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Tirs croisés sur l’aide. Quelques repères pour y voir clair
Un nombre important de travaux ont mis en évidence certains travers du « système de l’aide » qui minent son efficacité. Leurs recommandations, bien que pas nécessairement convergentes, ont à des degrés divers été acceptées et assimilées par les coopérations dans leurs efforts de réforme. Mais les récents engagements officiels à augmenter fortement les montants d’aide, notamment à l’Afrique, ont réveillé le scepticisme de ceux qui estiment que les pays pauvres sont avant tout « malades de l’aide ».
« Fermer les robinets de l’aide en cinq ans afin de sortir l’Afrique du piège de la dépendance à l’aide et l’amener à se brancher sur les circuits financiers et commerciaux qui l’aideront à décoller ». L’auteure de cette proposition radicale, Dambisa Moyo, jeune économiste zambienne de Goldman Sachs, a fait le tour des plateaux de télévision outre-Atlantique. Le magasine Times l’a classée parmi les cent personnalités les plus influentes de l’année 2009. Quatre ans après le G‑8 de Gleneagles, apogée de la campagne internationale pour une augmentation de l’aide publique aux pays pauvres, le phénomène « Dambisa Moyo » a mis la communauté du développement sur la défensive.
Si l’argumentaire avancé situe clairement la démarche dans la mouvance ultralibérale, l’écho donné aux thèses de Moyo traduit l’existence d’un malaise vis-à-vis de l’aide qui va au-delà des cercles conservateurs, pour toucher des milieux intellectuels et politiques à priori favorables à la solidarité internationale. Au Sud comme au Nord. C’est un inventaire des critiques adressées à l’aide et des arguments mobilisés par les « aid skeptics » que propose cet article.
L’efficacité de l’aide en question
Un retour en arrière est indispensable pour saisir les dynamiques intellectuelles et politiques qui animent cette montée en puissance des critiques de la coopération au développement. Car les controverses intellectuelles autour de l’aide — de son utilité, de ses performances, de sa raison d’être — émergent une vingtaine d’années avant la parution du bestseller de la trader zambienne.
Les années nonante ont été la décennie de la « fatigue de l’aide ». Alors qu’elles n’avaient cessé d’augmenter durant les trois décennies précédentes, les sommes que les pays industrialisés consacrent à l’aide publique au développement chutent durant cette période (62 milliards de dollars en 1992, 48 milliards en 1997, 53 milliards en 1999). Cette diminution des flux d’aide résulte pour une part du climat géopolitique de l’époque, dans lequel le financement généreux des pays « amis » sur le grand échiquier de la guerre froide perd sa raison d’être. Elle est aussi liée à l’émergence d’un doute, de plus en plus largement partagé, quant à l’«efficacité » de l’aide, c’est-à-dire quant à la traduction de ces transferts financiers en résultats concrets en termes de développement et d’amélioration des conditions de vie des populations.
« Does aid work ? », se demande dès 1985 Robert Cassen dans un rapport collectif commandité par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Si d’après les auteurs du rapport, l’aide « fonctionneglobalement », ils soulignent aussi le fait qu’une fraction substantielle de celle-ci « ne fonctionne pas », dans le sens où « soit elle a un rendement bas, soit elle périclite rapidement après sa réalisation, soit elle n’est jamais finalisée, soit elle a des effets objectivement préjudiciables » (Cassen et al., 1994). Des chercheurs de plus en plus nombreux s’engouffrent dans la brèche en questionnant le lien, supposé évident jusqu’alors, entre aide et croissance économique : « Les pays les plus largement aidés ces dernières années ne se portent pas nécessairement mieux sur le plan économique » (White, 1992 ; Boone, 1996).
Trois diagnostics en présence
Trois diagnostics — et trois voies de réformes correspondantes — se dégagent à la fin des années nonante face à ce constat du manque de « return » de l’aide. Les deux premiers sont surtout posés par des universitaires « mainstream » qui ont des responsabilités au sein des agences d’aide ou réalisent études et rapports pour ces dernières. Le troisième est davantage porté par des acteurs du Sud et du Nord extérieurs aux circuits de l’aide officielle (universitaires, ONG, mouvements sociaux, etc.).
Le premier diagnostic, que la Banque mondiale endosse dans Assessing Aid. What works, what doesn’t and why (1998), voit dans la faiblesse institutionnelle et le manque d’engagement des décideurs politiques vis-à-vis des « bonnes » politiques économiquesla cause première du manque d’efficacité de l’aide. Oui, l’aide « fonctionne » bel et bien, mais à condition d’opérer au sein d’environnements économiques et institutionnels gérés dans le sens de la « bonne gouvernance ». Or cette bonne gouvernance peut difficilement être impulsée de l’extérieur, en témoigne l’échec des conditionnalités économiques à entrainer les réformes souhaitées (« You can’t buy reforms »). Il appartient donc aux bailleurs de concentrer leur aide sur ces pays « authentiquement » engagés dans les réformes économiques (visant à créer un environnement « business friendly ») et institutionnelles (visant à remodeler l’administration dans le sens de la « gestion axée sur les résultats »).
Cette philosophie de la sélectivité guide le travail de plusieurs bailleurs de fonds importants depuis le tournant du millénaire. Afin de la rendre opérationalisable, la Banque mondiale a élaboré un instrument de mesure — le Country Policy and Institutional Assessment — dont les critères passent au crible l’action des pouvoirs publics nationaux afin de faire le tri, à l’heure de distribuer ses fonds, entre les pays où les aides seront bien utilisées et ceux où elles risquent d’être gaspillées[Au nombre de seize, ces indicateurs couvrent des domaines aussi diversifiés que la gestion macroéconomique, le respect des droits de propriété, la qualité de l’administration publique, l’égalité des genres, l’environnement, etc. . Quant au fonds « Millenium Challenge Account » lancé par l’administration Bush en janvier2004, il n’attribue son soutien financier qu’aux seuls pays pauvres dont il estime qu’ils sont suffisamment engagés vis-à-vis de trois grands principes — « Ruling Justly, Encouraging Economic Freedom, and Investing in People ».
Pour autant la philosophie méritocratique qui sous-tend la « sélectivité de l’aide » ne fait pas l’unanimité parmi les intervenants et les analystes. Notamment parce que, les pays aux institutions les moins efficientes étant généralement les plus pauvres, elle heurte de front le principe de justice redistributive selon lequel l’argent doit prioritairement aller aux populations les plus démunies.
Qui plus est, un autre diagnostic émerge vers la même époque qui situe la source principale du manque d’efficacité non pas dans les caractéristiques du pays receveur, mais dans les « effets pervers » du système de l’aide sur les États receveurs (Naudet, 1999 ; Berg, 2002). Sa complexité, la volatilité de ses flux, ses trop nombreux acteurs, leurs exigences technocratiques, la multiplicité de leurs objectifs et de leurs procédures qui s’imposent aux bénéficiaires (d’où l’expression « donor driven aid »), absorbent les ressources des administrations locales et sapent les efforts de formulation de politiques nationales cohérentes. La prédominance de l’approche projets en particulier pose problème. Sous- financées, les administrations nationales en sont réduites à courir après des projets formulés et contrôlés par les bailleurs de fonds en dehors de toute cohérence globale.
Il appartient donc d’abord aux bailleurs de fonds de réformer leurs manières de travailler afin de s’adapter aux caractéristiques des pays receveurs. Des modalités d’acheminement d’aide plus souples, coordonnées et davantage maitrisables par les bénéficiaires doivent être privilégiées. À l’instar de l’approche sectorielle, qui oblige les donateurs à envisager les problématiques à l’échelle nationale et pour l’ensemble d’un secteur (la santé ou l’agriculture) ou d’un sous-secteur (l’irrigation), au lieu de se limiter à financer un projet en particulier (la construction d’un hôpital ou la mise en place d’une coopérative de petits producteurs). Cette approche redonne « théoriquement » aux autorités nationales un rôle d’impulsion des politiques sectorielles et de coordination des donneurs.
Un troisième groupe d’acteurs/observateurs de l’aide — ONG, intellectuels progressistes, altermondialistes — adresse une critique plus politique à l’aide au développement. Dans la filiation des courants tiers-mondistes, celui-ci met en avant la realpolitik qui se cache derrière les discours officiels de la coopération. Si l’aide ne « fonctionne pas », c’est parce que les nations industrialisées qui la prodiguent ne visent pas tant à satisfaire les besoins du pays et des populations concernées qu’à promouvoir leurs propres intérêts commerciaux, géopolitiques, en termes d’approvisionnement en ressources naturelles, etc.
Pour les analystes critiques, cette instrumentalisation de l’aide par les donateurs se conjugue depuis les années quatre-vingt avec le renforcement d’une conditionnalité économique libérale régressive sur le plan du développement social. Les programmes d’ajustement structurel — censés dynamiser des économies engourdies, éliminer les « rentes de situation » dont bénéficie une minorité et générer des opportunités économiques pour la majorité pauvre — ont laminé la petite agriculture, démantelé les systèmes de soins de santé et d’éducation, fragilisé les droits des travailleurs.
Pour que l’aide soit plus efficace, il faut qu’elle abandonne cette fonction de courroie de transmission du consensus de Washington et qu’elle respecte le principe d’«autodétermination » des États du Sud en matière de choix de politique de développement. On l’aura noté, ce diagnostic est le pendant symétrique de celui de la Banque mondiale, qui estime que les réformes étaient globalement bien conçues, mais n’ont pas rencontré suffisamment d’adhésion de la part des élites locales.
Le retour en grâce de l’aide
Après une décennie de baisse continue des flux de l’aide internationale, un renversement de tendance s’esquisse au tournant du nouveau millénaire. L’adoption solennelle par les Nations unies, en 2000, des Objectifs du millénaire pour le développement signe la réhabilitation de l’aide au développement au niveau gouvernemental. La question du financement de la lutte contre la pauvreté retrouve progressivement une place en tête des priorités de la communauté internationale. Les montants consacrés à l’aide publique au développement par les pays de l’OCDE repartent à la hausse : 52 milliards de dollars en 2001, 58 milliards en 2002, 69 milliards en 2003.
Au-delà du scandale moral que constitue le maintien d’immenses poches de pauvreté, ce retour en grâce de l’aide internationale est indissociable des nouvelles vocations que les pays industrialisés assignent à l’aide à l’ère de la mondialisation des risques. Jean-Michel Severino [Ex-directeur général de l’Agence française de développement (avril 2002-avril 2010). et Olivier Charnoz la résument dans leur État des lieux de l’aide publique au développement (2009): « L’aide est devenue un instrument majeur de gestion de la mondialisation. [Elle] contribue particulièrement à répondre à quatre défis : gérer les biens publics mondiaux, insérer les pays pauvres dans la mondialisation, accompagner socialement la libéralisation des marchés, appuyer la résolution des conflits. » Côté étasunien, ce sont les aspects de sécurité nationale qui remettent l’aide à l’agenda. L’ex-directeur de l’USAID ne s’en cache pas : « À la différence de l’époque de la guerre froide, nous sommes maintenant davantage menacés par des États fragiles que par des États conquérants. Ouvrir le monde en développement aux opportunités économiques et élargir les rangs des États démocratiques sont maintenant des priorités vitales pour notre propre sécurité nationale » (Natsios, 2006).
Le mouvement de réhabilitation de l’aide internationale passe à la vitesse supérieure lors de la Conférence sur le financement du développement de Monterrey de 2002 — durant laquelle les gouvernements donateurs s’engagent à augmenter leurs efforts — et vire à l’engouement dans la période qui précède la réunion du G‑8 de Gleneagles en juillet2005. « Make Poverty History », une campagne portée par des centaines d’ONG et relayée par des célébrités internationales, mobilise des centaines de milliers de personnes en Europe et aux États-Unis en faveur d’une augmentation massive de l’aide à l’Afrique et aux pays pauvres. Dans la rue, dans les médias, dans les discours politiques, l’aide est à nouveau à la mode.
Début 2005, deux rapports renforcent les arguments des partisans d’une augmentation de l’aide. Le rapport du « Millenium Project » des Nations unies, coordonné par l’économiste Jeffrey Sachs, avance que la réalisation des Objectifs du millénaire exige des pays industrialisés qu’ils doublent les sommes qu’ils consacrent à l’aide au développement pour 2015 (« Doubling aid to halve poverty »). Le rapport de la Commission Blair pour l’Afrique invite la communauté des pays riches à tripler leur aide à l’Afrique pour 2015. Bien qu’ils ne soient pas à la hauteur des montants revendiqués par Blair, Bono et les ONG, les engagements finalement pris par les leadeurs des pays riches lors du G‑8 de Gleneagles confirment la tendance à la hausse des montants affectés à l’aide publique depuis le tournant du millénaire.
L’écueil des « capacités d’absorption »
Cette remobilisation gouvernementale en faveur de l’aide ne peut pour autant ignorer la vague de critiques qui s’est abattue sur son fonctionnement et ses performances les années précédentes. La nécessité de combiner augmentation des « quantités » et amélioration de la « qualité » de l’aideest devenue une formule incontournable des discours officiels sur l’aide, de George Bush à Charles Michel.
Le consensus de Monterrey adopté en 2002 à l’issue de la conférence des Nations unies sur le financement du développement s’efforce de synthétiser cette double attente. Ce faisant, il reprend à son compte les recommandations avancées par les deux premiers groupes de travaux critiques développés dans les années 1990, en s’adressant à la fois aux États bénéficiaires, priés d’appliquer despolitiques « rationnelles » et d’instaurer une bonne gouvernanceà tous les niveaux, et aux États donateurs, auxquels il est demandé d’adopter des modalités d’acheminement de l’aide davantage en phase avec les objectifs et les procédures des bénéficiaires. L’agenda de l’efficacité de l’aide lancé dans la foulée de la conférence de Monterrey amène bailleurs et récipiendaires à se retrouver à Rome (2003), Paris (2005) puis Accra (2008) afin de traduire en objectifs et indicateurs « vérifiables » ces engagements des uns et des autres à faire évoluer leurs pratiques dans le sens d’une plus grande efficacité.
Malgré ces engagements officiels sur le thème de l’efficacité, la perspective d’une hausse radicale des transferts financiers Nord-Sud est loin de faire l’unanimité au sein de la communauté des économistes du développement. Pour nombre de cadres de la Banque mondiale et du FMI, cette nouvelle orientation va à l’encontre des recommandations édictées par leurs propres institutions depuis une dizaine d’années. Elle procède d’une logique politique — voire émotionnelle, en témoigne le rôle des rock stars dans son avènement — bien davantage que d’une démarche « evidence based » qui tiendrait compte des conclusions des études scientifiques les plus reconnues par la profession, qui rejettent le lien de causalité entre aide et croissance.
Les préoccupations de ces économistes se concentrent sur la question des « capacités d’absorption » par les pays pauvres d’Afrique de cette hausse rapide des injections financières. Les administrations nationales, d’ores et déjà saturées, n’ont tout simplement pas les moyens humains et techniques de mettre en œuvre avec un minimum de transparence et d’efficacité les nouveaux projets et programmes qu’appellent ces financements. Elle dérange tant ceux qui désirent réformer les États aidés que ceux qui appellent à une réforme du système de l’aide (deux premiers discours critiques évoqués plus hauts).
Les aid skeptics contre-attaquent
Le nouvel enthousiasme officiel autour de l’aide suscite aussi des réactions plus tranchées, une sorte de radicalisation « en retour » d’un certain nombre d’observateurs et d’acteurs de l’aide, qui rejettent non seulement la décision d’augmenter l’aide, mais élargissent leur critique à l’idée même d’aide massive dans la durée. Cette poussée de scepticisme va au-delà de la frange de l’opinion publique traditionnellement réfractaire à l’idée de solidarité financière pour toucher des milieux intellectuels généralement bien disposés vis-à-vis de la solidarité internationale, mais de plus en plus soucieux face à la multiplicité de ses effets pervers. D’une certaine manière, ces prises de positions procèdent d’une radicalisation des conclusions du corpus d’études critiques sur l’efficacité de l’aide réalisées durant les années nonante (les trois diagnostics identifiés en début d’article). Ou d’un certain pessimisme : les carences identifiées — au sein des institutions aidées comme du système de l’aide — sont considérées comme insolubles, non réformables sans remise en question profonde du rôle et de l’influence du système d’aide.
La contre-offensive est d’abord le fait d’un certain nombre de faiseurs d’opinion étasuniens conservateurs, pour lesquels le scénario de l’augmentation de l’aide est d’autant plus difficile à avaler qu’il est avalisé par un président républicain, alors qu’il s’agit traditionnellement d’un cheval de bataille démocrate. Dans les mois qui suivent le G‑8 de Gleneagles, les fondations et think tanks conservateurs se déchainent pour dénoncer une aide qui non seulement n’atteint pas ses objectifs, mais fait plus de tort que de bien (« more harm than good ») aux populations pauvres. Et leurs porte-paroles de paraphraser un des pères de l’ultralibéralisme, Lord Peter Bauer, selon lequel « l’aide étrangère estune excellente méthode pour transférer de l’argent des gens pauvres des pays riches aux gens riches des pays pauvres ».
« Trade not aid »
Le raisonnement de base des aid skeptics néolibéraux est le même que les partisans de la sélectivité (premier diagnostic évoqué plus haut): la pauvreté est affaire de croissance économique et la croissance économique est affaire de politiques et d’institutions favorables aux affaires. Ils s’en écartent cependant en ce qu’ils considèrent que la focalisation des flux d’aide sur les « pays bien gouvernés » pourrait produire l’inverse de l’effet escompté : pervertir des institutions « qui fonctionnent » ou saper leur développement. Non seulement « You can’t buy reform », mais l’aide pourrait même avoir pour effet d’affaiblir ces réformes là où elles sont engagées.
Deux auteurs sont particulièrement représentatifs du scepticisme ultralibéral à l’endroit de l’aide au développement : la Zambienne Dambisa Moyo bien sûr, mais aussi et surtout William Easterly, ex-économiste à la Banque mondiale, professeur d’économie à la New York University et admirateur avoué de Friedrich von Hayeck. Dans The White Man’s Burden — Why the West’s efforts to aid the Rest have done so much ill and so little good (2006), William Easterly livre un réquisitoire sans concessions contre une bureaucratie de l’aide occidentale qui, vingt ans après la fin du soviétisme, procède toujours par objectifs, planset stratégies fixés centralement lorsqu’il s’agit de résoudre les problèmes des pauvres.
Comme l’ensemble des économistes, William Easterly estime que c’est l’exercice de la liberté économique — « le droit illimité de produire, de vendre et d’acheter » — qui fait prospérer les individus et les sociétés, au Sud comme au Nord. Mais en bon libertarien et à la différence des économistes mainstream, Easterly estime que les marchés, aussi indispensables soient-ils pour lutter contre la pauvreté, ne peuvent être imposés par les bailleurs de fonds ou tout autre intervenant extérieur, mais sont le résultat de processus endogènes complexes de construction d’institutions et de normes favorables au développement des marchés. Dans leur volonté de redessiner les économies des pays de l’Est et du Sud à l’image de l’économie américaine, les ajustements structurels sont donc à ranger dans la catégorie des grands projets modernisateurs utopistes qui les ont précédés.
Contrairement à Dambisa Moyo, Easterly n’appelle pas à mettre un terme à l’aide, mais à rompre avec les tendances bureaucratiques qui l’habitent depuis ses premières années. Aux « planificateurs », dont Jeffrey Sachs et Tony Blair sont les incarnations actuelles, William Easterly oppose les « expérimentateurs » (« searchers »). Les expérimentateurs sont ces agents qui travaillent au plus près des demandes des populations, qui procèdent par essais et approches successifs pour trouver des solutions modestes, graduelles, mais « qui marchent » plutôt que par application de « grands plans » prédéterminés, qui assument la responsabilité de leurs actions au lieu de proclamer des objectifs ambitieux, mais dont aucune institution n’est réellement responsable, etc.
Dans leur diversité, les « expérimentateurs » ont en commun de chercher à satisfaire concrètement les demandes spécifiques des populations, un peu comme une entreprise s’efforce au jour le jour de satisfaire ses consommateurs. De la diffusion du microcrédit par la Grameen Bank à cette entreprise indienne qui a vulgarisé le savon antibactérien parmi les pauvres, en passant par l’ONG Water Aid qui s’efforce de trouver des solutions ad hoc d’acheminement de l’eau dans les coins les plus isolés ou la diffusion par la Shell Foundation d’une approche par le marché pour résoudre les problèmes des pauvres, les exemples de success stories ne manquent pas qui prouvent selon William Easterly que l’aide bureaucratique n’est pas une fatalité.
Dans la même veine, mais à l’aide d’une argumentation nettement moins construite, Dambisa Moyo (L’aide fatale. Les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, 2009) élève l’aide au développement au rang de cause principale, voire unique, des fléaux que connait le continent africain. Non seulement l’aide « ne marche pas », ce que démontrent les travaux d’économétrie qui constatent l’absence de lien entre aide et croissance, mais elle est « malfaisante ». L’essentiel de la critique de Moyo consiste en une reprise unilatérale de critiques formulées par d’autres avant elle en des termes plus nuancés : l’aide alimente la corruption des élites qui à son tour fait fuir les investisseurs, ce qui tue la croissance ; l’aide affaiblit la société civile et le capital social ; l’aide fomente les conflits (sic!) du fait de la compétition qui nait pour le contrôle de ses ressources ; l’aide réduit l’épargne et l’investissement, etc.
Pour sortir l’Afrique de l’impasse, une solution radicale : fermer graduellement en cinq ans le robinet de l’aide et le remplacer par le recours à une panoplie d’alternatives financières basées sur le marché. Parmi celles-ci : les marchés internationaux de capitaux privés, les investissements privés de l’étranger, le commerce avec la Chine, le micro-crédit, les versements de l’étranger et l’épargne nationale. L’ensemble de la démonstration de Moyo repose sur l’idée que le retrait de l’aide entrainera immanquablement l’auto-ajustement des structures économiques locales et le décollage de la croissance. Thèse radicale, mais peu convaincante au-delà des milieux allergiques à l’idée de justice redistributive (milieux enchantés, soit dit en passant, de voir leurs thèses portées par une ambassadrice aussi légitime — femme et africaine).
« Subordonner l’aide au projet national »
L’ouvrage de Dambisa Moyo présente par ailleurs des similitudes étonnantes avec une publication récente d’un autre Africain, Yash Tandon (En finir avec la dépendance à l’aide, 2009). L’une et l’autre diagnostiquent une même situation de « dépendance » des gouvernements africains à l’aide étrangère, qu’ils assimilent à une situation de dépendance à une drogue dont on ne peut plus se passer et qui, dans la durée, a des impacts psychologiques redoutables : « insouciance » (Moyo), « sentiment inadéquat de ses responsabilités » (Tandon) face aux enjeux du développement, quand « il y a toujours des donateurs aux alentours qui peuvent fournir les fonds nécessaires » (Tandon) et quand « l’aide apparait comme un revenu permanent » (Moyo). Un même sentiment de perte de dignité transparait dans le constat d’une Afrique « administrée par des étrangers » (Moyo), qui amène les deux auteurs à appeler de leurs vœux une nouvelle indépendance pour l’Afrique.
Tout oppose cependant les deux ouvrages à l’heure d’analyser les ressorts de l’aide et les mesures à prendre pour s’en émanciper. Pour Yash Tandon, l’aide est un levier utilisé par le Nord pour insérer désavantageusement le Sud dans la mondialisation néolibérale, quand pour Moyo, l’aide sert d’abord les intérêts des milliers de gens travaillant dans l’«industrie de l’aide » et soulage la conscience des électeurs progressistes au Nord. Pour le premier, l’aide a « livré » les pays du Sud aux forces du capital internationalisé, pour la deuxième l’aide a tenu ces mêmes pays à l’écart des bienfaits des marchés de capitaux.
Yash Tandon reprend donc le troisième diagnostic évoqué plus haut (la critique progressiste/tiers-mondiste de l’aide), dont il accentue les conclusions. L’alternative à la dépendance à l’aide passe par la « reprise du projet national », qui vise à garantir aux pays du Sud la maitrise des grandes décisions concernant leur développement. Dans la tradition de l’école de la dépendance (dont une figure éminente, Samir Amin, signe la préface du livre), la démarche proposée consiste à réorganiser l’ensemble du développement économique autour d’objectifs nationaux définis de manière démocratique et indépendamment des diktats des agences internationales et des donateurs. Cette réorientation vers un développement endogèneexige notamment de redonner la primauté au marché intérieur, contre la stratégie de croissance fondée sur les exportations, de réduire les dépenses externes, de se détourner des capitaux étrangers, de ne pas baser la croissance sur le seul secteur privé, de renationaliser un certain nombre d’activités économiques, etc.
Yash Tandon ne rejette cependant pas l’idée d’aide étrangère, mais pour être acceptable, celle-ci doit être « remise à sa place », être subordonnée aux objectifs de développement nationaux et renforcer l’indépendance économique des pays du Sud vis-à-vis des intérêts impérialistes. Cette redéfinition de l’aide exige par ailleurs de donner un nouveau cadre institutionnel au débat sur l’aide : celui-ci ne peut plus longtemps être mené au sein d’institutions internationales (Banque mondiale, FMI, OCDE) dominées par le Nord, mais doit être replacé dans les organes des Nations unies, au sein desquelles les pays du Sud ont davantage voix au chapitre.
Les propos de Tandon s’inscrivent dans un courant d’opinion qui a de fait regagné pas mal de terrain au sein des cercles intellectuels d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie. L’arrogance des technocrates des institutions internationales et des coopérants n’est plus tolérable face à l’absence de résultats des prescriptions libérales assénées depuis vingt ans. D’autant que l’arrivée de donateurs émergents ouvre de nouvelles opportunités de coopération, moins contraignantes et moins vexantes, et qu’un modèle de développement « à l’asiatique » se profile comme alternative à la « bonne gouvernance » à l’occidentale.
« Moins d’aide, mieux d’aide »
La lecture critique la plus interpelante de l’aide publique massive est d’après nous formulée dans l’ouvrage The trouble with aid. Why less could be more for Africa, de Jonathan Glennie. Cettepublication montre que le doute quant au bienfait global de l’aide s’est dernièrement insinué au sein des milieux traditionnellement les plus favorables à la solidarité financière internationale. Son auteur, Jonathan Glennie est lui-même issu du monde des charities britanniques et a longtemps milité pour une augmentation de l’aide publique. C’est au contact d’acteurs sociaux africains (ONG, syndicats, mouvements sociaux) pessimistes quant à l’impact des transferts financiers sur leurs propres sociétés qu’il a été amené à mettre en doute l’idée suivant laquelle « plus on enverra de l’aide, moins il y aura de pauvreté ».
Jonathan Glennie entend se démarquer des répertoires des « aid optimists » et « aid pessimists », qui « utilisent les données de manière sélective pour soutenir ou disqualifier l’aide », et défend une approche « réaliste » de l’aide, qui prenne du recul et embrasse l’ensemble de ses impacts sur les sociétés bénéficiaires — « the bigger picture ». En effet, les impacts de l’aide sont non seulement « directs » — nombre d’enfants vaccinés, de cadres formés, de kilomètres de route construites, etc. —, mais également « indirects », ce que la majorité des acteurs de l’aide semblent négliger, tout occupés qu’ils sont à mesurer la réussite de « leur » projet eu égard à « leurs » objectifs.
Les impacts indirects problématiques relevés par Glennie renvoient essentiellement aux deuxième et troisième diagnostics énoncés dès les années nonante. Il y a, d’une part, les mesures économiques libérales, à l’adoption desquelles les transferts financiers gouvernementaux sont conditionnés — l’auteur reprend ici la cohorte de reproches adressée de longue date aux institutions internationales par les secteurs progressistes. Or plus l’aide pèse dans le budget national, moins les gouvernements récipiendaires ont des marges pour négocier cette conditionnalité.
Mais il y a aussi et surtout, et c’est ici que réside l’innovation vis-à-vis du discours progressiste sur la coopération internationale, une reconnaissance des effets problématiques de l’aide sur les institutions du pays bénéficiaire. Effets destructeurs sur la capacité des États, du fait de l’omniprésence de donateurs qui court-circuitent les processus institutionnels locaux pour mieux imposer leurs priorités, leurs méthodes, leur rythme. Disqualifiés par les « assistants techniques » et autres experts internationaux, les hommes politiques et cadres locaux ont progressivement abdiqué leurs prérogatives en matière de conception et de mise en œuvre des politiques publiques. La conformité aux préférences des bailleurs, en vue de maximiser les flux d’aide, a remplacé la réflexion stratégique sur le développement. Une réalité qu’illustre cette terrible confession d’un leadeur de la société civile nigérienne : « Nous sommes devenus des “économies de l’aide”: nous ne savons plus comment réfléchir par nous-mêmes aux solutions que nous devrions mettre en place dans nos pays. »
Effets nocifs sur la démocratisation des régimes également. Bien que les coopérations aient dépensé d’immenses sommes pour consolider les parlements ou mettre en place des processus de consultations, les pressions qu’elles exercent simultanément sur les gouvernements pour qu’ils adoptent les « bonnes » politiques ont pour effet de dévaloriser ces mêmes institutions démocratiques. Obnubilés par les ressources de l’aide qui leur permettent de se maintenir au pouvoir, les gouvernements sont davantage sensibles aux attentes des bailleurs de fond qu’à celles de leur propre population. Et le sentiment que les choses importantes se décident de toute façon à huis clos entre gouvernements et donneurs n’est pas de nature à renforcer les convictions démocratiques au sein de la population. Au grand dam de la société civile locale.
On l’aura compris, pour Jonathan Glennie, la portée des effets pervers « indirects » du régime actuel de l’aide outrepasse celle de ses effets directs positifs. Le bilan est globalement négatif pour les pays africains massivement aidés dans la durée. Les réformes du système promues dans le cadre de l’agenda de l’efficacité sont intéressantes, mais elles ne prennent pas la mesure des impacts indirects évoqués et demeurent associées à une augmentation des montants de l’aide. Or pour l’auteur, ces impacts indirects problématiques sont corrélés au poids de l’aide au sein de chaque pays : plus l’aide pèse financièrement, institutionnellement, humainement, moins ses effets pervers seront contrôlables. L’amélioration de la qualité de l’aide passe donc par une diminution de la quantité d’aide…
Bibliographie
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