Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Théâtre. Des héros, mise en scène de Wajdi Mouawad

Numéro 3 mars 2014 par Joëlle Kwaschin

février 2014

Le grand roman­cier, met­teur en scène, plas­ti­cien et comé­dien qué­bé­cois, Waj­di Moua­wad a enta­mé en 2011 une œuvre de grande ampleur : mon­ter l’intégrale de Sophocle, soit les sept tra­gé­dies qui ont été conser­vées. Après la tri­lo­gie Des Femmes (Les Tra­chi­niennes, Anti­gone et Électre) mon­trée à Avi­gnon en 2011, Des héros reprend Ajax [Caba­ret] et Œdipe Roi. Des […]

Le grand roman­cier, met­teur en scène, plas­ti­cien et comé­dien qué­bé­cois, Waj­di Moua­wad a enta­mé en 2011 une œuvre de grande ampleur : mon­ter l’intégrale de Sophocle, soit les sept tra­gé­dies qui ont été conser­vées. Après la tri­lo­gie Des Femmes (Les Tra­chi­niennes, Anti­gone et Électre) mon­trée à Avi­gnon en 20111, Des héros reprend Ajax [Caba­ret] et Œdipe Roi. Des mou­rants (Phi­loc­tète et Œdipe à Colone) clô­tu­re­ront le cycle au prin­temps 2015. On peut déjà se lécher les babines puisque l’année pro­chaine, dans le cadre de Mons, capi­tale euro­péenne de la culture, on ver­ra tout le cycle, ce qui repré­sen­te­ra douze heures de spectacle.

De fragiles destins

La musique et la voix de Ber­trand Can­tat magni­fiaient le chœur des Tra­chi­niennes et d’Anti­gone, mais la polé­mique avait été rude, et ce choix dure­ment repro­ché au met­teur en scène2. Depuis qu’il crée, Moua­wad s’affronte à la vio­lence du monde, celle du pays d’enfance, le Liban — « on ne peut pas pré­su­mer de soi », dit-il, qui sait si ses parents ne s’étaient pas exi­lés ce qu’il serait deve­nu, peut-être membre des Pha­langes liba­naises res­pon­sables des mas­sacres de Sabra et Cha­ti­la ?… Au début d’Ajax, par vidéo inter­po­sée, il revient sur l’ébranlement subi en rai­son de son sou­tien à Can­tat libé­ré, meur­tris­sure qui fait doré­na­vant par­tie de lui-même et jus­ti­fie son choix de mon­ter Ajax à la manière d’un caba­ret mêlant bur­lesque et tra­gé­die, y com­pris contem­po­rain. Un vieux tran­sis­tor, une télé­vi­sion, un ordi­na­teur, un smart­phone, une pile de jour­naux liba­nais sont les bate­leurs qui racontent la tra­gé­die d’Ajax. Entre accents qué­bé­cois et liba­nais outran­ciers, tous joués par Moua­wad avec le mau­vais gout raco­leur des médias, les ani­ma­teurs retracent le des­tin d’Ajax (pas celui du foot­ball ni du pro­duit de net­toyage, celui de Sophocle).

Waj­di Moua­wad a lar­ge­ment revu le texte, y insé­rant des pas­sages d’Homère, et sur­tout une réflexion sur son propre pas­sé, ce qui le contraint de s’immerger phy­si­que­ment dans le jeu. Sur l’écran, il est Ajax deve­nu fou, chien qui aboie et bave lon­gue­ment, moment qui sus­cite le malaise chez le spec­ta­teur… Il joue Ajax de tout son corps, lavé à grande eau par le reste des comé­diens à l’aide d’un net­toyeur à haute pres­sion, comme un immi­gré à Lam­pe­du­sa. Comme dans Seuls, un pré­cé­dent solo, la pein­ture faite ou défaite sur scène habille les corps et les décors. À la dif­fé­rence d’Œdipe Roi où l’humour est inexis­tant, le caba­ret mélange farce et émo­tion. Il y retrouve les « gestes de l’évidence de la joie », ceux de la gra­vi­té aus­si, celle de l’enfant bat­tu par le père — mais ce n’était pas un homme méchant, dit-il —, qui s’évade de la bru­ta­li­té des coups en s’accrochant à un coquillage retrou­vé au fond de sa poche. La joie sereine d’un autre fils, Fran­çais né en Algé­rie, qui se sou­vient avec recon­nais­sance de la digne pas­sa­tion de pou­voir que son père, maire d’un vil­lage algé­rien, effec­tua lors de l’Indépendance, dit aus­si qu’il y a des défaites qui sont comme des vic­toires parce que la vio­lence n’a pas vain­cu, à la dif­fé­rence des héros de Sophocle.

Sur le fil du tragique

Depuis ses tout pre­miers spec­tacles, Moua­wad équi­libre bon­heur et souf­france, évoque la bar­ba­rie du pou­voir, la folie col­lec­tive, tisse le fil de la trans­mis­sion, des rap­ports au père ou à la mère et convoque les figures d’enfance. Dans Lit­to­ral, un che­va­lier de la Table ronde, com­pa­gnon ima­gi­naire de l’enfant, l’accompagnait adulte tan­dis que dans Ajax, c’est un per­son­nage de Star Trek, image de la force brute, qui sur­git tout armé et casqué…

Chez Sophocle, dit Moua­wad, le « tra­gique tombe sur celui qui, aveu­glé par lui-même, ne voit pas sa déme­sure ». Les héros sont confron­tés à leur excès, Ajax, celui de sa puis­sance phy­sique qui devient folie, Œdipe, celui de la puis­sance de son rai­son­ne­ment, où il s’obstine à voir l’instrument du sau­ve­tage de Thèbes en proie à la peste, mélange de volon­té for­ce­née de savoir et de déni. C’est leur aveu­gle­ment à ce qu’ils sont, l’hybris qui cause leur perte, méta­phore, selon Moua­wad, d’un monde confiant dans le pro­grès tech­no­lo­gique infi­ni. Au mépris des conseils de pru­dence, Œdipe qui veut résoudre l’énigme fonce tête bais­sée dans le mal­heur. Ajax et Œdipe, comme des puis­sants contem­po­rains média­ti­sés avec jouis­sance, tombent avec une vio­lence inouïe.

Le droit à l’indifférence

Deux dis­po­si­tifs scé­niques très dif­fé­rents pour ces deux pièces : Œdipe Roi) est mis en scène de manière clas­sique, dans une atmo­sphère cré­pus­cu­laire, la scène cou­pée en deux par un immense pan­neau métal­lique noir, dont la pein­ture au fil de la pro­gres­sion du dévoi­le­ment du cou­pable, fond et se délite, tom­bant à terre en grands lam­beaux. La sobrié­té est ici tout entière au ser­vice du texte. En contre­point, dans son ori­gi­na­li­té, Ajax a sans doute décon­cer­té une par­tie du public du ravis­sant théâtre à l’italienne de Namur, or et velours rouge. Mon­té de manière bur­lesque et tra­gique, le spec­tacle dyna­mite sans cesse les codes de la tra­gé­die, ceux d’un théâtre solen­nel et se gausse du lyrisme conve­nu qui resur­git pour­tant rafrai­chi notam­ment grâce aux res­sources de la tech­nique : Ajax se bat contre une ombre chi­noise sty­li­sée comme une figure de céra­mique grecque ; l’insupportable fait irrup­tion lorsque défilent sur l’écran les images des morts du Liban.

C’est pour­tant dans ces deux faces com­plé­men­taires que le tra­vail de Waj­di Moua­wad trouve sa force d’interrogation. Face à la vio­lence, la seule réponse serait une manière d’indifférence posi­tive. Cette étrange pro­po­si­tion qui clôt le spec­tacle doit peut-être être enten­due comme celle qu’il reven­dique pour les jeunes : ne pas devoir endos­ser les luttes des pères. Serait-ce à cela que Moua­wad songe avec un sou­rire dont on ne sait s’il est ami­cal, taquin ou moqueur ?

  1. « Avi­gnon 2011 », La Revue nou­velle, octobre 2011.
  2. Waj­di Moua­wad, « Aimée, ma petite ché­rie », belle lettre à sa fille où il lui explique pour­quoi il se tient aux côtés de Can­tat, http://bit.ly/MQS41s.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie