud la mai­trise des grandes déci­sions concer­nant leur déve­lop­pe­ment. Dans la tra­di­tion de l’école de la dépen­dance (dont une figure émi­nente, Samir Amin, signe la pré­face du livre), la démarche pro­po­sée consiste à réor­ga­ni­ser l’ensemble du déve­lop­pe­ment éco­no­mique autour d’objectifs natio­naux défi­nis de manière démo­cra­tique et indé­pen­dam­ment des dik­tats des agences inter­na­tio­nales et des dona­teurs. Cette réorien­ta­tion vers un déve­lop­pe­ment endo­gè­neexige notam­ment de redon­ner la pri­mau­té au mar­ché inté­rieur, contre la stra­té­gie de crois­sance fon­dée sur les expor­ta­tions, de réduire les dépenses externes, de se détour­ner des capi­taux étran­gers, de ne pas baser la crois­sance sur le seul sec­teur pri­vé, de rena­tio­na­li­ser un cer­tain nombre d’activités éco­no­miques, etc.

Yash Tan­don ne rejette cepen­dant pas l’idée d’aide étran­gère, mais pour être accep­table, celle-ci doit être « remise à sa place », être subor­don­née aux objec­tifs de déve­lop­pe­ment natio­naux et ren­for­cer l’indépendance éco­no­mique des pays du Sud vis-à-vis des inté­rêts impé­ria­listes. Cette redé­fi­ni­tion de l’aide exige par ailleurs de don­ner un nou­veau cadre ins­ti­tu­tion­nel au débat sur l’aide : celui-ci ne peut plus long­temps être mené au sein d’institutions inter­na­tio­nales (Banque mon­diale, FMI, OCDE) domi­nées par le Nord, mais doit être repla­cé dans les organes des Nations unies, au sein des­quelles les pays du Sud ont davan­tage voix au chapitre.

Les pro­pos de Tan­don s’inscrivent dans un cou­rant d’opinion qui a de fait rega­gné pas mal de ter­rain au sein des cercles intel­lec­tuels d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. L’arrogance des tech­no­crates des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales et des coopé­rants n’est plus tolé­rable face à l’absence de résul­tats des pres­crip­tions libé­rales assé­nées depuis vingt ans. D’autant que l’arrivée de dona­teurs émer­gents ouvre de nou­velles oppor­tu­ni­tés de coopé­ra­tion, moins contrai­gnantes et moins vexantes, et qu’un modèle de déve­lop­pe­ment « à l’asiatique » se pro­file comme alter­na­tive à la « bonne gou­ver­nance » à l’occidentale.

« Moins d’aide, mieux d’aide »

La lec­ture cri­tique la plus inter­pe­lante de l’aide publique mas­sive est d’après nous for­mu­lée dans l’ouvrage The trouble with aid. Why less could be more for Afri­ca, de Jona­than Glen­nie. Cet­te­pu­bli­ca­tion montre que le doute quant au bien­fait glo­bal de l’aide s’est der­niè­re­ment insi­nué au sein des milieux tra­di­tion­nel­le­ment les plus favo­rables à la soli­da­ri­té finan­cière inter­na­tio­nale. Son auteur, Jona­than Glen­nie est lui-même issu du monde des cha­ri­ties bri­tan­niques et a long­temps mili­té pour une aug­men­ta­tion de l’aide publique. C’est au contact d’acteurs sociaux afri­cains (ONG, syn­di­cats, mou­ve­ments sociaux) pes­si­mistes quant à l’impact des trans­ferts finan­ciers sur leurs propres socié­tés qu’il a été ame­né à mettre en doute l’idée sui­vant laquelle « plus on enver­ra de l’aide, moins il y aura de pauvreté ».

Jona­than Glen­nie entend se démar­quer des réper­toires des « aid opti­mists » et « aid pes­si­mists », qui « uti­lisent les don­nées de manière sélec­tive pour sou­te­nir ou dis­qua­li­fier l’aide », et défend une approche « réa­liste » de l’aide, qui prenne du recul et embrasse l’ensemble de ses impacts sur les socié­tés béné­fi­ciaires — « the big­ger pic­ture ». En effet, les impacts de l’aide sont non seule­ment « directs » — nombre d’enfants vac­ci­nés, de cadres for­més, de kilo­mètres de route construites, etc. —, mais éga­le­ment « indi­rects », ce que la majo­ri­té des acteurs de l’aide semblent négli­ger, tout occu­pés qu’ils sont à mesu­rer la réus­site de « leur » pro­jet eu égard à « leurs » objectifs.

Les impacts indi­rects pro­blé­ma­tiques rele­vés par Glen­nie ren­voient essen­tiel­le­ment aux deuxième et troi­sième diag­nos­tics énon­cés dès les années nonante. Il y a, d’une part, les mesures éco­no­miques libé­rales, à l’adoption des­quelles les trans­ferts finan­ciers gou­ver­ne­men­taux sont condi­tion­nés — l’auteur reprend ici la cohorte de reproches adres­sée de longue date aux ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales par les sec­teurs pro­gres­sistes. Or plus l’aide pèse dans le bud­get natio­nal, moins les gou­ver­ne­ments réci­pien­daires ont des marges pour négo­cier cette conditionnalité.

Mais il y a aus­si et sur­tout, et c’est ici que réside l’innovation vis-à-vis du dis­cours pro­gres­siste sur la coopé­ra­tion inter­na­tio­nale, une recon­nais­sance des effets pro­blé­ma­tiques de l’aide sur les ins­ti­tu­tions du pays béné­fi­ciaire. Effets des­truc­teurs sur la capa­ci­té des États, du fait de l’omniprésence de dona­teurs qui court-cir­cuitent les pro­ces­sus ins­ti­tu­tion­nels locaux pour mieux impo­ser leurs prio­ri­tés, leurs méthodes, leur rythme. Dis­qua­li­fiés par les « assis­tants tech­niques » et autres experts inter­na­tio­naux, les hommes poli­tiques et cadres locaux ont pro­gres­si­ve­ment abdi­qué leurs pré­ro­ga­tives en matière de concep­tion et de mise en œuvre des poli­tiques publiques. La confor­mi­té aux pré­fé­rences des bailleurs, en vue de maxi­mi­ser les flux d’aide, a rem­pla­cé la réflexion stra­té­gique sur le déve­lop­pe­ment. Une réa­li­té qu’illustre cette ter­rible confes­sion d’un lea­deur de la socié­té civile nigé­rienne : « Nous sommes deve­nus des “éco­no­mies de l’aide”: nous ne savons plus com­ment réflé­chir par nous-mêmes aux solu­tions que nous devrions mettre en place dans nos pays. »

Effets nocifs sur la démo­cra­ti­sa­tion des régimes éga­le­ment. Bien que les coopé­ra­tions aient dépen­sé d’immenses sommes pour conso­li­der les par­le­ments ou mettre en place des pro­ces­sus de consul­ta­tions, les pres­sions qu’elles exercent simul­ta­né­ment sur les gou­ver­ne­ments pour qu’ils adoptent les « bonnes » poli­tiques ont pour effet de déva­lo­ri­ser ces mêmes ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques. Obnu­bi­lés par les res­sources de l’aide qui leur per­mettent de se main­te­nir au pou­voir, les gou­ver­ne­ments sont davan­tage sen­sibles aux attentes des bailleurs de fond qu’à celles de leur propre popu­la­tion. Et le sen­ti­ment que les choses impor­tantes se décident de toute façon à huis clos entre gou­ver­ne­ments et don­neurs n’est pas de nature à ren­for­cer les convic­tions démo­cra­tiques au sein de la popu­la­tion. Au grand dam de la socié­té civile locale.

On l’aura com­pris, pour Jona­than Glen­nie, la por­tée des effets per­vers « indi­rects » du régime actuel de l’aide outre­passe celle de ses effets directs posi­tifs. Le bilan est glo­ba­le­ment néga­tif pour les pays afri­cains mas­si­ve­ment aidés dans la durée. Les réformes du sys­tème pro­mues dans le cadre de l’agenda de l’efficacité sont inté­res­santes, mais elles ne prennent pas la mesure des impacts indi­rects évo­qués et demeurent asso­ciées à une aug­men­ta­tion des mon­tants de l’aide. Or pour l’auteur, ces impacts indi­rects pro­blé­ma­tiques sont cor­ré­lés au poids de l’aide au sein de chaque pays : plus l’aide pèse finan­ciè­re­ment, ins­ti­tu­tion­nel­le­ment, humai­ne­ment, moins ses effets per­vers seront contrô­lables. L’amélioration de la qua­li­té de l’aide passe donc par une dimi­nu­tion de la quan­ti­té d’aide…

Biblio­gra­phie

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François Polet


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