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The history of Emotions. An Introduction, de Jan Plampe
Les émotions sont-elles universelles ou bien sont-elles des constructions sociales ? Constituent-elles l’opposé de la raison ou entrent-elles en symbiose avec elle ? Sont-elles de pures réactions à des phénomènes externes ou bien passent-elles par le filtre d’une perception interne, elle-même modelée par la mémoire d’expériences passées et/ou l’acquisition de normes ? D’où vient l’intérêt actuel, particulièrement en histoire, […]
Les émotions sont-elles universelles ou bien sont-elles des constructions sociales ? Constituent-elles l’opposé de la raison ou entrent-elles en symbiose avec elle ? Sont-elles de pures réactions à des phénomènes externes ou bien passent-elles par le filtre d’une perception interne, elle-même modelée par la mémoire d’expériences passées et/ou l’acquisition de normes ? D’où vient l’intérêt actuel, particulièrement en histoire, en psychologie et dans les neurosciences, pour ces formes souvent non verbales de l’expression humaine ?
Tels sont divers aspects abordés par le livre de Jan Plamper, qui se veut une synthèse exhaustive sur le sujet. Il a été initialement rédigé en allemand sous le titre Geschichte und Gefühl. Grundlagen der Emotionsgeschichte1. La version anglaise aux presses universitaires de l’université d’Oxford, au titre plus sobre, L’histoire des émotions. Une introduction, lui donne accès à une audience plus large, anglo-saxonne, mais aussi francophone.
La question centrale porte sur la fécondité des sciences du vivant (psychologie et neurosciences) pour la recherche historique s’intéressant aux émotions. Avant d’y répondre, l’auteur offre un panorama impressionnant des études en philosophie, en histoire, en anthropologie et en ethnologie, en psychologie et dans les neurosciences sur cette dimension de l’humain qui a souvent été négligée au profit d’autres thématiques comme la rationalité, le progrès, les structures au fondement de la société, etc.
Cela dit, ce panorama réalise, pour l’essentiel, un tour d’horizon des publications de chercheurs allemands ou américains. Qu’on ne s’attend pas à y trouver une synthèse de travaux français ou belges, comme ceux du psychologue social Bernard Rimé, professeur émérite de l’université catholique de Louvain, auteur notamment d’un ouvrage clef dans le domaine Le partage social des émotions2. En effet, l’historien qu’est Jan Plamper est le plus à l’aise, sur le plan théorique dans deux aires culturelles : né en Allemagne en 1970, il a suivi sa formation dans ce pays (où il a réalisé plusieurs séjours de recherches par la suite) et sur la côte est des États-Unis à l’université Brandeis. Aujourd’hui, il enseigne à la Goldsmiths University of London. Il s’est spécialisé en histoire de la Russie, pays formant la troisième aire culturelle qui lui est familière, principalement comme domaine d’application, et en histoire des émotions. Sa thèse de doctorat porte sur le culte de Staline : The Stalin Cult : A Study in the Alchemy of Powe3. Actuellement, il travaille sur la peur chez les soldats russes pendant la Grande Guerre et s’intéresse également à l’histoire sensorielle de la Révolution russe.
La synthèse sur l’histoire des émotions se divise en quatre chapitres. Le premier propose un survol historiographique de l’attention portée aux émotions de la Grèce antique aux philosophes et historiens des XIXe et XXe siècles. Le second chapitre passe en revue les travaux en anthropologie et en ethnographie montrant que les émotions sont un phénomène culturel relatif, variant selon les sociétés et dans l’espace et le temps. Le troisième chapitre présente le point de vue de la psychologie expérimentale et des neurosciences sur les émotions comme réalité inscrite dans le corps humain et donnée universelle. Enfin, le quatrième chapitre, davantage réflexif et méthodologique que descriptif, synthétique et critique comme les précédents, propose des pistes de recherche pour l’étude des émotions en histoire.
L’étude des émotions depuis le XIXe siècle se répartit principalement autour de deux pôles : d’un côté, les théories socioconstructivistes pour lesquelles les émotions font l’objet d’un apprentissage et évoluent en fonction des contextes sociétaux et historiques ; de l’autre, les théories universalistes qui mettent en avant l’intemporalité et l’universalité des émotions. C’est à suivre le dialogue transdisciplinaire entre ces deux pôles, établi par l’auteur, que la lecture de ce livre nous invite. Plamper estime, en effet, que ces deux traditions scientifiques ont à apprendre l’une de l’autre et que les chercheurs en sciences humaines peuvent tirer des enseignements intéressants des travaux en psychologie et en neurosciences, et vice versa.
Pour présenter les axes d’un ouvrage qui entre dans la catégorie des synthèses ou métaréflexions sur différents domaines de recherche, plusieurs voies sont possibles. La première de nature critique vise à discuter les mérites d’un tel ouvrage, à relever les qualités et les défauts des points de vue exprimés par l’auteur, à cerner la pertinence et l’exhaustivité du tour d’horizon proposé sans entrer dans le détail des nombreuses théories présentées. La seconde voie est davantage illustrative. Mettant en évidence les aspects centraux abordés dans l’ouvrage, elle leur donne chair en faisant part des résultats de certaines recherches : l’ihuma ou le contrôle des émotions chez les Esquimaux, la colère chez les IIongots assouvie sous la forme d’une chasse visant la décapitation d’hommes d’un autre village, le livre de Darwin The Expression of the Emotions in Man and Animals (1872) comme pierre d’achoppement entre l’interprétation universaliste et l’interprétation social-constructiviste qui en a été donnée, la théorie des six émotions de base établie par Ekman, etc. Une troisième voie consiste à prendre un point de vue médian entre une perspective de critique scientifique et une autre de synthèse de nature essentiellement informative. C’est cette dernière voie que j’emprunte toutes proportions gardées pour la lecture de l’histoire des émotions de Plamper.
La reconstruction historiographique de l’histoire des émotions l’envisage sur le long terme : sont ainsi évoquées rapidement les œuvres de Thucydide, d’Aristote, de Platon, de Galien, de Thomas d’Aquin, de Descartes, de Hobbes, de Spinoza, de Rousseau, de Schopenhauer, de Kierkegaard, de Nietzsche, de Heidegger et de Sartre. Quant à l’historien français Lucien Febvre, l’historien néerlandais Johann Huizinga et le sociologue allemand Norbert Elias, ils bénéficient tous les trois d’une mention spéciale pour l’intérêt qu’ils ont porté au début du XXe siècle à la sensibilité et aux affects dans l’histoire, partageant de surcroit la croyance moderne en une maitrise accrue de l’expression des émotions au cours des siècles. Une des étapes dans la recherche historique sur les émotions est franchie par Peter Stearns, fondateur du Journal of Social History, et Carole Zisowitz-Stearns, historienne et psychiatre, qui ont mis en évidence l’importance de distinguer entre le vécu émotionnel individuel et les normes émotionnelles en vigueur dans une société. Les années 1990 voient un intérêt grandissant pour des objets tels que la peur ou la notion d’honneur, comme chez Jean Delumeau4 ou William Reddy, le premier à intégrer la psychologie cognitive dans ses réflexions historiques5. C’est dans ces années-là que Barbara Rosenwein, médiéviste, spécialiste de l’ordre clunisien, affine ses recherches qui la mèneront à proposer un concept fructueux pour les études historiques sur les émotions, celui de communautés émotionnelles, à savoir de modes d’expression des émotions liés à des groupes sociaux différents. En 2001 paraît un des livres majeurs de Reddy, The Navigation of Feeling : A Framework for the History of Emotions6, au moment même où les attentats du 11 septembre 2001 frappent les États-Unis. Non seulement cet évènement majeur a, selon Plamper, accéléré une modification du vocabulaire (le terme « état émotionnel » a remplacé ceux d’«état mental » ou d’«état psychique » utilisés auparavant), mais il constitue surtout un tournant dans la recherche scientifique en général avec l’essor des sciences du vivant et dans l’histoire des émotions en particulier qui a vu le nombre d’études exploser. Ces dernières tournent définitivement le dos au poststructuralisme ou cultural turn comme analyse d’un signifiant particulier pour prendre en compte la réalité, à savoir le corps et les émotions. Exit le linguistic turn focalisé sur le discours pour faire place à l’emotional turn centré sur les affects : haine, peur, joie…
Ce premier chapitre n’est pas la partie la plus intéressante de l’ouvrage. Il apparait fort réducteur dans la présentation de la pensée des auteurs et manque quelque peu de cohérence. De surcroit, Plamper omet certains auteurs récents de langue allemande, tels la médiéviste Annette Gerok-Reiter, professeur à l’université de Tübingen, dont les recherches portent sur la peur et l’horreur au Moyen Âge.
En ce qui concerne les domaines de l’anthropologie et de l’ethnologie, Plamper montre non seulement l’impact de grands auteurs tels que Durkheim, Lévi-Strauss, Turner, Malinowski et Mead, mais il passe surtout en revue une série d’études de cas, réalisées par des auteurs anglo-saxons depuis les années 1990. Son intention ici est d’illustrer en quoi consiste le social-constructivisme qui est la position dominante en anthropologie/ethnologie, affirmant le caractère relatif de chaque culture et montrant la diversité des vécus et des normes émotionnelles. Ce chapitre participe de l’argumentation fondamentale du livre en ce qu’il développe le pôle des émotions comme constructions sociales, ces dernières sont donc fondamentalement diverses. Il répond également à une nécessité scientifique interne, à savoir la dette de l’historiographie envers l’ethnologie, pionnière dans le champ d’investigation des émotions depuis les années 1970. C’est ainsi que l’on voyage, avec Jean Briggs, chez les Esquimaux incapables de colère car ils ont banni de leur culture cette forme extrême d’expression des affects ou, avec Michelle Rosaldo, chez les Ilongots, tribu philippine qui, avant sa christianisation, exerçait la décapitation comme manière de soulager les « cœurs lourds ». Plamper indique ensuite l’ouverture de l’ethnologie non seulement à la dimension biologique universelle du corps humain à partir des années 1990, mais aussi à l’affirmation d’une sémantique culturelle universelle, comme chez Anna Wierzbicka, portant sur les structures du langage en ce compris l’expression des émotions. Certains ethnolinguistes rejoignent ainsi le psychologue Paul Ekman sur l’existence d’émotions de base (joie, colère, dégout, peur, mépris, tristesse et surprise), qui seraient présentes dans toutes les cultures malgré des formes d’expression variées.
Les sciences du vivant, qui désignent chez Plamper principalement la psychologie cognitive ou sociale et les neurosciences, sont actuellement à la pointe de l’étude des émotions. Elles constituent le pôle universel de la démonstration, ces sciences étant fondées sur le principe de l’unité psychique de l’humain. Ce chapitre convoque, à l’instar des précédents, de nombreuses théories comme celle d’Ekman, déjà mentionnée, ainsi que les auteurs classiques comme Charles Darwin ou le psychologue Wilhelm Wundt, mais aussi d’autres points de vue issus des neurosciences permettant de visualiser l’activité cérébrale liée aux émotions. Une des lignes majeures en psychologie distingue les théories behaviouristes qui interprètent les émotions comme étant des affects, autrement dit des réactions corporelles à des stimulis extérieurs, et les théories évaluatives (appraisal-school) pour lesquelles chaque émotion inclut une dimension d’évaluation. C’est cette dernière école qui s’est imposée dans les années 1980 avec la revue Cognition and Emotion. Dans les neurosciences, une ligne de fracture apparait également entre l’hypothèse de la stabilité du fonctionnement cérébral et celle de sa plasticité.
Si Plamper se met à la hauteur des avancées de la recherche dans chacun des domaines évoqués (histoire, anthropologie/ethnologie, psychologie et neurosciences), il adopte, malgré tout, une posture d’historien cherchant à établir des généalogies entre les auteurs et les écoles. Ce faisant, il fournit divers conseils méthodologiques, allant de la question des sources à partir desquelles étudier les émotions à celle des concepts pouvant être mis en œuvre en passant par l’injonction à lire des ouvrages et des articles sur des thèmes spécifiques en psychologie et en neurosciences et à ne pas se contenter d’aperçus généraux ou de livres de vulgarisation. En effet, le public visé par cet ouvrage est d’abord un public d’historiens.
Enfin, le dernier chapitre quitte le genre du bilan pour proposer quelques pistes de recherche. Pour ce faire, Plamper s’appuie sur plusieurs auteurs qui travaillent de manière transdisciplinaire, empruntant leurs outils à la fois aux sciences humaines (histoire, anthropologie, sociologie) et aux sciences du vivant, tels William Reddy, déjà mentionné, qui vise à articuler régimes émotionnels (comme ensemble de normes et de pratiques culturelles) et régimes politiques et sociaux, en s’appuyant sur l’histoire de la société française et de ses bouleversements aux XVIIIe et XIXe siècles. Ensuite, il passe en revue différents courants historiographiques (histoire de la politique, du droit, de l’économie et des médias ainsi que l’histoire des mouvements sociaux) afin de montrer comment y intégrer la dimension émotionnelle. À cet égard deux exemples parlants : le premier concerne les motivations de l’engouement marxiste dans la jeunesse universitaire occidentale et nord-américaine des années 1960 – 1970. Selon Plamper, à l’explication rationnelle par l’influence des textes s’ajoute nécessairement une dimension co-émotionnelle ou co-affective, émanant d’un sentiment diffus d’injustice et de colère éprouvé à l’époque pour diverses raisons (hiérarchisation sociale, rejet des valeurs capitalistes, guerre du Vietnam…). Le second vient de l’étude de Deborah Gould sur les manifestations gays et lesbiennes dans les années 1980 aux États-Unis et ayant conduit à la création du groupe ACT-UP visant à attirer l’attention de la société et des autorités sur les décès en nombre liés au sida. La création de ce groupe ne se réduit pas, selon l’auteure, à une lecture politique : intérêts pragmatiques visant la constitution d’un groupe de pression pour faire valoir ses droits, mais s’explique par les émotions, suscitées par la situation catastrophique, tant chez les activistes que chez ceux à qui ils s’adressaient. Il s’agit donc, dans ce cas, de prendre en compte les processus émotionnels qui ont présidé à l’émergence de ce mouvement et à sa reconnaissance, qui permettent d’évaluer correctement son impact sociétal.
Les lignes qui précédent ne donnent qu’un aperçu limité de l’ouvrage de Plamper qui comporte près de cinq-cents pages accompagnées de quelques illustrations. S’il a été conçu comme une fabrique d’outils pour l’historien, le sociologue, l’anthropologue ou l’ethnologue, le psychologue, le scientifique et le quidam y trouveront également de quoi nourrir leur curiosité, étant donné la diversité des études et des théories présentées avec force citations : un parti pris délibéré afin de donner la parole aux auteurs. Cette lecture est donc profitable à plus d’un titre ; elle est tantôt ardue (notamment en raison de certains raccourcis ou du caractère touffu du texte par endroits), tantôt passionnante, car elle ouvre la porte à des univers scientifiques et des champs spatiaux et temporels très variés.
- Histoire et émotion. Fondements de l’histoire des émotions.
- B. Rimé, Le partage social des émotions, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
- Yale University Press, 2012
- Son livre sur la peur en Occident date de 1978. Il est suivi par de nombreuses publications portant sur le fait religieux et les émotions qu’il charrie.
- The Invisible Code : Honor and Sentiment in Postrevolutionary France, 1815 – 1848, Berkeley, University of California Press, 1997.
- New York, Cambridge University Press, 2001.